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Psychanalyse et liberté académique au Brésil et en France

Mirka Mesquita, Karla Patricia Holanda Martins, Camila Santos Lima Fonteles et Daniel Kupermann

Résumés

Face à la recrudescence d’un mouvement antipsychanalytique qui remet en cause ses bases théorico-cliniques et son appartenance aux mondes scientifique et universitaire, se pose la question de la liberté académique des enseignants-chercheurs en psychologie, dont l’orientation conceptuelle et méthodologique est psychanalytique. Cette étude comparative entre les expériences vécues par des enseignants-chercheurs brésiliens et français cherche à identifier les principaux arguments des critiques hostiles à la psychanalyse et les influences socioculturelles, économiques et politiques qui pèsent sur leur liberté académique.

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Texte intégral

1Le Brésil et la France partagent un fort intérêt pour le savoir psychanalytique. La constance des échanges entre les enseignants-chercheurs (EC) d’orientation psychanalytique contribue à définir les contours de sa place au sein de l’université dans ces deux pays.

2Depuis quelques années, une recrudescence du mouvement anti-psychanalyse se déploie sur les deux rives de l’Atlantique. La psychanalyse est contestée à la fois par des académiciens qui remettent en cause sa légitimité scientifique ainsi que des citoyens et des associations engagés dans des causes comme le féminisme et l’autisme. À l’ère des réseaux numériques, les critiques s’amplifient, se diffusent largement et tendent à s’homogénéiser malgré la diversité des sources.

3Nombreux enseignants-chercheurs de ces deux pays ont poursuivi les réflexions freudiennes : « Faut-il enseigner la psychanalyse à l’université ? » (1919). Malgré un siècle de questionnements sur les enjeux académiques de la psychanalyse (Laplanche, 2004 ; Mijolla-Mellor, 2004 ; Coutinho et al, 2013 ; Fonteles, Coutinho, 2015), nous constatons l’absence d’études spécifiques sur la liberté académique des EC orientés par la psychanalyse tant au Brésil qu’en France. Pourtant, la liberté académique est la condition d'existence du métier d’universitaire (Beaud, 2024). Elle protège contre les interférences politiques, religieuses, économiques, ou toute autre qui ôterait la sérénité nécessaire à l’exercice de ce métier. En tant que socle de toute organisation universitaire, la liberté académique trouve son intérêt dans le déploiement d’un savoir pluriel pour la construction d’une pensée critique au nom du bien commun. 

4Grâce à une étude comparative, nous serons en mesure de souligner ce qui différencie ou rapproche les EC que nous avons interrogés de part et d’autre de l’Atlantique, en matière de liberté académique. Que pensent ces EC de leur liberté académique dans leurs pays respectifs, le Brésil et la France ? Comment l’abordent-ils ? Se sentent-ils menacés par des ingérences politiques, économiques, idéologiques ou religieuses ? Sont-ils censurés ? S’autocensurent-ils ? Cette étude nous permet également d’identifier les principaux arguments des opposants à la psychanalyse.

La liberté académique au Brésil et en France

5Au Brésil, la Constitution de 1988 assure la liberté d’enseigner, de chercher, d’apprendre et de diffuser le savoir en vue de promouvoir la pluralité d’idées.

6Un intérêt récent pour la liberté académique a émergé dans le pays à la suite des attaques directes visant les universités. Depuis les années 2000, des actions perpétrées par un mouvement idéologique conservateur intitulé Escola sem partido (École sans parti) ont envahi la scène de l’éducation et de l’enseignement supérieur, motivées par le combat contre la propagande politique, idéologique et partisane de gauche dans les écoles et les universités (Carvalho, Souza, 2021). Les étudiants sont incités à enregistrer avec leurs portables les propos des enseignants en cours et les diffuser sur internet. À la suite de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, les universités publiques et notamment les unités de formations et recherche en sciences humaines et sociales ont subi des ingérences comme la réduction des budgets destinées à la recherche scientifique et la nomination de certains doyens par les pouvoirs politiques contre le choix des représentants universitaires.

7Une étude nationale intitulée « La liberté académique est-elle en danger au Brésil ? » a été menée en 2021 auprès d’enseignants-chercheurs et d’étudiants. Les premiers résultats ont montré qu’environ 58 % des participants ont des proches qui ont déjà subi des limitations ou ingérences négatives dans leurs recherches ou cours ; entre 35 et 42 % ont déjà limité le contenu de leur recherche ou de leurs cours par peur de représailles (Observatório do conhecimento ; Centro de análise da liberdade e do autoritarismo (LAUT) ; Observatório Pesquisa, ciência e liberdade SBPC, 2021). 

  • 1 Article L 141-6 du code d’éducation

8En France, le Conseil constitutionnel reconnaît la liberté académique comme un principe fondamental de la République. Portés par le principe de laïcité et de l’objectivité du savoir, les EC jouissent d’une indépendance « de toute emprise politique, religieuse ou idéologique ». Ils sont dotés de la garantie du « libre développement scientifique, créateur et critique », du « respect des diversités d’opinions » et de la « pleine indépendance et liberté d’expression » 1.

  • 2 Le Nevé Soazig, 18 mars 2024. « A Sciences Po, la réponse agacée des directeurs et doyens après la (...)

