1L’actualité l’illustre de façon récurrente : médias et mouvements sociaux ne font pas toujours bon ménage. Les journalistes sont parfois accusés de partialité et de privilégier le spectaculaire au détri­ment du travail d’information. À l’inverse, ceux-ci font état de diffi­cultés pour exercer leur métier, notamment dans le traitement médiatique des mou­ve­ments sociaux  : pressions de la hiérarchie, du pouvoir politique et de l’en­sem­ble des parties prenantes au conflit... Autant de questions à l’inter­section du journalisme, de la politique et des rapports sociaux.

2Par essence, un mouvement social est une entreprise collective qui réunit plu­sieurs acteurs et organisations se positionnant pour contester un ordre établi ou à l’inverse promouvoir son maintien en s’opposant au changement (Diani et Mc Adam, 2003). Citoyens, membres de groupes d’intérêts, d’asso­cia­tions ou de partis politiques, journalistes forment ainsi une nébuleuse qui s’anime lors d’un mouvement social. Sans médiatisation, les mouvements so­ciaux, dé­fi­nis comme une » forme d’action collective concertée en faveur d’une cause  » (Neveu, 2011 [1996]), ne peuvent guère désormais prétendre au suc­cès. Comme le souligne Patrick Champagne, « les malaises sociaux n’ont une existence visible que lorsque les médias en parlent » (Champagne, 1993, 61). Les acteurs médiatiques jouent un rôle clé dans la mise en visibilité des contestations. Lors des « printemps arabes », Dominique Cardon et Fabien Granjon (2010) ont montré comment les médias « traditionnels » ont relayé l’information postée sur Internet ainsi que les causes défendues par les blogueurs, auprès des citoyens non connectés, afin de faire connaître et de diffuser plus largement les motifs des contestations.

4Nombre d’instigateurs de mouvements sociaux aimeraient s’émanciper de l’hégémonie de certains médias, « considérés comme la courroie de transmission idéologique des intérêts dominants » (Granjon, 2009, 352) et proposent des lectures critiques. Des initiatives sont apparues et se sont démultipliées autour de cette contestation de l’ordre médiatique afin de proposer un espace de médiatisation alternatif ou « citoyen » (Rodriguez, 2001). Les médias associatifs, militants, alternatifs forment ainsi une vaste constellation aux contours incertains. Ils se dépeignent souvent comme proches de leurs publics, répondant à maints besoins sociétaux et remplissant des fonctions que ni les médias commerciaux, ni les médias de service public ne peuvent satisfaire. Ils disent contribuer à encourager le débat public, le pluralisme politique, notamment en offrant la possibilité à des groupes variés – incluant des minorités culturelles, linguistiques, ethniques, religieuses ou autres (Rigoni, 2010) – de recevoir et de communiquer des informations, de s’exprimer et d’échanger des idées. Leur fonctionnement interne est aussi généralement présenté comme différent, de même que leur économie. Internet est souvent dépeint alors comme un « instrument de veille, de diffusion et de mobilisation (circulation de l’information, accroissement des pratiques pétitionnaires) » (Haegel, 2009: 52) permettant de se désolidariser des pratiques dominantes et de gagner ainsi en indépendance et en liberté. L’appropriation de dispositifs communicationnels tels le web 2.0 par différents groupes sociaux leur permet effectivement d’élargir, d’une part, la scène sur laquelle ils accèdent à la visibilité publique et, d’autre part, leurs possibilités et leurs lieux d’intervention, autrement dit leurs modes de mobilisation, au-delà de la sphère associative et/ou militante locale au sein de laquelle ils étaient jusqu’alors souvent confinés. Ce contexte fortement évolutif conduit des chercheurs à conclure que les technologies de l’information et de la communication (tic) favorisent l’émergence de « nouvelles sphères publiques transnationales » (Nedelcu, 2009) au sein desquelles différents acteurs sociaux peuvent se rencontrer, partager des intérêts et des valeurs communs et se mobiliser ensemble pour défendre des causes dans de nouveaux espaces d’action collective (Mitra, Watts, 2002). L’essor de la circulation des échanges interpersonnels, s’ajoutant aux communications traditionnelles, conduirait ainsi à « l’émergence d’une pluralité d’espaces alternatifs » (Dahlgren, 1994) aussi appelés « espaces publics mosaïques » (François, Neveu, 1999) ou « espaces publics partiels » (Miège, 2010). Toutefois, des études ont montré que ces médias alternatifs ne parviennent pas toujours à se poser en outils contre-hégémoniques, en dépit de leur volonté souvent affichée de proposer des lieux d’expression contestataire (Rigoni, Saitta 2012). Dans cette perspective, d’autres travaux proposent de déconstruire les présupposés sur l’engagement numérique (Theviot, 2014). Ce sont généralement les acteurs eux-mêmes qui parlent d’innovations, de changements, de nouveautés et le chercheur se doit d’analyser ces croyances, d’en examiner la dimension rhétorique - voire injonctive -, sans pour autant prendre comme présupposé que le champ sémantique du « nouveau » n’existe pas (Mabi, Theviot, 2014).

