1L’expression « réinventer l’État » prend son sens au fil du livre qui déroule par le menu les nombreuses réformes qui ont été concoctées en France par les élites politiques et administratives qui gouvernent le pays durant le dernier demi-siècle.

2La fin des années 1960 coïncide avec le recours aux approches dites de rationalisation des choix budgétaires, le gaulliste Michel Debré dirigeant alors le ministère des Finances et du Budget. La fin des années 1970 voit un gouvernement de centre-droit doter les assujettis et les administrés de droits face à l’appareil administratif. La première moitié des années 1980 voit la gauche parlementaire arriver à la tête des affaires publiques et lancer un spectaculaire train de mesures de décentralisation politique et administrative en direction des collectivités territoriales. En 1989, une politique dite de renouveau du service public est impulsée par Michel Rocard, alors Premier ministre. En 1995, lui succède une autre phase qui, à la suite du vote par le Parlement en 2001 d’une nouvelle loi de finance, réorganise le débat budgétaire sur de nouvelles bases et systématise le recours à des concepts nouveaux tels que ceux de budget de programme et d’évaluation des politiques publiques.

3Ces diverses réformes ont engendré une abondante littérature en sciences sociales. Généralement, elles ont été examinées séparément les unes des autres, sans les resituer dans leur succession. Et, si elles l’étaient, les constats des sociologues, politistes et historiens ont plutôt souligné la discontinuité des mesures prises, les effets de démarquage par rapport à leurs prédécesseurs et d’affichage de politiques nouvelles étant valorisés par les gouvernants entrants. Par ailleurs, ce tracassin réformiste a laissé les analystes plutôt sceptiques, les mots et les idées ne débouchant guère sur des mesures radicales et des impacts tangibles au quotidien. Bref, la réforme administrative serait un genre discursif chic pratiqué par des élites désireuses de ne rien changer à leurs privilèges.

4Le livre de Philippe Bezes est une contribution importante qui devrait faire référence, pour au moins trois raisons. Il assemble une somme jusqu’ici inégalée d’informations sur le travail de réforme administrative en France. Il met en lumière les continuités et discontinuités de la scène et de l’agenda qui président à ces politiques. Il propose un cadre théorique et méthodologique dont la pertinence devrait intéresser les analystes des politiques publiques, quel que soit leur pays ou leur sujet d’enquête.

5L’inventaire des initiatives prises par les gouvernants est remarquablement documenté par le menu. Le livre de P. Bezes mobilise de nombreuses sources d’information, écrites – textes officiels, archives ministérielles et privées, etc. – et orales – par des interviews de parties prenantes et par l’observation des travaux de comités et de cercles d’idées. Le risque était d’offrir au lecteur une indigestion de données disparates. Il n’en est rien, bien au contraire, grâce au talent épistolaire et au discernement analytique de l’auteur. En revanche, cet inventaire suggère beaucoup de remarques à valeur plus générale.

6En effet, si les politiques dites de réforme administrative se sont succédées en France dans une discontinuité apparente et sans big-bang – à l’exception de la décentralisation –, l’ouvrage montre une étonnante activité réformiste qui casse définitivement l’image d’une passivité conservatrice des sommets de la puissance publique nationale. Cette activité est en même temps de nature incrémentale, comme si chaque période de réforme essayait de faire bouger le mammouth par des mesures possibilistes, en variant les angles d’attaque et les vecteurs de changement. L’inventaire montre aussi que les avancées endogènes combinent à la fois des initiatives portées par des hauts fonctionnaires et des ministères spécifiques, et des légitimations qu’endossent des décideurs politiques qui espèrent en bénéficier en termes d’affichage. Si la continuité et la cohérence ne sont pas la règle – sauf peut-être pour la réforme de la procédure budgétaire qui rallie le soutien tant de la gauche que de la droite parlementaire –, cela ne veut pas dire pour autant que rien, ou presque rien, n’aura été tenté, bien au contraire, durant près d’un demi-siècle.