9Les tensions politiques françaises n’ont pas produit de dérives autoritaires comme au Brésil. Toutefois, certains événements majeurs comme le meurtre de Samuel Paty, enseignant décapité en 2020 par un islamiste pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression et le droit à la caricature, ou la « visite inopinée »2 du Premier ministre Gabriel Attal au conseil d’administration de Sciences Po pour rappeler les principes républicains en 2024, ont pu ouvrir des débats significatifs sur la liberté académique. Olivier Beaud regrette néanmoins le manque de travaux de recherche français sur le sujet (2021a). Il a réalisé un panorama des remises en cause de cette liberté dans le monde et dressé un bilan pour la France. Son inventaire expose la résurgence d’anciennes menaces comme les ingérences de pouvoirs politiques, économiques et administratifs, ainsi que l’apparition de nouveaux dangers comme les « causes identitaires » et les réseaux sociaux (Beaud, 2021b) qui conduisent notamment à la censure.

Méthode

10Nous avons fait le choix d’une étude qualitative sur les deux terrains que sont le Brésil et la France, en raison de leur culture psychanalytique fortement ancrée. Le public ciblé est celui des EC dont l’orientation conceptuelle et méthodologique est la clinique psychanalytique et la psychopathologie psychanalytique, avec au moins 10 ans d’exercice.

11L’étude a été réalisée grâce à un questionnaire semi-structuré anonyme en ligne, dans deux versions (langues portugaise et française), contenant 12 questions (ouvertes ou à choix multiples) et diffusé à partir de la plateforme Google Forms. Le questionnaire a été adressé à 24 EC (13 brésiliens (ECB) et 11 français (ECF)) 2et 13 d’entre eux ont répondu (7 ECB et 6 ECF). Les 6 ECF ont plus de 20 ans de carrière universitaire tandis que seul 1 ECB est dans ce cas, les 6 autres ayant entre 10 et 20 ans de carrière. 3 ECB appartiennent à une institution d’enseignement supérieur privée et 4 à une institution publique. Les ECF appartiennent tous à la fonction publique.

12Les participants ont donné leur accord pour le recueil et la publication des données. La méthode d'échantillonnage « de commodité » nous a permis de faire appel à des sujets facilement accessibles et se montrant disposés à répondre à nos sollicitations (Gil, 2008). Il ne s’agit donc pas d’une méthode probabiliste destinée à établir des généralisations statistiques.

13En termes sociodémographiques, il nous importait d'obtenir des données sur le temps d’exercice en milieu académique afin d'appréhender les possibles transformations sur le long terme.

14Le questionnaire a été divisé en trois parties : 1) la notion de liberté académique ; 2) la liberté académique et la psychanalyse ; 3) les perceptions et perspectives. Dans la première partie, nous nous demandons dans quelle mesure le principe de la liberté académique organise et sous-tend l’exercice du métier d’EC. La deuxième partie aborde la question des pressions, entorses, menaces ou violations à la liberté académique et la nature de ces atteintes, ainsi que l’autocensure et les craintes qui pèsent sur la manière d’exercer le métier. La troisième partie explore les perceptions sur le rapport entretenu entre l’université et la psychanalyse au long des années d’exercice ainsi que les perspectives pour les années à venir.

15L’analyse du contenu des réponses du questionnaire a été réalisée en fonction des thématiques issues des trois parties indiquées ci-dessus. Il ne s’agit pas d’une analyse psychanalytique des données recueillies (Brunet, 2009), mais d’une recherche où la psychanalyse elle-même est l’objet d’étude.

Résultats

Première partie : « La notion de liberté académique »

16À la question « Comment tenez-vous compte de ce principe dans l’exercice de votre métier » ? Les ECF estiment lui donner une place « essentielle » (ECF1) et l’appliquer « sans réserve dans le choix des sujets de recherche » (ECF3) et dans « la préparation des cours sans pression ni influence hiérarchique » (ECF6). L’usage de cette liberté académique apparaît balisé par le « cadre déontologique dicté au sein de mon université et de mon UFR » (ECF3). Deux ECF retraités relient ce sentiment de pleine liberté d’exercice à une temporalité : « je n’ai jamais songé à édulcorer mes résultats [...]. Je ne sais pas si ce serait possible aujourd’hui » (ECF2), « Je n’ai jamais pensé à ce principe car je n’ai jamais eu le sentiment de subir la moindre contrainte. Notez que j’ai commencé d'enseigner à l’université en 1969, donc après le mouvement étudiant de 68 » (ECF5).

17Les ECB la définissent également comme « essentielle pour l'exercice de l’enseignement et du développement de la pensée critique » (ECB2), « fondamentale » (ECB4 ; ECB7). L’ECB4 se réjouit d'en bénéficier toujours, même si son propos suggère que ce n’est pas le cas dans toutes les universités : « Nous avons encore de la liberté académique dans mon université ». Selon ECB3, bien que le nécessaire respect de la liberté académique soit clairement formulé dans tous les statuts et chartes universitaires, les relations politiques locales « interfèrent souvent en n’appliquant pas ce principe de manière équitable ». L’administration ne veille donc pas suffisamment à ce que le principe s’applique dans les faits.

Deuxième partie : « Psychanalyse et liberté académique »

18À la question « Avez-vous déjà subi des entorses à votre liberté académique, ou des pressions contre votre liberté académique, dans l’exercice de votre métier d’enseignant-chercheur en raison de votre orientation psychanalytique ? », 1 des ECF et 4 des ECB ont affirmé avoir subi des atteintes à leur liberté académique. 