5Manifestations contre les ogm, mouvements altermondialistes contre l’omc, grèves des cheminots, etc. : la diversité des mouvements sociaux et leur vitalité n’est pas contestée. Le déploiement de formes hybrides et composites de contestation s’accompagne d’une mise en cause régulière de la figure de l’expert, aussi bien dans les causes défendues que dans la médiatisation. Les militants associatifs ou adhérents à des partis politiques cherchent à rendre visible une parole profane, citoyenne; et ce par des médias revendiquant également une initiative citoyenne. Les mouvements contestataires actuels remettent « en cause l’autorité avec laquelle les experts de toute nature [...] entendent légiférer sur des questions qui affectent le quotidien sans une écoute attentive des groupes et personnes concernés, sans prise en considération de la diversité des intérêts et croyances » (Neveu, 2011 [1996]). Prendre part aux processus de décision implique de se faire (re)connaître sur la scène publique et politique en mettant en avant « sa » légitimité, son «  sa­voir profane  ». L’expression «  contre-expertise  » est régulièrement em­ployée par les acteurs comme par les observateurs des mouvements sociaux pour illustrer l’idée d’un recours à une autre forme d’expertise qui ne serait pas celle détenue par les pouvoirs politiques, ni par les journalistes. L’expertise peut alors être entendue comme « l’ensemble des savoirs mobilisés pour l’action » (Delmas, 2012, 16). Cette définition n’exclut pas a priori les for­mes d’expertise issues des activités militantes, bien que celle-ci soit souvent associée à la notion de « compétence », notamment profes­sion­nelle (Delmas 2012, 10). Les acteurs des mouvements sociaux cherchent ainsi à déployer des formes de contestation pensées en dehors des cadres traditionnels, et ce également dans la mise en visibilité du mouvement. Mais ils sont alors confrontés à un paradoxe entre le désir de maximiser la médiatisation de leurs revendications (ce qui leur demanderait de passer par des canaux classiques) et leur volonté de contrôler eux-mêmes leur communication (via des blogs par exemple). Comment combiner le rejet de l’institutionnalisation, ou plus précisément dans le cas des médias, de la médiatisation mainstream fréquem­ment associée à l’idée de « récupération » par les journalistes, au souci de l’efficacité du mouvement? Ces allers-retours permanents, au cœur des mou­ve­ments sociaux, entre vision idéaliste et principe de réalité seront étudiés dans ce numéro, adoptant une focale médiatique.

6Ce dossier invite en effet à questionner ces tensions entre médias et mou­vements contestataires, et plus généralement entre médias et engagements. Quels sont les nouveaux usages des médias par les mouvements sociaux ? Internet permet-il à des mouvements contestataires de se faire connaître sans passer par l’intermédiaire des médias traditionnels ? Quel est le rôle des jour­na­listes en ligne dans ces prétendues nouvelles formes de médiatisation de l’engagement? Les médias « engagés » sont-ils une alternative efficace pour la promotion large d’une cause ? Dans quelle mesure ces derniers ont-ils un fonctionnement spécifique ? Comment les médias traitent-ils de l’enga­ge­ment ? Quels sont les rapports entre les professionnels de l’information et les acteurs militants? L’objectif est d’articuler différents niveaux d’analyse: celle des acteurs ou producteurs de l’information, celle des organisations ou modes de production, celle des contenus ou produits médiatiques, et enfin celle des modes de réception.

Mouvements sociaux et médias: une combinaison récente dans la littérature académique?

