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AccueilNumérosVol. 50 - n° 4Comptes rendusLes fabriques du corps, Anastasia...

Comptes rendus

Les fabriques du corps, Anastasia Meidani

Presses universitaires du Mirail, Toulouse (2007). 345 pp. 
Rossella Ghigi
p. 559-561
Référence(s) :

Anastasia Meidani, Les fabriques du corps, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2007, 345 pp. 

Texte intégral

1Comme le rappelle l’historienne de l’art France Borel, « les gestes apparemment les plus innocents de l’entretien du corps cachent souvent une tendance persistante et déguisée à l’assujettir à des normes strictes qui le revêtent d’un voile de civilisation. Sous aucun tropique ne persiste la nudité intégrale offerte par la naissance. L’homme met son empreinte sur l’homme. Le corps n’est pas un produit de la nature, mais de la culture » (Borel, 1992, p. 18). Dans toute société, l’identification au groupe transite par des marques somatiques et par le travail sur le corps : c’est par l’apparence que se confirme l’appartenance. La société contemporaine, toutefois, présente ceci de particulier qu’elle enregistre un surinvestissement inédit du corps. Celui-ci est devenu l’objet privilégié de la culture de la consommation et le lieu d’expression de l’autonomie de l’individu (Featherstone, 1982). Chirurgie esthétique, bodybuilding, tatouages, consommation de stéroïdes, scarifications, régimes, activités sportives et de remise en forme : ces pratiques de transformation du corps se sont multipliées et répandues dans toutes les classes sociales à partir de la deuxième moitié du xxe siècle. Une vague de démocratisation impose, à tous, un devoir de beauté et rend chaque individu responsable de sa propre apparence physique. Ce processus est porté et justifié par une idéologie aux apparences contradictoires : transformer son corps biologique est une façon de le libérer, mais sans que les inégalités sociales ne viennent, nous dit-on, limiter la portée dudit processus.

2Anastasia Meidani réfléchit dans ce livre sur les enjeux sociaux, identitaires, de communication et symboliques des pratiques de mise en forme du corps et de travail sur les apparences. Au moyen d’une étude ethnographique menée dans le microcosme social des centres de remise en forme, l’auteure analyse les activités destinées à transformer le corps, à le soigner, à l’embellir, à l’empêcher de vieillir... Deux ensembles de pratiques peuvent être distingués : celles qui visent à l’entretien du corps (pratiques alimentaires et sportives), celles qui visent à sa mise en scène (pratiques esthétiques). Le point de départ de cette recherche est goffmanien et les pratiques corporelles sont considérées du point de vue de leur fonction de porte-identité. Plus précisément, l’objet de cet ouvrage n’est pas le corps en tant que tel, mais le processus de conformation et/ou de transformation de ce dernier.

3Afin de rendre compte des forces sociales et des contraintes structurelles en jeu, mais aussi de la réflexivité et du libre arbitre des acteurs sociaux, A. Meidani adopte une approche interactionniste, observe les conduites et utilise l’analyse situationnelle. Son but est de réfléchir au point d’intersection entre biographie individuelle et structure. On pourrait même avancer que la pratique corporelle n’est pour elle, au fond, que le prétexte pour évoquer la tension entre liberté personnelle et contrainte sociale. En fait, Meidani fait l’hypothèse que certaines composantes des pratiques corporelles sont déterminées par des éléments extérieurs à ces pratiques. Pour cette raison, l’analyse ethnographique qui est au cœur de cet ouvrage est précédée par une recherche sur le « contexte structurel ». Les « normes d’esthétisme collectif » véhiculées par les médias qui, en situation, déterminent la pratique corporelle font ainsi l’objet de son attention. Pour être plus exact, Meidani recense différents modèles normatifs de beauté, en s’appuyant sur un corpus de 274 magazines. C’est justement cette double démarche — analyse de structure et analyse de situation — qui confère originalité à son travail. Convenons que l’articulation reste cependant problématique puisque le chapitre consacré à la presse demeure un peu isolé dans l’ensemble de l’ouvrage et que, plus précisément encore, les modèles de beauté proposés par l’auteure ne tiennent pas toutes leurs promesses heuristiques pour l’analyse du matériau de terrain. Celui-ci constitue de fait la véritable richesse de l’ouvrage. L’auteure a recueilli ce matériel sur la base du principe fondamental que le corps n’est jamais une pure et simple propriété individuelle, mais qu’il est le produit d’une négociation qui implique autrui (le corps est toujours « le lieu de l’autrui »).