19Les critiques négatives représentent la principale forme de pression exercée contre la psychanalyse (ECB1), mais la limitation de la liberté académique peut aussi venir de contraintes administratives excessives ou injustifiées : « excès de bureaucratie dans les sollicitations [appels à projets], blocage des projets avec peu de justifications [de la part de l’institution] … isolement institutionnel des EC psychanalystes » (ECB3) ou des refus lors de la « soumission d’un projet de recherche » (ECB6). En France, les EC se plaignent notamment de « la teneur des propos dévalorisants envers la psychanalyse » et de « l’influence des collègues sur les étudiants les poussant à rejeter l’approche psychanalytique » (ECF6). Ces actions peuvent être ressenties comme des attaques personnelles visant la compétence professionnelle : « dévalorisation de mon propre travail parce qu'il se réfère à la psychanalyse » (ECF6).

20Dans les deux pays, ces entorses à la liberté académique proviennent de sources diverses issues de l’institution : de l’administration des UFR, d’autres professionnels ou des étudiants.

21Selon les EC brésiliens, les opposants à la psychanalyse considèrent qu’elle a une « insipience méthodologique, une orthodoxie théorique, un manque d’actualité ou d’étendue face aux besoins sociaux, une ascientificité » (ECB3) et jugent qu’elle porte une théorie « sexiste, phallocentrique et patriarcale et que sa clinique est individualisante et blâme la victime » (ECB1). L’ECB6 signale des faits de censure à deux reprises sur des projets de recherche et souligne le fait que l’institution en question était privée et religieuse. Les termes censurés dans le corps du projet faisaient référence à la théorie de la sexualité de Sigmund Freud. La censure était justifiée par le fait que les termes en question « ne reflèt[ai]ent pas les valeurs de l’institution » et étaient susceptibles « d’être mal interprétés » (ECB6). En France, les EC entendent dire que la psychanalyse est « démodée » et qu’elle « n’est pas scientifique, n’est pas rigoureuse, n’intègre pas d’autres approches » (ECF6).

22Concernant l’autocensure, 2 ECF et 1 ECB affirment y avoir eu recours. Cela se passe essentiellement dans la préparation des cours pour les ECF (100 %) tandis que l’ECB le signale dans la soumission d’articles. Les craintes manifestées par les ECF sont corrélées aux contenus théoriques présentés en cours, pouvant « Choquer certain(e)s étudiant(e)s par des propos qui n’apportent pas beaucoup au débat et compromettre l’ensemble de la transmission du contenu de l’enseignement » (ECF2) ou « être attaquée publiquement en raison des contenus abordés » (ECF6). La crainte manifestée par l’ECB était de « ne pas avoir la validation du projet de recherche et d’être licencié ». L’autocensure n’est pas toujours effective mais certaines thématiques de la psychanalyse sont difficiles à aborder : « bien que je n’aie pas recours à l’autocensure, je ne me sens pas à l’aise lorsque j’évoque la différence sexuelle [en cours] » (ECB1).

Troisième partie : « Perceptions et perspectives »

23En réponse à la question « Comment voyez-vous le rapport de l’université (progrès ou déclin) à l’égard de la psychanalyse depuis le début de votre carrière universitaire ? », tous les ECF expriment leur perception d’un déclin que certains accentuent par des adjectifs comme « net », « permanent » ou « complet ». L’ECF3 associe la perte d’influence de la psychanalyse dans la société à sa perte d’influence au sein de l’université. Un autre l’associe à « l’impérialisme des neurosciences » (ECF4) plus influent actuellement dans la culture occidentale. ECF6 considère qu’il existe une volonté délibérée de « réduire au maximum l’approche psychanalytique, voire la faire disparaître » (ECF6).

24Chez les ECB, cette perception est partagée entre sentiment de déclin ou au contraire de progrès. La perception de déclin peut passer par des constats comme « la réduction du nombre d’étudiants intéressés par la psychanalyse ainsi que par une difficulté de comprendre ses contenus » (ECB1), ou encore : « il n’y a pas eu autant de rejet qu’il semble y en avoir aujourd’hui avec les disciplines de la psychanalyse. Aujourd’hui, l’environnement académique dans le cadre de l’enseignement privé semble être guidé par une logique centrée sur le contenu et par un seul parti pris de la pensée "scientifique" qui ignore tout ce qui, jugé à travers son prisme, n’a aucune "preuve" » (ECB2). Pour l’un des ECB l’université est cependant considérée comme « un milieu très favorable à la transmission et à la recherche en psychanalyse. Surtout à l'université publique » (ECB7). Les progrès à faire relèveraient d’un retour aux valeurs de l’institution publique qui s’effacent au long des années : « on reproduit trop les pratiques des institutions privées avec leurs valeurs et leurs intérêts » (ECB7).