7La sociologie des mouvements sociaux constitue aujourd’hui un sous-champ des sciences sociales en France et a donné lieu à de nombreuses enquêtes empiriques détaillées. Son développement est relativement récent - en comparaison avec celui des études nord-américaines qui remontent au début des années 1970 – mais très dynamique, notamment les études sur les «  nouveaux mouvements sociaux  » (nms). Celles-ci soulignent le glissement progressif de revendications relatives aux conditions matérielles d’existence (salaire) à des revendications plus qualitatives, « post-matérialistes » (Inglehart, 1977), portant sur la qualité de vie, les identités, etc. La prise en compte des questionnements sociétaux liés aux enjeux de modernité et de progrès marque l’émergence de ce qu’Ulrick Beck qualifie de « société du risque » (2001) et Anthony Giddens de « modernité seconde » (2000). Ces mouvements sociaux visent au renversement d’une situation jugée négative, induite par des avancées techniques trop rapides, qui se doivent d’être discutées. Par exemple, le mouvement écologiste entend modifier les tendances environnementales observées et participer à la prise de conscience citoyenne des risques (Libby, 1999).

9Pour sa part, la question du rapport entre médias et mouvements sociaux est peu traitée avant la fin des années 1980. Jusqu’aux années 1990, les cadres théoriques de la mobilisation des ressources constituaient le point d’appui central d’une majorité de travaux sociologiques (Neveu, 2005) et focalisaient leur attention sur les ressources collectives et individuelles des groupes, en laissant de côté les relations aux médias et la construction des représentations. Par la suite, l’étude des mouvements sociaux a pris une place croissante au sein de la science politique française et s’est davantage penchée sur les conditions de l’engagement, les relations concrètes entre les acteurs et les médias dans la construction des problèmes publics (Neveu, 1999). De même, en sociologie des médias, les recherches ont longtemps principalement porté sur le fonctionnement interne des rédactions d’un côté, ainsi que sur le travail des journalistes politiques et le traitement de la politique institutionnelle de l’autre. Ce n’est que depuis quelques années que les médias engagés ou alternatifs font l’objet de travaux. De même, le journalisme « social » était considéré en France comme une forme de journalisme moins légitime que le journalisme politique ou culturel, avant d’être réinvesti (Lévêque, 2000). Enfin, la question du rapport des journalistes à l’engagement a émergé (Frisque, 2002; Lévêque et Ruellan, 2010, Lemieux, 2010), après une période fortement imprégnée par la repré­sen­ta­tion indigène de « l’indépendance » de la presse et de « l’objectivité » de l’information. L’interrogation sur les usages, les publics et les modes d’appropriation des messages médiatiques (Le Grignou, 2003; Goulet, 2010) s’est développée, avec la démocratisation de l’accès aux tic notamment.

Penser engagements et médias aujourd’hui

10Dans ce dossier, les enjeux liés aux médias, aux engagements et aux mou­vements sociaux sont explorés en quatre thématiques qui proposent des pistes de réflexion et des approfondissements de problématiques. Les thématiques retenues ici ne sont en aucun cas des entités séparées, mais visent plutôt à montrer toute la richesse de ce sujet dans le monde académique francophone.

11La première partie du dossier porte sur le traitement médiatique des acteurs politiques et des mobilisations. Elle invite à s’interroger sur les enjeux de la visibilité des acteurs socio-politiques dans les médias. Les mouvements sociaux, sous quelque forme que ce soit (grèves, manifestations, rassemblements, actes de résistance…) font l’objet d’un traitement médiatique souvent différencié (Jacquemain, Delwit, 2010). La réflexion porte ici sur la mise en récit de l’engagement, de l’activité protestataire, ainsi que sur la construction d’une identité publique. Comment les médias traitent-ils de l’engagement? Quels sont les rapports entre les professionnels de l’information et les acteurs militants? Quels outils journalistiques et supports d’information sont mis en œuvre pour favoriser l’engagement citoyen?

12Dans ce cadre, Marion Dalibert analyse comment la blanchité est la norme de l’identité collective dans trois grands titres de presse et dans les journaux télévisés des trois premières chaines françaises, à travers l’exemple de la médiatisation de deux mouvements sociaux représentant les minorités ethno­raciales: Ni Putes Ni Soumises et des Indigènes de la République. Pour sa part, Sébastien Salerno s’intéresse à la construction du débat public à travers l’exemple de la couverture médiatique relative à la tenue du contre-sommet du G8. En examinant le débat public avant la manifestation et ses suites, l’auteur montre comment un cadre d’interprétation sécuritaire se plaque solide­ment sur l’organisation de l’événement protestataire. Enfin, Thomas Vitiello livre une analyse de la perception et de l’usage des Sites d’Information et d’Aide aux Votes comme source d’information journalis­ti­que. Les analyses faites à partir d’entretiens menés en France, aux Pays-Bas et en Turquie révèlent différents usages des siav selon les traditions jour­na­lis­tiques et les cultures médiatiques.