4Les chapitres consacrés aux interactions entre professionnels (animateurs et éducateurs sportifs) et adhérents montrent bien les enjeux du processus de mise en forme du corps dans l’espace de la salle. Ils convainquent du fait que le corps n’est qu’un processus. L’adhérent doit apprendre à « sentir » les bonnes sensations en regardant les autres. Telle est la condition pour que la socialisation par la remise en forme puisse s’accomplir. L’adhérent doit apprendre à bien « lire » son corps, à le décoder et à le mesurer. En d’autres termes, l’individu est incité à développer une pratique réflexive, à se prendre pour référence, à chercher en lui-même l’authenticité de l’image de son corps. Le professionnel, pour sa part, doit motiver. Pour ce faire, il use de mots. Parce qu’il est une beauté incarnée, sa présence physique sert également d’aiguillon. Cette recherche montre bien finalement que la motivation n’est rien d’autre qu’un mode d’expression de la sociabilité puisque « tant les objectifs que les motivations sont continuellement négociés au sein des interactions de sorte que les pratiques somatiques s’avèrent sans cesse réajustées » (p. 192).

5À l’aide d’une analyse et d’une classification des adhérents, A. Meidani montre aussi que les pratiques corporelles fournissent matière à inégalités sociales, aussi bien pour ce qui concerne les résultats esthétiques, les performances que les effets de stigmatisation. On le voit clairement lorsque les adhérents n’alignent pas leurs comportements sur ceux que leur conseillent les spécialistes. À ce moment-là, l’interaction se fragilise et la dimension relationnelle qui caractérise le rapport au corps apparaît de façon évidente. Cette hypothèse aurait pu être testée de façon plus solide encore en procédant, à la façon de (Sassatelli, 2000) dans les salles de gymnastique, à l’aide d’expériences typiquement ethnométhodologiques qui consistent à rompre sciemment l’ordre interactionnel.

6Dans cet ouvrage, l’auteure estime, par ailleurs, que la mise en forme du corps fonctionne à l’aide de deux processus complémentaires : la conformation (acceptation d’un ou plusieurs modèles normalisés, tentatives pour les reproduire) et la transformation (prise de distance volontaire à l’égard de ces modèles). On peut situer la pratique concrète des individus (troubles alimentaires, chirurgie esthétique, tatouage, maquillage...) sur un continuum dont les deux processus évoqués précédemment constituent les pôles opposés. Il est dommage que, dans les chapitres où elle en rend compte, l’auteure se base pour l’essentiel sur quelques interviews, non pas sur son observation directe. Les multiples intuitions qui percent auraient alors gagné en profondeur.

7À cet ouvrage, on peut reprocher également quelques grandes absences. Il n’est fait référence ni à la littérature féministe sur les troubles alimentaires (par exemple, les travaux de Susan Bordo... [Bordo, 1993]), ni à la littérature en langue anglaise sur la chirurgie esthétique (travaux de Kathy Davis [Davis, 1995]). Manque aussi une discussion avec les auteurs de recherches, telle telle que celle de Gimlin, 2002 sur la réappropriation du corps après sa transformation, que celle-ci soit d’origine esthétique ou sportive ou encore qu’elle résulte encore d’une crise somatique. La thématique de Michel Foucault dans son ouvrage de 1975, Surveiller et punir (le corps discipliné au nom d’un principe de libération [Foucault, 1975]), n’est pas davantage discutée. A. Meidani aurait pourtant tout intérêt à mobiliser ces recherches, d’autant plus que celles-ci confirment plus qu’elles ne les contredisent les thèses de l’auteure. À défaut de s’appuyer sur un tel ensemble, les données recueillies par A. Meidani ont la vertu de mettre en évidence deux résultats majeurs : l’intériorisation des normes n’est d’une part jamais un processus passif mais appelle une part active et créative de tous les acteurs ; les pratiques corporelles, d’autre part, ne sont pas réductibles à une forme de repli individualiste, elles révèlent au contraire une quête incessante d’autrui. Voilà pourquoi, ainsi que le suggère A. Meidani, penser le corps n’est qu’une autre manière de penser le lien social.

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Bibliographie

Bordo, S., 1993. Unbearable Weight. Feminism, Western Culture, and the Body. University of California Press, Berkeley.

Borel, F., 1992. Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps. Calmann-Levy, Paris.

Davis, K., 1995. Reshaping the female body. The dilemma of cosmetic surgery. Routledge, New York-London.

Featherstone, M., 1982. The body in consumer culture. Theory Culture and Society 1, 18–33.

Foucault, M., 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Gallimard, Paris.

Gimlin, D., 2002. Body Work. Beauty and Self-Image in American Culture. University of California Press, Berkeley.

Sassatelli, R., 2000. Anatomia della palestra. Il Mulino, Bologna.

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Pour citer cet article

Référence papier

Rossella Ghigi, « Les fabriques du corps, Anastasia Meidani »Sociologie du travail, Vol. 50 - n° 4 | 2008, 559-561.

Référence électronique

Rossella Ghigi, « Les fabriques du corps, Anastasia Meidani »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 50 - n° 4 | Octobre-Décembre 2008, mis en ligne le 20 novembre 2008, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/20202 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.20202

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Auteur

Rossella Ghigi

Dipartimento di Scienze dell’Educazione « Giovanni Maria Bertin », Università di Bologna, Via Filippo Re, 6, 40126 Bologna, Italie
rossella.ghigi[at]unibo.it

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Droits d’auteur

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