25À la question « Comment voyez-vous la place de la psychanalyse à l’université dans les années à venir ? », certains ECB répondent avec résignation : « Je crois que la psychanalyse occupera des espaces moindres et moins intéressants » (ECB1). L’université restera un lieu « inconfortable, angoissant, insuffisant pour la formation et de constant défi pour celui qui se propose, en tant que psychanalyste, de se maintenir à l’université » (ECB6). La psychanalyse restera « une survivante, comme elle a toujours été » (ECB3). Tous les autres expriment de l’espoir : « Je crois qu’elle restera et progressera, je l’espère ! » (ECB4). L’ECB2 place son espoir dans l’intérêt croissant au Brésil pour lesdites « technologies sociales » et poursuit son idée, en précisant que « la théorie psychanalytique et ses pratiques d’extension universitaire pourront y répondre avec ses inventions singulières, lui permettant de sortir de son retranchement ». L’ECB7 associe son maintien à l’université à un effort d’ouverture de sa part et de quête de nouveaux dialogues : « Il y a un intérêt croissant de la part de la communauté universitaire pour la psychanalyse. Et cela donne lieu à des rencontres aux perspectives inédites dans notre domaine. Mais il faut s’ouvrir de plus en plus à cette perspective, ce qui n’est pas toujours le cas ». Des ECB évoquent la nécessaire mise à distance des thématiques à la mode qui pourraient dénaturer la psychanalyse : « J’espère que les EC psychanalystes arrivent à surmonter les rejets et les critiques frivoles sans "surfer sur la vague" d’un "fordisme académique" » (ECB2) ; « Je m’inquiète pour le nombre croissant d’EC en psychanalyse qui s’éloignent de la méthode [psychanalytique] pour aligner leur thématique de recherche aux nouveaux sujets de la mode » (ECB1).

26À cette même question, des ECF se positionnent plutôt dans une volonté d’établir une résistance contre les tendances qui négligent la spécificité de la psychanalyse : « une place qu’elle aura à défendre contre l’approche scientiste de la psychologie. Je reste optimiste » (ECF3) ; « Cette place est à défendre au nom du respect de la personne comme totalité, située dans la culture » (ECF4). La condition du maintien de la psychanalyse au sein de l’université passerait par un plus grand dialogue avec d’autres disciplines : « Elle doit travailler avec d’autres comme la psychologie du développement, la cognition, la psychomotricité et aussi avec des chercheurs en psychologie sociale qui s’intéressent au fonctionnement institutionnel et à la psychothérapie institutionnelle. Mais la psychanalyse ne survivra pas dans un superbe isolement » (ECF2). En revanche, le danger réside dans le fait de la voir « noyée dans les approches dites intégratives » ou dans la « psychologie dite moderne où les méthodes se compléteraient sans assises épistémologiques » (ECF6).

Analyse

L’atteinte idéologique

27Depuis son avènement, la psychanalyse a été attaquée, décriée et vilipendée par les pouvoirs étatique, idéologique, privé ou religieux. La nature même de la psychanalyse dérange. En tant qu’étude de l’humain inséré dans la culture et porteur d’énigmes, ce savoir aborde en profondeur des thématiques complexes comme la sexualité, les instincts et la mort. Les résistances que ce savoir produit sur une frange de la société relèvent parfois plus d’une hostilité viscérale que d’une argumentation cartésienne.

28De par ses origines juives et la présence centrale de la sexualité dans ses idées, Freud a vu ses livres brûlés en place publique, le 10 mai 1933, avec ceux de Karl Marx, Albert Einstein et tant d’autres scientifiques, philosophes et écrivains. Si cet autodafé a eu lieu après l’établissement du Troisième Reich et a été commandé par les bourreaux nazis, sa mise en œuvre a eu le concours de l’association allemande des étudiants nationaux-socialistes et d’une part de la communauté académique de l’université d’Humboldt (Chavet, 2017). « Contre l’exagération des pulsions inconscientes fondées sur une analyse destructrice du psychisme, pour la noblesse de l’âme humaine, je confie au bûcher l’œuvre de Sigmund Freud » : ceci fut l’incantation proférée cherchant à purifier, par le feu, les idées supposées corrompre l’humanité et les valeurs de la famille. Pour Maurice Corcos, le régime nazi était une idéologie hygiéniste et eugéniste, incarnant des positions antipsychanalytiques. L’œuvre freudienne représentait, aux yeux des chefs autoritaires, une pratique menaçante et subversive, faisant partie « du lot des livres qu’il fallait punir d’ouvrir la conscience du sujet à la complexité de son monde interne » (Corcos, 2019, p. 20). Freud s’est exilé à Londres, en 1938, pour fuir les camps de concentration. L’université d’Humboldt a été gravée à jamais par une des formes d’atteintes les plus atroces à la liberté académique déjà survenue dans l’histoire de l’Europe. Un mémorial de l’artiste Micha Ullmann a été construit, en 1995, sur la place publique berlinoise Bebelplatz, lieu du massacre, située en face de l’université. Nommée la Bibliothèque engloutie, l’œuvre prend la forme d’étagères vides creusées dans le sol, une mémoire négative qui rappelle aux passants ces milliers de livres calcinés sur l’ordre de Joseph Goebbels.

29Beaud (2021a) explique que si les atteintes à la liberté académique sont courantes dans des pays autocrates et des dictatures, ces derniers n’en ont pas l’exclusivité. Elles font irruption de plus en plus fréquemment dans des démocraties libérales. En prenant l’exemple des États-Unis, il affirme que la liberté académique est menacée aussi bien par la droite républicaine populiste que par la gauche démocrate « identitaire ». Au sein des instituts privés qui censurent la psychanalyse, la théorie sexuelle freudienne est jugée inappropriée, susceptible d’être « mal interprétée », et contraire aux « valeurs de l’institution » (ECB6). Des critiques auxquelles Freud (1925) était déjà confronté à son époque. Pour autant, les critiques actuelles venant d’un camp dit progressiste sont d’une autre nature. Sur le plan socioculturel, la psychanalyse serait désormais vue comme « démodée » (ECF6), avec un « manque d’actualité ou d’étendue face aux besoins sociaux » (ECB3), « sexiste, phallocentrique, patriarcale » (ECB1). Elle ne porterait plus cet esprit et ce potentiel subversifs d’autrefois et serait reléguée au rang des idéologies responsables du malheur des personnes fragiles au long du dernier siècle.

