1Politiques de la relation est un bilan et une sorte de mise en ordre des recherches, des lectures et des réflexions que, depuis plusieurs années, Lise Demailly a consacrées aux métiers de la relation et aux activités professionnelles comportant une forte dimension psychologique et relationnelle visant à agir sur autrui, à l’éduquer, le soigner, le soutenir... Bien plus que sur le champ du travail relationnel, en soi beaucoup plus large, l’ouvrage porte principalement sur l’enseignement, la santé, la psychothérapie et le travail social.

2La plus grande qualité de ce gros livre est de ne rien laisser de côté et de se présenter comme une somme minutieuse, comme en témoigne un plan parcourant systématiquement toutes les dimensions de ce type d’activité : les professions, les pratiques, la formation, les cadres symboliques, les types d’organisation... La première partie du livre est consacrée aux métiers de la relation et participe pleinement de la sociologie du travail. Le chapitre initial s’efforce de définir ce travail relationnel et d’en mesurer l’extension alors que bien des activités professionnelles tendent à se « psychologiser ». Depuis 20 ans, et selon des degrés de qualification et de professionnalisation divers, tous ces métiers sont en forte croissance comme si la production et le contrôle des individus devenaient une activité centrale de nos sociétés. Le chapitre suivant porte sur les rhétoriques et les modèles professionnels, en particulier le « masquage des questions économiques », qui encadrent le travail relationnel dans les différents secteurs concernés. Quelques pages sont aussi consacrées aux diverses traditions européennes en la matière.

3Le chapitre essentiel de cette première partie est sans doute celui que L. Demailly consacre aux pratiques du travail relationnel. En s’appuyant sur ses propres travaux, et sur la mobilisation d’une littérature souvent peu connue, elle balaie tout un ensemble de questions : celles des registres d’action, des types de légitimité qui fondent l’autorité exercée sur autrui, des figures institutionnelles, des cycles de vie professionnels et des effets de génération... Chacun de ces thèmes est présenté de façon méthodique et une des qualités du texte est de proposer des bilans partiels, des classifications et des typologies « locales » qui mettent un peu d’ordre dans un flot continu de questions et de rhétoriques professionnelles particulièrement puissantes dans ce type d’activité. Le texte est souvent éclairé par des observations, des comptes rendus d’enquêtes de première main, voire par des expériences personnelles. Ce long chapitre se clôt sur la manière dont s’articulent les professions, les métiers et les styles personnels des acteurs. Le quatrième chapitre est, lui, consacré aux modes de recrutement et de formation professionnelle, aux tensions entre les métiers, les savoirs académiques et les formes d’engagement personnels.

4La seconde partie du livre s’intéresse aux cadres organisationnels du travail sur autrui. Quatre grandes questions sont abordées. La première est celle du développement d’un nouveau modèle de management public appelant « l’enrôlement des subjectivités », la territorialisation des pratiques, l’émergence de nouvelles professions dans les « trous » des dispositifs de maillage des populations et des problèmes sociaux... Dans ce nouveau cadre, les problèmes de coordination interprofessionnelle jouent un rôle essentiel puisque des professions traditionnellement autonomes doivent s’articuler dans des dispositifs de plus en plus complexes et, souvent, de plus en plus mobiles. Dans toutes ces pages, le cas de l’Éducation nationale est abordé avec un soin exceptionnel. Ce modèle de management est aussi caractérisé par deux grands éléments auxquels L. Demailly consacre deux chapitres : l’usage d’Internet comme mode d’information et de communication qui ouvre considérablement l’espace professionnel ; l’émergence d’un usager ou d’un client de mieux en mieux armé pour faire valoir ses droits même s’il y a loin des principes aux pratiques. Le dernier chapitre du livre est une sorte de synthèse et de conclusion mettant en lumière un processus de rationalisation du travail relationnel édictant de plus en plus de normes, de procédures formalisées, d’outillages et de « traçabilité ». Pour autant, L. Demailly ne nous laisse pas sur le tableau d’une emprise totale de l’organisation qui réduirait le travail relationnel à sa rationalisation plus ou moins « taylorisée ». Au-delà de ses mythes et de son « romantisme », le travail de relations échappe encore aux organisations qui l’enserrent. Une chose est sûre : que l’on s’intéresse à l’école, à la psychiatrie, au travail social ou à la santé, on trouvera dans ce livre une information exceptionnelle et surtout, une capacité de croiser des « champs » qui, naturellement, s’ignorent alors que tous semblent pris dans des évolutions comparables. Ce sont d’ailleurs ces similitudes qui justifient un livre réussissant le tour de force de ne pas découper son objet en terrains professionnels bien cernés comme l’éducation ou la santé.

5Politiques de la relation est une somme. C’est d’abord la somme des recherches de L. Demailly sur l’école, le travail social, la santé, les psychothérapeutes et les usages professionnels d’Internet. C’est aussi la somme de la littérature, connue ou plus « grise », consacrée au travail relationnel en France. À ce titre, il s’agit d’un livre utile, voire d’un livre indispensable à l’étudiant ou au chercheur qui voudrait s’engager dans des travaux sur la question. En revanche, cette somme présente parfois les inconvénients d’une ambition si large. À force de typologies partielles sur telle ou telle question, de raisonnements singuliers sur des thèmes et des problèmes singuliers, il arrive que le lecteur perde le fil d’une démonstration qui se dilue dans une accumulation de données et d’informations. La démonstration d’ensemble aurait peut-être gagné à choisir des bases plus homogènes et des lignes de forces plus nettes. Il arrive que chaque chapitre apparaisse comme un livre à lui tout seul. Mais les frontières du travail professionnel sur autrui sont aujourd’hui si vastes et si diluées, la topographie des professions concernées est si émiettée, qu’il était sans doute bien difficile qu’un livre voulant tant embrasser ne finisse pas par ressembler un peu à son objet. Cette homologie est, au fond, une marque de qualité.