Michael Pollak, De l’identité blessée à une sociologie des possibles, L. Israël, D. Voldman (Eds.)
Liora Israël et Danièle Voldman (dir.), Michael Pollak, De l’identité blessée à une sociologie des possibles, Éditions Complexe, Paris, 2008, 265 p.
Texte intégral
1Il est souvent difficile pour un ouvrage centré sur un auteur récemment décédé de ne pas être qu’un hommage poli à ce dernier. C’est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de la publication d’actes de colloque, la situation favorisant la confidence et le souvenir, parfois plus que l’analyse. Sans complètement échapper à cette tendance (mais le faut-il toujours ?), les contributions regroupées par Liora Israël et Danièle Voldman autour de Michaël Pollak la dépassent. Sociologue arrivé en France au milieu des années 1970, il fut d’abord un doctorant de Pierre Bourdieu, avant de rejoindre le Groupe de sociologie politique et morale au milieu des années 1980. Ce sont donc deux décennies de la sociologie franc¸aise, mais aussi internationale — autrichien d’origine, il séjourne un temps aux États-Unis où il s’initie à la sociologie des sciences —, que traverse son œuvre plurielle. Comme l’expliquent les coordinatrices en introduction, le livre cherche avant tout à montrer le caractère contemporain de la pensée du chercheur, mort du sida en 1992. La quinzaine de contributions regroupées dans le recueil, réparties en cinq parties, montrent que l’actualité de M. Pollak se décline en fait de deux manières : celle du pionnier d’hier dont la pensée est largement acceptée aujourd’hui et celle du chercheur dont les intuitions peuvent encore aujourd’hui faire avancer les débats scientifiques.
2Plusieurs articles soulignent l’aspect pionnier des recherches du sociologue autrichien. C’est le cas de la partie intitulée « histoire et sociologie des sciences », notamment à travers la contribution de Pierre Lascoumes. Il rappelle que le chercheur s’était intéressé aux conflits suscités par plusieurs projets industriels controversés, principalement autour du nucléaire, et à la remise en cause de l’autorité de la science, qu’accompagne la montée en puissance d’experts alternatifs et parfois « profanes ». C’est le sens de l’article que M. Pollack cosigne en 1979 avec Dorothy Nelkin, reproduit au chapitre 4, dans lequel les auteurs brossent un vaste tableau de la gestion différenciée des controverses scientifiques en Europe occidentale et aux États-Unis. Le texte souligne ce que les travaux ultérieurs ont largement illustré depuis, à savoir que les dispositifs de résolution des controverses enrôlent des acteurs plus ou moins divers mais que, contre l’illusion cognitiviste — qui soutient que les oppositions sont uniquement fondées sur un déficit de connaissance qu’une information bien dispensée pourrait combler — « la résolution des conflits [autour des techniques] n’est pas toujours possible » (p. 71).
- 1 M. Pollack, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recher (...)
3Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de republier deux textes inédits en franc¸ais de M. Pollak. Le premier, évoqué précédemment, montre bien le rôle d’importateur de concept qu’a pu jouer ce chercheur dans certains domaines. Nombre des thèmes de la sociologie des sciences alors naissante en France y sont déjà présents, à savoir l’étude des controverses et des dispositifs de gestion mis en œuvre à leur suite, ou ses concepts principaux — « boîte noire », « point de passage obligatoire ». Le second article, co-écrit avec Alain Desrosières en 1987, s’intéresse aux méthodes de comptage et de représentation utilisées par les sciences sociales. L’originalité de la démarche des auteurs tient à la liaison qu’ils opèrent entre schèmes cognitifs et outils techniques, souvent séparés par les chercheurs. Pour eux, les instruments de connaissances déployés par les sciences sociales sont tributaires des conditions d’exercice de la science, qu’elles contribuent à fac¸onner en retour. Le caractère institutionnaliste de cette position est bien souligné par Pierre-Paul Zalio dans sa contribution (p. 78), qui vient compléter la partie sur l’histoire et la sociologie des sciences. À travers une étude précise du célèbre texte sur Paul Lazarsfeld1, l’auteur rappelle aussi efficacement que contre la lecture conventionnellement faite de l’article, M. Pollack avait moins cherché à dénoncer « l’entrepreneur de recherche » et son succès qu’à expliquer, à travers la comparaison avec Theodor W. Adorno, les effets de la migration sur la production scientifique.