30Une tension dans les relations EC-étudiants peut être ressentie dans les deux pays. Chez les ECF interrogés, l’autocensure semble s’appliquer de manière effective dans le contenu des cours, soit comme moyen de protection des étudiants, en évitant de « choquer » (ECF2), soit comme moyen d’autoprotection pour éviter d’être « attaqué publiquement » (ECF6). Cette mise en tension entre EC et étudiants peut être incitée par les EC d’autres disciplines lorsqu'ils tiennent en cours des propos dévalorisants sur la psychanalyse « les poussant à rejeter l’approche psychanalytique » (ECF6). Bien que souvent associée à un comportement de protection, peu de menaces à l’autonomie universitaire sont aussi dangereuses que l’autocensure, en particulier dans les environnements politiques démocratiques (Guralnik, 2023).

31La manière d’exercer ce métier serait influencée au fil du temps par la variation des contextes sociopolitiques, certains étant générateurs d’hostilité et d’autres de valorisation de la psychanalyse. La période post Mai 68, rappelée par l’ECF5, a été extrêmement fructueuse en termes de transmission universitaire, avec une large acceptation de nouvelles pratiques institutionnelles dans les champs de la santé et de l’éducation, en France et ensuite au Brésil. Le doute plane sur la possibilité d’évoquer aujourd’hui certaines thématiques en cours sans édulcoration : « Je ne sais pas si ce serait possible aujourd’hui » (ECF2). Aussi, la façon d’exercer ce métier serait tributaire des relations de pouvoirs au sein de l’université lorsque « une grande partie de la communauté académique semble reproduire certains discours actuels de pouvoir et de déni de la psychanalyse » (ECB3). Un autre EC souligne le fait que « les mouvements de progrès ou de déclin sont directement liés aux relations de pouvoir entre ceux qui seraient dans l'administration des institutions et ceux qui seraient enseignants » (ECB6). 

L’atteinte économique

32Le modèle de modernisation de l’universitaire proposé par Wilhelm von Humboldt, au début du xixe siècle, est la référence emblématique de la notion de liberté académique. Basée sur le principe de l’unité enseignement-recherche, cette dernière doit être désintéressée et fondée sur la recherche de la vérité, source première de tout enseignement. Selon le modèle humboltdien, l’État a le rôle d’assurer le financement des universités, en donnant les moyens nécessaires pour que ce métier soit exercé sans préoccupations utilitaires, à l’abri des intérêts spécifiques et des contraintes de productivité à court-terme. « Implicitement, cela devrait permettre la prise de risque maximale en recherche. Le professeur est conçu comme un maître mu par sa passion pour son sujet de recherche (il n’a pas besoin d’incitations en provenance de l’extérieur, il est motivé de l’intérieur). Il n’est pas conçu comme un agent économique qui doit être motivé extérieurement par la crainte de l’évaluation ou l’appétit de récompenses (inter alia financières) » (Meulemeester, 2011).

33Or, nous assistons à l'intégration du modèle néolibéral dans les universités depuis quelques années et avec elle la chute vertigineuse du modèle humboldtien. Au Brésil, le modèle néolibéral vient clairement à l’encontre de la psychanalyse : « Le débat sur les contraintes économiques, par exemple sur le développement, est complexe. Et globalement défavorable à la psychanalyse. Les contraintes sont donc parfois implicites et idéologiques » (ECB7). L’ECB6 observe que l’université fait siennes ces exigences économiques : « Il est encore attendu, et tout de même exigé que la psychanalyse donne des réponses rapides et "aide" à adapter les sujets aux modèles sociaux et politiques en vigueur ».

34Au Brésil, certaines contraintes et pressions de nature économique sont générées par le système universitaire privé : « Lorsque j'ai commencé à enseigner, vers 2013, je pense que les cours de psychologie dans les institutions privées n'étaient pas encore tellement axés sur la formation de professionnels par la voie "du marché" » (ECB2). Ce même EC exprime ses craintes quant à la capacité de la psychanalyse de résister à cette force majeure d’un « fordisme académique », en référence aux formations par compétences et aux pratiques psychothérapeutiques d’adéquation sociale imposées par le modèle néolibéral au détriment du développement de la pensée critique. Ces changements dans la formation des cours de psychologie, au cours des dernières années, dictés par une logique du management, finissent par influencer la transmission des contenus.

35Notons qu’au Brésil, les universités publiques brésiliennes ne sont pas à l’abri des influences économiques et de la marchandisation du savoir car elles ont tendance à imiter les institutions privées « avec leurs valeurs et leurs intérêts » (ECB7). Les EC brésiliens tentent de s’adapter aux organismes de financement de la recherche, ainsi l’ECB6 lorsqu’il rend compte des pressions administratives liées à la validation des projets de recherche psychanalytique et l’ECB5 lorsqu’il discute de la place de la psychanalyse dans les universités : « Je pense que les chercheurs s’adaptent aux directives des organismes de financement et d’évaluation ». Nous soulignons qu'au Brésil, les agences de régulation et de financement de l'enseignement supérieur n'attribuent pas un domaine de recherche spécifique à la recherche en psychanalyse, malgré sa grande production d'ouvrages, dans les domaines académiques les plus divers, dans différents programmes de troisième cycle (Fonteles et Coutinho, 2015). C’est aussi le cas en France.

