Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, F. Vatin (Ed.)
François Vatin (dir.), Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2009, 306 p.
Texte intégral
1Comme une sorte de reflet de l’époque de compétitivité, de concurrence et de méfiance dans laquelle nous vivons, le mot évaluation est devenu un terme à succès. Ce mot véhicule l’idée d’une opacité que viendrait lever la transparence d’une quantification établissant, dans l’objectivité du chiffre, la réalité des faits. Le mot évaluation reçoit aujourd’hui une acception étroite : celle d’une technique de contrôle fondée sur une mesure statistique de la qualité des biens et des services fournis, ou de la productivité des salariés d’une entreprise ou des agents des services publics. Cette technique est également mise au service du programme de « modernisation » qui vise à soumettre l’action de l’État à une logique du résultat et de la performance. C’est sous ce dernier aspect que l’évaluation est le plus souvent envisagée aujourd’hui.
2Un des intérêts du livre coordonné par François Vatin est d’ajouter une possibilité à la liste déjà fournie des usages contemporains du mot évaluation (au risque d’accroître la confusion de ceux qui l’emploient). Dans son introduction au volume, F. Vatin relève une définition du verbe évaluer : « déterminer (précisément ou approximativement) la valeur, le prix d’une chose ». Et, adoptant cette définition, il associe ce verbe à un autre : valoriser, compris au sens de « produire une hausse de la valeur marchande, augmenter le prix » (p. 13).
3Tel est donc le sens du titre du livre « Évaluer et valoriser », dont l’unité tient à la volonté d’établir la pertinence d’une proposition : « l’évaluation n’est pas un simple préalable à la valorisation mais celle-ci est présente tout au long de la chaîne productive, dans les actes d’évaluation conçus comme des modalités provisoires d’établissement d’une valeur en constitution » (p. 30). Et c’est dans cet esprit que les 11 études empiriques composant l’ouvrage s’attachent à décrire les conditions sociales dans lesquelles une valeur est attribuée à un bien ou à un service afin de démontrer que la valorisation ne répond pas, comme le prétend une vision un peu mythologique du marché, au jeu pur de l’offre et de la demande, mais résulte d’un travail conjoint qui se réalise à chacune des étapes de la production de ce bien ou de ce service.
4Une des originalités du livre tient au fait que ses auteurs sont engagés dans un projet collectif résumé par un manifeste intitulé « Le sens de la mesure ». Ce texte, qui figure en annexe, appelle les sociologues à cesser de se contenter de contester « l’impérialisme de la mesure, l’avenir désespérant d’une rationalisation intégrale » pour se consacrer à l’analyse des « enjeux normatifs » pour la civilisation, la société et la nature contenus dans les « activités métrologiques » (pour reprendre l’expression utilisée par Michel Callon dans la postface à l’ouvrage). Le manifeste invite donc à « penser la mesure de façon critique et non dénonciatoire parce que la mesure est toujours partielle, provisoire, inconséquente » (p. 286).
5Si le souci de rompre avec les postures convenues de la dénonciation doit être saluée, il se heurte ici à un triple problème : peut-on vraiment réduire la quantification au spectre (un peu mythifié) de la « rationalisation intégrale » ; est-il acceptable de délier la notion de mesure de ce qu’elle suppose normalement, à savoir une description quantifiée ; et, même si on peut admettre que la mesure est partielle et provisoire, peut-on dire qu’elle est inconséquente ? Cela reviendrait à penser que la production de chiffres n’est guidée par aucune instruction, ce qui est assez improbable.
6Les rédacteurs du manifeste négligent ces questions. Ils font un autre choix. Pour dépasser les limites des analyses de la rationalisation en termes de rapports de pouvoir, ils nomment « mesure » l’ensemble des formes de jugement (qu’elles soient fondées sur un chiffre ou pas) engagées dans le processus d’attribution d’une valeur (exprimée par un prix ou pas) au produit d’un travail réalisé par un groupe d’agents. Les études empiriques réunies dans ce volume rendent donc compte des multiples pratiques déployées par une pluralité d’agents poursuivant des fins différentes afin d’accomplir des « activités métrologiques » à visées distinctes. Et F. Vatin précise que cette entreprise admet un principe d’analyse, inspiré de l’économie des conventions : « avant de pouvoir échanger économiquement (valoriser ses biens sur le marché), il faut être d’accord sur de communes mesures ou évaluations. Il faut en somme évaluer pour valoriser » (p. 6–17).