7En troisième lieu, P. Bezes situe son livre dans le cadre d’une sociologie des politiques de réforme du segment administratif de l’État. Il prend ses distances par rapport à deux perspectives dont les sciences sociales héritaient de travaux majeurs réalisés dans les années 1960 et 1970. D’une part, celle de la sociologie des organisations publiques, qui approfondissait les diverses facettes de la théorie bureaucratique et que prolongeait le postulat selon lequel la France serait paralysée par un blocage de la société qui résulterait notamment du conservatisme forcené dont feraient preuve les élites de l’administration d’État, verrou que seul un changement brutal, suite à une crise dramatique, pourrait faire sauter. D’autre part, une perspective inspirée par la science administrative fonctionnaliste et qui postule que, le contexte sociétal changeant, la sphère politique et l’appareil d’État finissent par évoluer et par s’adapter aux nouvelles données environnantes.

8L’ouvrage de P. Bezes prend soin de ne pas infliger à l’interprétation des dynamiques qu’il observe une énième théorie générale, arrogante car affichée comme valable hic et nunc, et surplombante car ne s’embarrassant pas de la considération des variations dites de détail. Un de ses immenses mérites est d’élaborer un cadre théorique et méthodologique à moyenne portée. Plus précisément, il replace son analyse dans un contexte politique et idéologique précis : rendre possible l’étude et l’explication des réformes qui touchent un pays spécifique – dans le cas précis, la France –, et ce dans un espace temporel donné – soit la période allant des années 1960 à la fin des années 2000. Cette mise en perspective ne traduit pas une excessive modestie de la part du savant. Bien au contraire, elle permet à P. Bezes de mener à bon terme une démonstration brillante et plausible qui met à bas le postulat d’universalité du mouvement dit du New Public Management. Plus précisément, et là se situe une des forces de l’ouvrage, les mesures prises par la France durant une période de 45 années ne se réduisent pas à l’application, moyennant quelques adaptations mineures, du programme de ce nouvel évangile administratif. Autrement dit, la thèse d’une copie, certes francisée pour les besoins de la cause, mais aveuglément conforme à une orthodoxie néolibérale qui avait été concoctée notamment par les économistes néolibéraux de la théorie de l’agence et qui progressivement était devenue un levier majeur de la propagande orchestrée notamment par les bons soins de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) durant les années 1970 à 1990 ne tient pas. En France, l’État, ses élites politiques et administratives n’ont pas cédé devant les forces venues d’ailleurs. Ils ont construit leur propre chemin et bricolé leur propre modèle. Cette hypothèse est nourrie et testée par le recours que P. Bezes fait à quatre concepts : le répertoire de réforme, la configuration de réforme, la temporalité et l’institution, concepts qu’il emprunte avec bonheur et vigilance aux acquis de la littérature internationale des sciences sociales et politiques. La première partie du livre, consacrée à ce cadre analytique, mérite à elle seule lecture et attention. Elle convaincra que les sentiers de dépendance connaissent des ruptures et que le mimétisme institutionnel que prône l’approche néo-institutionnelle fournit une clé à manier avec précaution, localismes aidant. Car, en un demi-siècle, une nouvelle rationalité politique a émergé en France que P. Bezes appelle l’impératif du « souci de soi de l’État ».

9Cette contribution à une sociologie historique de l’État décortique les phases de mise sur agenda et surtout de prise de décision en matière de politiques publiques. Le lecteur saura tout, ou à peu près, sur ce qui s’est passé au sommet de l’État, dans les cercles légitimes en matière de réforme administrative. Reste une question, et pas la moindre. Comment se mettent en œuvre les décisions sur le terrain, au quotidien, et quels effets engendrent-elles ? Le livre de P. Bezes n’y répond pas. Est-ce un chapitre manquant de la même histoire que ce livre raconte ou bien est-ce une tout autre histoire ? Or les analystes des politiques publiques savent par expérience que le passage à l’acte constitue l’épreuve de vérité des actes et discours du sommet. Un chapitre de la sociologie politique de l’État reste à compléter s’agissant de ses propres réformes.