36Les sciences humaines ont toujours été considérées comme le phare de la liberté académique et le dernier bastion contre les multiples pressions qui abiment le métier d’EC. Cependant, le champ de la psychologie n’est désormais plus épargné. Il est, lui aussi, poussé à suivre une logique de performance dans la formation et dans la recherche. L’intérêt principal ne serait plus celui de « développer un esprit critique autour des pratiques éthiques », mais suivrait plutôt la « logique centrée sur le contenu » qui s’accorderait bien à un scientisme exclusif (ECB2). Moins enclins à répondre à cette nouvelle logique du marché, les EC psychanalystes seraient susceptibles de subir des contraintes administratives majeures jusqu’à « l’isolement institutionnel » (ECB3). Aspirant à un rapprochement avec les sciences dures, la psychologie moderne chercherait-elle à garantir sa place, en répondant aux exigences économiques et à sa politique de développement de la technocratie, de l'innovation et de l'efficacité ? 

37Dans la présente étude, les pressions économiques apparaissent uniquement dans les discours des EC brésiliens. Cependant, le modèle néolibéral s'immisce également au sein des universités publiques françaises avec notamment la promulgation en 2007 de la Loi LRU relative aux libertés et responsabilités des universités qui prévoit l’autonomie budgétaire des universités, en déchargeant progressivement l'État de son rôle. Comme l’a affirmé Jean-Luc Meulemeester : « D’une université humboldtienne dont l’indépendance était garantie par l’Etat et son financement public, on est arrivé en Europe à un système où l’université nouvelle est instrumentalisée par le pouvoir politique pour atteindre des objectifs de politique économique (économie de la connaissance ; innovation ; employabilité) et sociale (égalité des chances…) » (Meulemeester, 2011).

Le débat sur la scientificité

38À la fin du xixe siècle, nombreux étaient les intellectuels intéressés par les énigmes de l’âme humaine et notamment les maladies nerveuses. Cependant, les approches étaient soit gangrenées par l’exotérisme soit limitées par le dualisme cartésien. Freud concevait la psychanalyse comme un paradigme nouveau capable de penser la souffrance humaine intimement liée à l’insertion de l’humain dans la culture, mettant en lumière sa dimension inconsciente, cette arrière-scène qui se dévoile à son insu. Destiné à la voie de l’anatomopathologie au début de sa carrière, Freud tenait à la démarche scientifique. Le nouvel objet porté au champ scientifique, le concept d'inconscient, imposait une nouvelle forme de recherche, la casuistique analytique, qui témoignait d’une validité propre de l’expérience subjective et intersubjective (Visentini, 2024). Chemin faisant, ce savoir a cherché – et a réalisé – son inclusion dans le milieu universitaire, aux côtés d’autres disciplines scientifiques, mais il a dû se défendre sans relâche contre les critiques d'un manque de rigueur qui lui était attribué (Fonteles, 2015).

39Ces critiques persistent dans le milieu universitaire, en France et au Brésil : la psychanalyse « n’est pas scientifique » (ECF6) ou elle pâtit d’une « insipience méthodologique » (ECB3). Les contraintes s'ensuivent : Il y a une demande croissante de recherches avec un recueil de données quantitatives et qualitatives, au détriment de la recherche théorico-clinique. » (ECB5). Le paradigme de la science fondée sur des preuves impose ses exigences avec l’influence actuelle des neurosciences : une « pensée "scientifique" qui ignore tout ce qui, jugé à travers son prisme, n’a aucune "preuve" » (ECB2). La contestation de la psychanalyse « par des tenants d’une psychologie dite moderne » (ECF6) serait en lien avec le déclin des disciplines comme la psychopathologie clinique et les épistémologies des sciences, au profit de propositions athéoriques. Comme le proposent Sonia Alberti et Luciano Elia, cette contestation virulente a été adressée, sur le terrain psychopathologique, « non seulement [à] la psychanalyse, mais [à] tous les courants psychologiques qui viendront s’opposer, au début du xxe siècle, à une idéologie scientifique fondée sur l’essor du chiffrement des taxonomies du comportement et de la prise en compte de ses paramètres, à la fois via des tests psychologiques – aujourd’hui de plus en plus pointus, avec l’apport de la psychologie cognitivo-comportementale – et via des degrés de déficiences inadaptées » (Alberti, Elia, 2008, p.783).

  • 3 La loi relative à la politique de santé publique du 9 août 2004 (Art. 52) dessert le titre de psych (...)