13La deuxième partie du dossier s’attache à décrire les formes de l’engagement dans la sphère médiatique. Les journalistes entretiennent des rapports différenciés à l’engagement. Si certains estiment que leur rôle est simplement de « suivre » et de « rendre compte » d’une actualité qu’ils perçoivent comme donnée, d’autres ont une conception plus active de leur rôle. Pendant longtemps, c’est un journalisme directement engagé politiquement qui a fait contre-point, soit par un positionnement de type éditorialiste, soit par l’appartenance à une presse partisane. Mais c’est maintenant de plus en plus par une forme d’engagement « dans » et « par » le travail journalistique que cela s’exprime (Frisque, 2002, Lemieux, 2010, Lévêque, Ruellan, 2010), par un effort de distanciation critique vis-à-vis de l’information et/ou par la recherche d’une contre-information (investigation, animation d’espaces de débat, data-journalism…). Quelles formes prennent ces activités et quelle place occupent-elles? Comment les journalistes concernés gèrent-ils leurs positions dans les rédactions et vis-à-vis des publics?

14Mikaël Chambru livre une fine analyse de la production et de la diffusion de l’information autour du mouvement antinucléaire entre 1970 et 2010. Il s’at­ta­che en particulier à mettre à jour les rapports complexes entre les différents pro­tagonistes que sont les militants et les journalistes. Yoann Veny s’inter­roge quant à lui sur les liens entre médias « traditionnels » et « alternatifs » dans le paysage médiatique belge francophone. À travers une analyse du référencement de blogs politiques, il montre que, finalement, les médias traditionnels gardent la main mise sur les rapports de pouvoir et d’influence.

15La troisième partie du dossier s’intéresse aux usages des médias par les militants et aux médias collaboratifs et participatifs. De multiples acteurs sociaux s’emparent du web et des tic pour participer à l’élaboration de l’information, défendre des causes, se positionner dans l’espace public. Tous les citoyens connectés peuvent désormais (ré)agir en ligne en postant un commentaire, en twittant ou en alimentant leur propre blog; si bien que les frontières se brouillent entre journalistes et citoyens, experts et profanes, favorisant l’apparition de nouveaux auxiliaires du politique. Comment envisager le lien entre désir d’informer et impératif militant? Y a-t-il une spécificité de l’activisme sur Internet (Blondeau, Allard 2007)?

16Pascal Ricaud analyse les évolutions des médias communautaires en ligne et en particulier les radios en ligne pour saisir les nouvelles créations et formes d’espace public en ligne. Ulrike Lune Riboni montre comment les tic ont favorisé un « journalisme participatif », en particulier dans les cas de la révolution tunisienne. Enfin, Heloïse Nez, à travers l’exemple de l’usage du streaming à des fins informatives, porte la réflexion sur les déplacements de frontières, autrefois très claires, entre journalistes et militants.

17La dernière partie de ce dossier est consacrée à la mobilisation et à l’enga­ge­ment citoyen au prisme du numérique, en posant la question du renouvel­lement des formes d’engagement avec Internet. La structure réticulaire du web a parfois été présentée comme propice à de nouvelles formes d’actions politiques, moins hiérarchisées et organisées en réseau de médiation horizontale (Cardon et Granjon, 2010). De façon récurrente, chaque nouvelle technologie de communication fait l’objet de présupposés sur son aptitude à mobiliser davantage les citoyens et à moderniser les institutions (Monnoyer-Smith, 2010). Thierry Vedel souligne que les travaux portant sur la démocratie électronique sont marqués par un certain idéalisme, lié à un manque de données empiriques portant sur ses modalités concrètes: « La démocratie électronique est encore une idée adolescente, idéaliste et parfois oublieuse de l’histoire » (Vedel, 2003, 244). Les articles de ce numéro proposent un matériel empirique dense et fouillé qui permet de déconstruire certains présupposés.

18Dans un article théorique et transdisciplinaire, Paola Sedda met en lumière les liens entre les usages des citoyens et leurs postures militantes. Karolina Koç-Michalska, Jean Chiche, Thierry Vedel abordent quant à eux la question des transformations de la réception de l’information par l’introduction d’Internet. Ce faisant, les quatre auteurs envisagent le lien entre les tic et l’engagement politique des citoyens.