Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Y. Barthe
Yannick Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Economica, Paris, 2006, 239 p.
Texte intégral
1Des certitudes scientifiques et techniques peuvent-elles faire à nouveau l’objet de questionnements et débats ? Quelles sont les étapes à franchir pour une nouvelle mise en discussion d’un « dossier classé » ? L’histoire de la gestion des déchets nucléaires en France proposée par Yannick Barthe a pour principale ambition de répondre à ces questions. L’hypothèse de cette véritable genèse de la gestion des déchets nucléaires, issue de la version remaniée de la thèse de sociologie de l’auteur, est que l’irréversibilité comme processus rend possible la qualification politique du problème et son éventuelle réversibilité. Construit en deux parties, l’ouvrage adopte une perspective résolument chronologique afin de « suivre au plus près de la trajectoire [le] problème des déchets nucléaires [et] au besoin dans les dédales des controverses techniques qu’il a suscitées » (p. 3). La première partie, « Irréversibilité », montre comment l’enfouissement géologique a fait l’objet d’un verrouillage progressif et robuste dans le choix d’une solution technique depuis les années 1950. La seconde partie, « Réversibilité », explique « comment les irréversibilités techniques peuvent être mises en politique » (p. 6) et comment vont émerger des solutions alternatives dans un domaine aussi complexe et fermé que celui du nucléaire français.
2L’irréversibilité des choix techniques se dessine à coup de petits choix, de bifurcations et d’investissement qui limitent les retours en arrière. Sujet réservé aux experts, l’enfouissement en profondeur s’impose, bien que le problème du choix du lieu d’enfouissement demeure entier d’un point de vue politique. Le maintien de la contestation de la part des associations, conjugué à l’arrivée au pouvoir de la gauche au début des années 1980, se traduira par la création d’une commission d’experts pour évaluer la question. Appelant à la poursuite des recherches, l’option du stockage ressortira néanmoins renforcée de cet exercice et donnera lieu à la création de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Cette première partie se clôt sur un constat d’échec. Manifestement, les ingénieurs, en durcissant le choix technique, n’arrivent pas à « traduire » autrement le problème pour y intégrer sa dimension sociale et accroître son acceptabilité.
- 1 Hirschman A.O., 1991. Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris.
3En 1990, avec l’annonce d’un moratoire d’un an sur la recherche des sites, c’est l’ère de la réversibilité qui s’enclenche. Une commission d’élus est lancée qui met en place une procédure souple, indépendante et réceptive aux débordements multiples. Cette consultation est soucieuse de répondre à la « thèse de l’inanité » voulant que toute tentative de modification du monde et des structures sociales soit vaine et qu’au-delà des apparences, se maintiennent les rapports de forces et les intérêts constitués1. Ce dispositif crée les conditions d’un espace de discussion et fait éclater les coalitions. Les élus reprennent ainsi la main en laissant entendre, pour expliquer la crise, que le gouvernement avait été victime des experts. Si la solution de l’enfouissement est maintenue au terme de ce nouvel exercice, deux autres voies sont explorées : la poursuite de la recherche et l’acceptabilité sociale comme premier critère pour le choix des sites. La consultation conduira à l’adoption d’une loi, symbole par excellence de l’agir politique, qui rend bien compte de l’arbitrage réalisé entre écologistes et ingénieurs. Cette loi propose, selon la formule de l’auteur, de « ne pas décider pour décider plus tard ». La concrétisation du politiquement souhaitable et du géologiquement faisable se fera via les commissions locales d’information (CLI), véritables « forums hybrides », lieux de critique, de relais d’information et/ou de négociation ayant leurs effets propres. Du côté de la recherche, le collectif s’élargit avec, notamment, les apports des chercheurs du CNRS. Il explore les nouvelles générations de réacteurs nucléaires et change la hiérarchie des options techniques. Les débats locaux se déplacent à l’échelle nationale où des élus influents préparent le terrain pour une réversibilité de la solution technique. C’est en définitive le stockage en surface qui l’emportera... jusqu’à ce qu’il y ait des avancées scientifiques sur le sujet. Pour Y. Barthe, cette prise d’indécision ne doit pas être comprise comme une non-décision, mais bien comme l’entrée de la science et de la technique du nucléaire en démocratie.
- 2 Callon, M., Lascoumes, P., Barthe, Y., 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie (...)
4Au terme de ce récit qui accorde toute son importance à la dimension temporelle, l’auteur conclut au caractère éminemment construit des solutions techniques. Si les questions théoriques et conceptuelles sont très peu abordées dans l’ouvrage, nous retrouvons plusieurs idées au cœur du désormais classique Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique2 et qui montrent l’apport qu’ont déjà les travaux de Y. Barthe dans le domaine. Le lecteur intéressé par les controverses techniques et environnementales comme par les conflits liés aux infrastructures y retrouvera un ensemble de constats qui se prêtent aisément à un exercice de généralisation. Le livre est une contribution significative à l’analyse du rôle des experts, des associations et des effets des dispositifs consultatifs sur l’action publique. Du point de vue méthodologique, l’ouvrage témoigne d’une recherche documentaire exemplaire et d’entretiens riches proposant des extraits pertinents et évocateurs. Il ne s’agit pas seulement d’une leçon remarquable de sociologie des sciences qui ouvre la boîte contenant les mécanismes de production de la connaissance et retrace le parcours de la mise en politique des choix techniques. L’ouvrage offre aussi une leçon de politique publique sur la réversibilité des décisions publiques qui fera école comme remède à l’omnipotence théorique de la notion de « dépendance au sentier » (Path Dependency).
Notes
1 Hirschman A.O., 1991. Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris.
2 Callon, M., Lascoumes, P., Barthe, Y., 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Le Seuil, Paris.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Louis Simard, « Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Y. Barthe », Sociologie du travail, Vol. 52 - n° 1 | 2010, 120-122.
Référence électronique
Louis Simard, « Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Y. Barthe », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 52 - n° 1 | Janvier-Mars 2010, mis en ligne le 13 décembre 2018, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/13405 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.13405
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