40Ce rejet de la technique psychanalytique relève d’un déni de l'existence de l'inconscient rendu imperceptible par les méthodes conventionnelles fondées sur l’absolue objectivité de l’observateur et sur le primat de l’expérience de laboratoire sur la clinique. Sens principal dans l’appréhension de l’inconscient, l’écoute de l’acte de parole du sujet adressé à un tiers ne peut que détenir une place très limitée dans l’expérimentation, car considérée comme trompeuse à cause de l’expérience émotionnelle qu’elle procure (transfert et contre-transfert). Gérard Pommier (2008) pointe ce paradoxe du bannissement de la psychanalyse à l’université alors que ce savoir est officiellement reconnu par l’État français, depuis 20043. Selon lui, une remise en ordre de la cohérence de l’évaluation par les pairs serait le seul moyen de préserver la place de la psychanalyse à l’université : « Si l’on vous demande, par exemple, de mesurer un fait historique avec un compas de navigateur, vous serez évalué comme un incompétent. C’est ce qui se passe lorsqu’une commission d’experts à large majorité cognitiviste vient évaluer une unité de recherche d’orientation psychanalytique ! » (Pommier, 2008, p. 211).

41Force est de constater que ce non-lieu laissé à la psychanalyse au sein de l’université génère une fragmentation dans son champ, en ce qui concerne les dialogues possibles avec d’autres disciplines comme condition de son maintien. D’un côté, la psychanalyse risquerait d’être dépouillée de ses principes méthodologiques et de sa base épistémologique au cas où elle céderait aux demandes de cette psychologie moderne ou des nouvelles tendances et exigences sociales. D’un autre côté, l’interface avec d’autres domaines intéressés par la psychanalyse, pourrait se révéler profitable et passionnante, faisant éclore « des rencontres inédites dans notre champ » dans la condition de « s’ouvrir davantage à cette perspective » (ECB7), seul moyen de préserver sa place à l’université : « La psychanalyse ne pourra continuer à être enseignée et à faire l’objet de recherche qu’à la condition de travailler avec d’autres disciplines » (ECF2).

42La diversité de savoirs a participé à la genèse de la psychanalyse et Freud recommandait une formation plurielle. Il était lui-même un précurseur dans des recherches innovantes, en jetant des ponts entre la psychanalyse et d’autres savoirs (Freud, 1913, 1926). Aussi, les exigences sociales et culturelles imposent également une force nécessaire à la psychanalyse en vue de construire de nouvelles questions pour notre époque. Du point de vue de l’histoire de la psychanalyse, c’est à l’université que cette ouverture a le plus de chances de se faire : « des dialogues qui se produisent uniquement dans cet environnement [l’université],[...] qui se produisent rarement dans d'autres contextes, notamment dans les sociétés psychanalytiques » (EBC7).

Discussion

43Encouragé par les circonstances politiques en Hongrie, à la suite de la prise de pouvoir du gouvernement bolchevique qui accorda à Sándor Ferenczi une chaire à la faculté de médecine de Budapest, Freud mène une réflexion sur l'enseignement de la psychanalyse à l’université. Il développe deux points de vue : celui de la psychanalyse (et de ses analystes) et celui de l'université. Concernant la psychanalyse, il est bref et affirme que la présence de la psychanalyse dans les programmes académiques plairait probablement aux psychanalystes qui peuvent cependant se passer de l'université pour leur formation « tant que cette exclusion persiste » (Freud, 1919, p. 378). Freud a maintenu le pari qu'en se développant institutionnellement et en surmontant l'hypocrisie et les résistances sociales la psychanalyse pourrait s'affirmer. Toujours dans ce texte, il développe plus largement les gains possibles pour la formation médicale de ce qui pourrait être appris de la psychanalyse, « si l'université décide d'attribuer de la valeur à la psychanalyse » (ibid.).

44À l’heure actuelle, des idéologies et des politiques éducatives entretenant une forte relation avec le modèle néolibéral font irruption à l’université. Dans ce contexte, les EC s’interrogent. Et si l’Université ne valorise plus la présence de la psychanalyse, que ferons-nous ? Est-il temps de prendre du recul pour sauvegarder les conditions de possibilité de la psychanalyse elle-même ? Pourquoi rester dans ce contexte, dans ces conditions ? S’il fallait défendre la présence de la psychanalyse à l’université, quelles seraient alors les voies de la résistance ? 

45Au cours de son histoire, la psychanalyse s'est engagée dans la construction de nouvelles politiques publiques dans le domaine de la santé, de l'assistance sociale et de l'éducation, ouvrant ses portes à la réflexion sur la diffusion de ses concepts à partir de ses modèles d'institutionnalisation. En France, elle a apporté une issue singulière au mouvement antipsychiatrique sous l’influence de la psychothérapie institutionnelle, à partir des années 50. Dans les années 80, nous avons vu la création de la psychiatrie de secteur et des dispositifs comme les Centres médico-psychologiques (CMP), Centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel (CATTP), la psychiatrie de liaison et les hôpitaux de jour, mais aussi des dispositifs de prévention de la souffrance psychique comme les lieux d’accueil parents-enfants démultipliés à partir de l’expérience de Françoise Dolto. Au Brésil, le contexte de ré-démocratisation du pays dans les années 80 a permis une grande implication des psychanalystes dans la réforme psychiatrique brésilienne, au développement et à la mise en œuvre de dispositifs de santé mentale, comme les centres de soins psychosociaux pour enfants et adolescents, des résidences thérapeutiques, des politiques d'accueil pour des jeunes bénéficiant de mesures socio-éducatives, des cliniques sociales. Non moins importantes sont ses contributions au développement de politiques publiques visant à l’accueil de la petite enfance, qui a été une priorité dans les gouvernements les plus à gauche au pouvoir depuis 2003. Un nombre non négligeable de ces initiatives a pu être organisé sur la base de l'enseignement de la psychanalyse à l’université, notamment dans les cours du troisième cycle, plus épargnées du dogmatisme des écoles psychanalytiques (Kupermann, 2002).

