1Le livre d’Yves Careil propose une analyse de l’expérience scolaire des collégiens à partir de deux monographies d’établissements de la région de Nantes où l’auteur mène des recherches depuis de longues années. Le sous-titre de l’ouvrage Ségrégations, médiations, tensions rend bien compte d’un projet ambitieux qui croise plusieurs perspectives analytiques. Il s’agit en premier lieu d’étudier comment l’école est traversée par des processus de ségrégation à la fois externes, issus de l’espace urbain et interne à l’établissement. En second lieu, il s’agit d’interroger la construction singulière, par les élèves, de rapports aux savoirs qui doivent intégrer des médiations avec l’espace familial et social. Au total, l’auteur vise à une analyse globale de l’espace des tensions subjectives vécues par les collégiens et des ressources différentes qu’ils ont pour les affronter.

2Ces perspectives sont mises en œuvre à partir d’une comparaison entre deux collèges, appelés Verlaine, en centre ville, et Rabelais, en périphérie. Plus de 500 bilans de savoir, portant sur les relations faites par les élèves entre les activités scolaires et extrascolaires dans la famille, avec les pairs ou en solitaire, ont été remplis en 1998 par des élèves de sixième et de troisième et ont fait l’objet d’un traitement qualitatif et d’analyses statistiques. De nombreux entretiens semi-directifs ont été réalisés les années suivantes, avec l’intention d’opérer un suivi par rapport aux élèves de sixième – 70 entretiens en cinquième en 2000, 40 entretiens en troisième en 2002. Enfin, l’auteur est un observateur de longue date du collège Rabelais : il a enseigné dans une des écoles primaires de son secteur et a analysé l’importance des jeux d’acteurs entre parents d’élèves, instituteurs « traditionnels » ou « modernistes » et politiques éducatives locales.

3Le livre s’équilibre en trois parties, d’inégale importance. La première (150 pages) revient longuement sur le contexte urbain nantais et son évolution sociale et politique, sur la présentation des deux établissements et leur histoire récente et sur les méthodologies employées. Une place particulière est faite aux périodes que l’auteur qualifie de « fortes bourrasques » vécues par le collège Rabelais, qui vient de vivre, lors de l’enquête, un certain nombre d’incidents de nature ethnique, sur fond de montée de l’influence d’associations musulmanes et de la présence d’un de ses leaders charismatiques dans le quartier. Y. Careil s’attache longuement à décrire la manière dont ce contexte rejaillit sur le collège, lors d’épisodes fortement conflictuels où se croisent accusations de racisme et défenses de la laïcité. L’élitisme tranquille de Verlaine, décrit par la suite, fait évidemment à cet égard fortement contraste.

4La seconde partie (70 pages) décrit l’expérience des collégiens de Verlaine, dans une opposition sociale entre des élèves « attitrés » au collège, que Y. Careil rapproche de la figure de l’héritier, et les élèves de milieu populaire qui y sont malgré tout scolarisés, des « fantômes sociaux » satisfaits de fréquenter un bon collège sans y trouver vraiment leur place.

5La troisième partie (170 pages), après un retour plus précis sur les caractéristiques de Rabelais, collège du « bout de la ville », et en particulier sur l’influence d’un groupe de parents chrétiens, s’attache aux expériences très diversifiées des collégiens, et en particulier à celles d’élèves issus de l’immigration tout particulièrement concernés par les vives tensions du collège et du quartier. Les deux dernières parties sont essentiellement faites d’une vingtaine de portraits, à partir des bilans de savoir et des entretiens recueillis, dont de longs – parfois trop longs – passages sont à chaque fois cités.

6Il est difficile de dégager en aussi peu d’espace l’ensemble des réflexions que permettent à la fois un matériel aussi foisonnant et une interrogation aussi large. L’auteur réussit bien à montrer comment l’école est aujourd’hui « sous pression » de contextes locaux qu’il décrit de manière informée, et comment les élèves sont à l’épreuve des inégalités de contextes scolaires. Bien des moments de l’enquête sont à cet égard probants. Les élèves populaires du bon collège déclarent systématiquement deux projets d’avenir (géologue ou barman, vétérinaire ou caissière), traduction subjective de la tension systémique qu’ils vivent. L’expérience des élèves de Rabelais en réussite témoigne d’une capacité de résister à la fois au risque de stigmatisation scolaire venu du contexte et à la pression de groupes de jeunes opposants à l’école.

7Mais dans l’ensemble, la profusion même dans l’exposition du matériel et la pluralité des problématiques ouvrent trop de pistes qui, inégalement investies par l’auteur, laissent finalement paradoxalement le lecteur sur sa faim. L’ouvrage ne conclut pas vraiment, par exemple, sur la progression des rapports au savoir de la sixième à la troisième, annoncée comme un des axes de l’étude. Il n’instruit pas non plus véritablement le dossier des effets controversés des pédagogies modernistes en milieu populaire, qui semble pourtant focaliser une partie des questions de recherche. Enfin, la présentation très dualisée des résultats, collège après collège, semble durcir à l’excès l’opposition des contextes, alors qu’une partie du matériel met au contraire en avant un espace de tensions commun aux collégiens et à rebours de forts contrastes d’expériences à l’intérieur d’un même établissement.