Êtes-vous qualifié pour servir ? S. Monchatre
Sylvie Monchatre, Êtes-vous qualifié pour servir ?, La Dispute, Paris, 2010, 222 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Sylvie Monchatre explore le monde du salariat dit « peu qualifié » de l’hôtellerie-restauration. D’un côté, il s’inscrit dans la lignée de travaux de recherche qui témoignent de l’apparition d’un « nouveau prolétariat », les conditions de travail des salariés d’exécution de services étant très proches de celles des ouvriers. De l’autre, il se situe dans la continuité des recherches qui constatent une montée de la relation au client dans de nombreux secteurs professionnels. Cet ouvrage mobilise de façon centrale l’analyse des rapports sociaux et particulièrement les rapports sociaux de sexe. S. Monchatre démontre avec acuité qu’ils sont à l’œuvre, tant dans les affectations différenciées aux activités de travail que dans les manières d’agir. Elle s’appuie sur ses deux enquêtes menées entre 2002 et 2006 dans l’hôtellerie-restauration et exploite de multiples données statistiques (enquête Emploi, Génération 92, bases Reflet et Portraits statistiques de branche du Céreq), ainsi que sur cinquante entretiens. Telle une pièce de théâtre, ce livre passionnant met en scène en trois actes ces salariés d’exécution issus de milieux populaires : de l’itinéraire scolaire à l’activité professionnelle, jusqu’au rideau final lorsqu’ils « tirent leur révérence ». Sa force est ainsi d’appréhender les itinéraires des employés de l’hôtellerie-restauration sur le long terme, et de saisir leur logique d’ensemble, plutôt que de s’en tenir à une séquence particulière. Il est d’ailleurs structuré selon ces trois temps biographiques, composés chacun de deux chapitres. Son écriture à la fois claire et métaphorique, l’articulation constante entre les données empiriques et théoriques lui confèrent de grandes qualités pédagogiques.
2La première partie (« Vers le service ») porte sur les conditions d’accès au secteur hôtelier. S. Monchatre convie le lecteur dans le monde des exclus de la démocratisation scolaire, orientés très tôt dans cette voie professionnelle. Les filles payent davantage leur échec scolaire. Elles expérimentent la « relégation en salle » dès l’enseignement technique et professionnel, et se confrontent à la « forteresse virile » de la cuisine. À partir d’une analogie avec le monde des comédiens, S. Monchatre décrit la segmentation du marché du travail de l’hôtellerie-restauration avec la cuisine, espace protégé et qualifié, et le service, segment transitionnel où les profils sont plus variés (professionnels issus de la formation hôtelière, jeunes non qualifiés, femmes adultes dépendant financièrement de leur famille ou de leur conjoint).
3Dans la deuxième partie (« Pendant le service »), l’auteur décrit l’activité professionnelle dans l’hôtellerie-restauration traditionnelle, où le cuisinier détient le pouvoir symbolique et où on ne compte ni ses heures ni son salaire, les relations employeurs-employés étant quasi familiales. Les différenciations selon le sexe, la nationalité et l’âge y sont prégnantes. Les femmes sont très vite assignées à un dévouement sans relâche, tandis que les hommes ont une plus grande marge de manœuvre avec le client. Dans l’hôtellerie-restauration de chaîne, en revanche, « l’étau des assignations » de genre, d’âge et de nationalité se desserre mais il se maintient en coulisses. La rationalisation industrielle, notamment la standardisation des prestations mises en œuvre dans ce secteur, détrône le cuisinier et atténue les normes sexuées du métier afférentes au service. Quel que soit leur sexe, les salariés se consacrent entièrement au client, dont le pouvoir de sanction est encadré par des dispositifs d’évaluation.
4Après avoir passé de longues années sur un segment du marché du travail qui demande à ses salariés un « ascétisme » conduisant au célibat et une « discipline personnelle implacable » pour entretenir leur force de travail, S. Monchatre se demande dans la troisième partie, s’il est possible d’y faire carrière. Tout semble joué d’avance. Grâce aux portraits de travailleurs qu’elle brosse, elle montre que les cuisiniers, détenteurs d’une forte référence au métier, se reconvertissent dans « des niches professionnelles moins éprouvantes » du secteur de l’hôtellerie-restauration (la restauration collective, les traiteurs et les chaînes hôtelières), bien souvent en raison de leur entrée dans une vie conjugale. Écartelées entre leur charge familiale et la disponibilité totale demandée par l’entreprise, les serveuses quant à elles, migrent progressivement vers les horaires de jour, les moins convoités du secteur. Loin de bénéficier de leur socialisation professionnelle, le poids des ressources initiales est primordial. Seules celles qui sont dotées de capitaux économiques et culturels sortent par le haut des emplois d’exécution.
- 1 Woolf, V. 1977 (1929). Une chambre à soi. Denoël, Paris, 172 p.
5L’ouvrage se conclue brièvement par une « sociologie critique ». Au travers de mobilisations syndicales menées par les jeunes des chaînes hôtelières et les femmes de chambre, enclave féminine la plus dominée, S. Monchatre présente des pistes d’émancipation pour des salariés dont le destin semble scellé. Avec des accents semblables à ceux de Virginia Woolf dans Une chambre à soi1, l’auteur prône pour les femmes un droit à l’égoïsme. Elle relativise toutefois la force de cette contestation, dans la mesure où l’univers hôtelier a un effet réparateur chez de nombreux jeunes qui ont connu l’échec scolaire. En particulier pour les garçons de milieu populaire, la promesse de côtoyer la haute bourgeoisie dans l’hôtellerie-restauration de luxe, d’accéder aux postes les plus convoités de chefs cuisiniers, et les valeurs de virilité du métier de cuisinier constituent des « opportunités de revanche sociale » et de « restauration de soi » qui les sensibilisent aux discours de la performance.
6Ce court compte rendu ne permet pas de mettre au jour toute la richesse de la description d’un univers de travail qui marque pour longtemps le lecteur. Un regret apparaît toutefois. Si S. Monchatre se situe pleinement dans l’analyse des rapports de pouvoir, elle n’articule pas de façon égale la triade sexe, âge, « race ». Le fil de l’imbrication des rapports sociaux n’est pas tenu alors qu’elle souligne à plusieurs reprises, sans l’approfondir, que les salariés issus de l’immigration des pays du Sud se trouvent largement affectés aux postes les moins en contact avec le client (plongeurs, veilleurs de nuits et femmes de chambre) et que les clivages générationnels sont majeurs dans l’hôtellerie-restauration traditionnelle. Toutefois, cette discrétion sur ces autres aspects rend l’analyse de la dimension sexuée du rapport au travail particulièrement pertinente. Parmi ses grandes qualités, ce livre ne se focalise pas seulement sur la dimension symbolique de la domination sexuée. Il éclaire comment celle-ci peut se graver dans les corps, à travers l’accumulation d’usures physiques, la description de l’embonpoint, la masculinisation des serveuses ou à l’inverse, leur hypersexualisation. En soulignant aussi le plafonnement de leurs salaires, l’auteur met en évidence combien les rapports sociaux de sexe s’inscrivent dans autant d’aspects matériels que symboliques.
Pour citer cet article
Référence papier
Isabelle Lacroix, « Êtes-vous qualifié pour servir ? S. Monchatre », Sociologie du travail, Vol. 55 - n° 1 | 2013, 117-119.
Référence électronique
Isabelle Lacroix, « Êtes-vous qualifié pour servir ? S. Monchatre », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 55 - n° 1 | Janvier-Mars 2013, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/12756 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.12756
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