4Au-delà de l’acceptation générale de travaux hier avant-gardistes, il y a aussi une actualité des textes de M. Pollak, qui tient à leur capacité à féconder les travaux contemporains de sciences sociales. Quoique séparées, les contributions des deux parties suivantes, sur la mémoire et sur l’identité, peuvent être lues conjointement, tant parce que les auteur-e-s de chacune n’ont de cesse de faire référence à ces deux concepts que parce qu’elles sont une source d’inspiration potentielle pour les contemporains. Intéressé aux processus de formation et de maintien d’une mémoire collective, M. Pollak avait en effet proposé des pistes pour l’analyse de ce thème, que Marie-Claire Lavabre rappelle dans sa contribution. Elle souligne la proximité, mais aussi les écarts par rapport aux analyses fondatrices de Maurice Halbwachs : sans renier l’étude de la communauté affective, qui favorise l’adhésion à une certaine mémoire, ni oublier les entrepreneurs de mémoire, les travaux de M. Pollak étaient moins, écrit-elle, portées vers la mémoire institutionnelle que vers « l’analyse des conditions sociales de formulation, voire de production du souvenir individuel, à ce qui en limite, en favorise, ou en modifie l’énoncé » (p. 119). Cette double approche, à la fois tributaire des analyses de M. Halbwachs et décalée, est illustrée par le texte de Sarah Gensburger. Son étude de la mémoire des rescapés juifs des camps montre alors les stratégies de création d’une vérité historique portée par certains acteurs après la guerre, mais souligne tout autant l’intérêt qu’il y a pour le chercheur à prendre au sérieux les souvenirs différenciés d’un même moment.
5La lecture du recueil montre un chercheur prolifique et éclectique, qui traversait avec un bonheur intellectuel certain les frontières, qu’elles soient géographiques, disciplinaires ou d’école de pensée. Dès lors, on peut se demander s’il fallait, comme le font plusieurs auteurs, chercher à placer M. Pollak dans un « camp » théorique — celui de la sociologie dite « pragmatique » contre la sociologie dite « critique » — lui dont toute l’œuvre déjoue en pratique ces assignations. C’est d’ailleurs ce que montre la contribution de Cyril Lemieux, qui retient de l’Expérience concentrationnaire l’attention portée par le chercheur à la trajectoire personnelle pour expliquer les attitudes dans le camp. Dans un article en forme de programme, il s’appuie alors sur M. Pollak pour poser les bases d’une « sociologie des épreuves », qui dépasserait la sociologie « pragmatique » par sa prise en compte des processus de socialisation.
6En plus des parties évoquées, le livre s’ouvre sur une section sur la sociologie de la culture, s’achève par des textes sur « le chercheur dans la cité » et se referme sur une série de table rondes et une postface de Luc Boltanski dans laquelle ce dernier raconte brièvement ses « années Bourdieu ». Ouvrage hétéroclite, multipliant les points de vue, ce recueil peut alors intéresser tant les historiens de la sociologie que ses praticiens d’aujourd’hui. Un seul regret : on n’apprend finalement que peu sur la « sociologie des possibles » évoquée à plusieurs reprises, mais jamais vraiment conceptualisée. Peut-être est-ce parce que plus qu’une telle approche, l’œuvre de M. Pollak constitue, par les pistes qu’elle offre, une analyse attentive aux détails de chaque cas et aux déterminants de la conduite individuelle. Une « sociologie de la singularité » ?
Notes
1 M. Pollack, « Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales 25, 1979, p. 45–59.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Étienne Ollion, « Michael Pollak, De l’identité blessée à une sociologie des possibles, L. Israël, D. Voldman (Eds.) », Sociologie du travail, Vol. 52 - n° 4 | 2010, 577-579.
Référence électronique
Étienne Ollion, « Michael Pollak, De l’identité blessée à une sociologie des possibles, L. Israël, D. Voldman (Eds.) », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 52 - n° 4 | Octobre-Décembre 2010, mis en ligne le 23 novembre 2010, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/15650 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.15650
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