7Curieusement, les études présentées traitent surtout du premier terme du binôme : l’évaluation, conçue comme une activité consistant à établir une « commune mesure ». Les trois premières portent sur « la construction pratique des normes ». Claire Leymonerie examine le processus aboutissant, dans les années 1950, à la normalisation de la cocotte-minute. Alexandra Bidet rend compte de la manière dont la communication téléphonique a été valorisée à la fin des années 1930. Nicolas Belorgey s’intéresse aux différentes conceptions de la nature des actes thérapeutiques prodigués à l’hôpital et de la façon dont ils sont comptabilisés. Quatre études s’occupent ensuite de « la mesure et du cadrage du travail ». Mathieu Grégoire analyse les techniques de régulation administrative de l’intermittence dans les professions du spectacle. Delphine Remillon et Antoine Vernet examinent le rôle de la mesure des qualifications dans le passage de l’inaptitude à l’employabilité. Martin Giraudeau traite de l’examen des dossiers déposés par des chômeurs formulant un projet d’entreprise. Thomas Le Bianic et Gwanaële Rot s’occupent de la rationalisation de l’activité de professions souveraines dans le cadre de l’entreprise. Enfin, trois études portent sur la « qualification et la valorisation d’un produit ». Stéphane Cabrolié analyse le cas de la double définition de la vocation d’un journal quotidien ; Thierry Escala, celui de processus au terme duquel l’agneau fermier du Quercy a obtenu la certification « label rouge » ; Etienne Nouguez, celui des méthodes de valorisation des médicaments génériques ; Pauline Barraud de Lagerie, celui de la détermination de la mesure d’une norme de « qualité sociale ».
8La lecture de ces études démontre, s’il en était encore besoin, la fécondité d’une démarche analytique qui définit ses objets de façon fine et rigoureuse et se construit à partir d’une description détaillée des pratiques constitutives des phénomènes soumis à investigation. On y retrouve cependant les difficultés liées à la conception extensive de la notion de « mesure ». Ces problèmes s’ordonnent autour de deux questions. 1) Peut-on regrouper sous un concept unique — celui de mesure — les procédures d’identification, de catégorisation, de qualification, de standardisation, de certification ou de valorisation décrites dans ces études empiriques ? En fait, la suite d’études finit par imposer un constat qui semble contredire l’association posée dans le titre : les pratiques d’évaluation (au sens d’établissement d’une commune mesure) ne se réduisent pas à celles de valorisation (au sens de processus de fixation d’un prix). De plus, cette généralisation est identique à toutes les autres : il faut toujours se demander ce qu’on gagne et ce qu’on perd lorsqu’on y recoure. Ici, on semble perdre beaucoup trop de distinctions importantes pour admettre que la généralisation soit acceptable. 2) Peut-on ignorer tout ce qui distingue la logique de la quantification et ses effets (ce « souci d’optimalité » détaché de son « orientation marchande » comme l’écrit Alexandra Bidet, p. 70) de celle qui régit la confrontation des modalités différentes de jugement ordinaire qui est inhérente à toute activité pratique et dont la majorité de ces études rend compte ?
9L’ouvrage est, par la richesse et la diversité des analyses empiriques qu’il livre, une précieuse invitation à poursuivre le travail autour de ces questions. Et ce travail pourrait se développer à partir d’un constat : pour comprendre le phénomène de la mesure (et éclairer l’usage du mot évaluation), il ne suffit pas de situer l’analyse à la croisée des sociologies du travail et de l’économie, mais il faut également tenir compte des acquis des sociologies de l’action publique, de la quantification et de la domination.
Pour citer cet article
Référence papier
Albert Ogien, « Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, F. Vatin (Ed.) », Sociologie du travail, Vol. 53 - n° 3 | 2011, 427-429.
Référence électronique
Albert Ogien, « Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure, F. Vatin (Ed.) », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 53 - n° 3 | Juillet-Septembre 2011, mis en ligne le 26 novembre 2018, consulté le 17 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/10756 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.10756
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