46Ce travail conjoint s’est montré fructueux. Toutefois, sa consolidation impose un minimum de conditions à la présence de la psychanalyse à l'université, parmi lesquelles la nécessaire reconnaissance d’une part de responsabilité dans la manière dont se constituent les refus de la psychanalyse. Patrick Guyomard soutient l’adhésion de la psychanalyse à une « position critique » à son propre égard comme moyen d’éviter tout risque idéologique. Un bilan des bénéfices de cette présence conflictuelle est donc établi un siècle après les premiers questionnements de Freud : « du côté de la psychanalyse, ouverture scientifique à d’autres interlocuteurs et d’autres disciplines ; du côté de l’Université, ouverture à "quelque chose" venant de la psychanalyse » (Guyomard, De Lucca, Lepoutre, 2020, p. 50). Sans renoncer à une reconnaissance de sa spécificité et de son intérêt, s’ouvrir au dialogue avec d’autres disciplines apparaît comme un chemin indiqué pour la faire sortir de son retranchement et envisager de nouvelles voies de son inscription à l’université.

47Dans une perspective de résistance, la présence de la psychanalyse à l’université doit servir à rappeler que la recherche psychanalytique porte en elle l’esprit de l’innovation, car elle est fondée sur l’accueil et l’écoute de nouvelles formes de subjectivité et de souffrance psychique du sujet en proie aux transformations de son époque. Faire de la recherche psychanalytique à l’université, c’est donc accepter l’émergence de nouvelles questions et les maintenir sous tension, mettre en suspens les sens précédemment explorés, réaffirmer la primauté de la clinique sur les théories et techniques, trouver des chemins qui articulent les différentes matrices de son champ, respecter la rigueur méthodologique nécessaire pour saisir la spécificité de son objet, cheviller au corps les engagements éthiques d’une irréductibilité du sujet aux calculs ainsi qu’aux normes biologiques et sociales, se laisser guider par la recherche d’un savoir libre et épanoui dans une temporalité qui ne peut guère s’accorder à celle de l’instrumentalisation et de la marchandisation de l’humain.

Conclusion

48La présente étude a lancé un éclairage sur la manière dont les EC orientés par la psychanalyse au Brésil et en France abordent le principe de liberté académique et font face aux atteintes qui lui sont portées.

49Au Brésil, une prise de conscience de l’importance de la liberté académique a pu s’enraciner dans un contexte universitaire menacé à la fois par des politiques autoritaires liberticides et un alignement du management des universités sur le modèle néolibéral du secteur privé. Les EC s’autocensurent régulièrement. Les perspectives pour les années à venir sont partagées entre espoirs de progrès dans les relations entre l’université et la psychanalyse et craintes de dénaturer la méthode psychanalytique. En France, le tableau est inversé. Le faible sentiment d’atteinte à la liberté académique peut être associé à une conjoncture sociopolitique plus stable et des décisions moins arbitraires. Toutefois, les signes avant-coureurs de la fragilisation de l’enseignement de la psychanalyse se manifestent déjà. Une tendance à l’autocensure et un sentiment de déclin de l’importance donnée par l’université à la psychanalyse génèrent des besoins soit de défense supplémentaire soit d’ouverture à d’autres disciplines pour se préserver d’une possible disparition.

50En toile de fond, nous avons retrouvé des problématiques déjà bien connues dans l’histoire de la psychanalyse : les attaques idéologiques et les résistances sociales (Freud, 1925), la remise en question de la légitimité académique et scientifique de la psychanalyse (Visentini, 2015) et sa nette incompatibilité avec le modèle néolibéral et sa politique d’efficacité à court terme et de résultats quantifiables statistiquement (Sauret, Askofaré, 2011 ; Clément, 2020). 

51Le faible nombre de participants et, par conséquent, l’impossibilité d’établir des généralisations, constituent des limites à cette étude. Cependant, les données récoltées ouvrent de nouvelles perspectives pour nourrir le débat sur la place de la psychanalyse à l’université.

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Notes

1 Article L 141-6 du code d’éducation

2 Le Nevé Soazig, 18 mars 2024. « A Sciences Po, la réponse agacée des directeurs et doyens après la « visite inopinée » de Gabriel Attal », Le Monde.

3 La loi relative à la politique de santé publique du 9 août 2004 (Art. 52) dessert le titre de psychothérapeute aux membres des écoles psychanalytiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mirka Mesquita, Karla Patricia Holanda Martins, Camila Santos Lima Fonteles et Daniel Kupermann, « Psychanalyse et liberté académique au Brésil et en France »Sciences de la société [En ligne], 109 | 2022, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sds/14260 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1499e

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Auteurs

Mirka Mesquita

MCF en psychologie, Département SHS, Faculté de médecine, Université de Bretagne occidentale (UBO), SPURBO.

Articles du même auteur

Karla Patricia Holanda Martins

Professeur, Département de Psychologie, Université fédérale de Ceará (UFC).

Camila Santos Lima Fonteles

MCF, Département de psychologie, Pontificale Université catholique de São Paulo (PUC).

Daniel Kupermann

Professeur, Institut de psychologie, Université de São Paulo (USP).

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Droits d’auteur

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