La sociologie, les sociologues et l’insécurité (suite)
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1. Introduction1
- 1 Anni Borzeix (pour le comité de rédaction).
- 2 François Dubet, Dominique Monjardet, Christian Mouhanna, Michel Wieviorka.
1Ce dossier-débat consacré à la sociologie de l’insécurité fait suite à une première livraison2 parue dans le volume 44, numéro 4, 2002. Aussi divers que les précédents, les trois textes réunis ici complètent en l’élargissant la palette des manières d’exercer le métier de sociologue, de prendre part au débat social, de produire des connaissances, de penser les liens entre science et société. S’agit-il vraiment du même « objet » ? On en douterait presque tant les postures de recherche, les « figures » de chercheurs présentées et leurs façons de concevoir les règles de la méthode sont contrastées. Ce qui montre si besoin était que l’objet en question doit beaucoup à celui qui le définit, à la place institutionnelle que celui-ci occupe et aux formes de son engagement public. Philippe Robert a choisi de répondre à une question « L’insécurité est-elle fongible dans le maintien de l’ordre ? » ; Sebastian Roché, d’examiner méthodiquement le « Rapport du chercheur à son objet et son évolution » ; Jean-Paul Brodeur enfin, dans un texte intitulé « La criminologie et son double » observe le fonctionnement interne de l’appareil policier au Canada dans sa partie la plus submergée : le renseignement. Autant de façons pour cet objet controversé, si délicat à maîtriser, de se « laisser prendre », quand même.
2. L’insécurité est-elle fongible dans le maintien de l’ordre ? par Philippe Robert3
- 3 Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), Immeuble Edis (...)
2Se colleter avec la délinquance a toujours constitué pour le sociologue un exercice sportif... ce qui fait son charme, même s’il est parfois un peu fatigant. Pour moi qui viens d’une lignée de pénalistes, le charme particulier de la sociologie du crime consiste peut-être à faire émerger des raisons plus longues que les convictions qui armaturent l’action.
3Apparemment l’opération est pourtant banale et n’offre rien de spécifique : il s’agit seulement d’écarter suffisamment les évidences de sens commun pour dégager un espace qui permette la construction de l’objet et son analyse. Seulement nous sommes en présence d’un de ces thèmes chauds où cette démarche toute simple suscite immédiatement la suspicion. On entre dans un monde de croyants : sur le crime, chacun a des convictions et supporte souvent mal le déploiement d’un processus de production de connaissance dont il ne voit guère l’utilité. Et puis, l’on se heurte vite au cœur même du pouvoir étatique, à la capacité de décider quelle violence est illégitime, et plus encore peut-être aux susceptibilités de corporations professionnelles particulièrement sensibles quand elles se sentent en situation d’échec.
4Et quand la criminalité devient l’insécurité, la pression se fait pire encore. L’accent mis sur le ressenti dissout la délinquance dans le sentiment et défie sans cesse toute objectivation. De surcroît le thème est alors tellement absorbé dans les luttes politiques que la militance menace sans cesse de submerger tout l’espace : entre ceux qui veulent mater les sauvageons et ceux qui hurlent à la discrimination, celui qui cherche simplement à introduire une analyse sociologique devient immédiatement suspect : au lieu de discuter ses conclusions, on suppute les motivations secrètes qui permettront de les discréditer sans prendre la peine de les soupeser.
5La cité sociologique elle-même offre peu de défense : ses professionnels regardent avec méfiance un objet si politisé, si envahi de surcroît par les concurrences redoutables des juristes et des psy. venir marcher sur leurs brisées alors qu’ils y occupent des positions tellement fortes paraît bien imprudent et l’on préfère souvent se tenir à l’écart de sorte que le sociologue du crime se sent parfois un peu isolé.
6D’où l’intérêt d’une démarche comme celle de Sociologie du travail quand elle interroge des sociologues du crime et de l’insécurité sur leur pratique et les réintègre ainsi dans le champ de la sociologie.
7Expliciter sa démarche, sa façon de procéder importe peut-être davantage encore que pour des objets plus froids.
8Pour ma part, j’ai cherché, dans cette affaire, à me guider selon quatre règles. D’abord ne pas tenter d’évaluer les politiques publiques avant d’avoir analysé les phénomènes sociaux qu’elles prétendent gérer ; faute de quoi, on ne sait à quelle aune se fier et il y a grand risque de s’adosser surtout à ses préférences ou à ses sympathies spontanées, d’autant que la pression médiatique réclame sans cesse des « prises de position » immédiates. Ensuite, croiser systématiquement les sources d’information, ainsi les comptages officiels et les enquêtes en population générale. Aussi, étendre autant que possible la période d’observation pour discerner les tendances, en faisant grande attention aux chronologies. Enfin, ne pas mettre sur le même plan l’anecdotique — même s’il excite l’attention d’un moment — et les mouvements de grande ampleur.
9Pour démêler cet écheveau compliqué, j’ai cherché pour commencer ce qui était le plus massif, à la fois par sa taille et par sa durée.
2.1. Consommation de masse, prédation de masse
- 4 On avance souvent que la généralisation de l’assurance-vol pourrait avoir suscité une systématisati (...)
10Les statistiques de police suggèrent un candidat : au cours de la seconde partie du xxe siècle, les vols enregistrés ont été multipliés par neuf, correction faite du mouvement de population... une variation d’une ampleur peu accoutumée. Tout le mouvement est concentré entre le début des années 1960 et le milieu de la décennie 80 ; après, on observe une sorte de stabilisation en palier haut. Les enquêtes de victimation — nous en disposons en France depuis 1985 — confirment, en tendance, l’existence, depuis ce moment, d’une sorte de stabilité approximative à un niveau très élevé (bien plus élevé, bien entendu que celui suggéré par les données officielles). Que penser de la hausse antérieure ? Compte tenu des niveaux observés à partir de 1985 et des évolutions ultérieures, ni les habitudes policières ni la propension des victimes à déposer plainte4 ne peuvent avoir changé au point de rendre compte de la violente croissance du quart de siècle précédent. Il est raisonnable de penser qu’elle manifeste, au moins pour l’essentiel, une crue véritablement « historique » de ces atteintes à la propriété. Avec des nuances de calendrier, le phénomène est attesté dans les pays comparables d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord.
11Généralement, on ne s’intéresse pas beaucoup à une délinquance aussi « banale » et, pourtant, l’ample changement qu’elle a subi mérite, à mon avis, quelque attention.
- 5 Il est vrai, selon des gammes qui peuvent aller du banal omniprésent au luxueux beaucoup plus rare.
12Me revient alors à l’esprit un souvenir de début de carrière : à l’époque où commençait à poindre cette vague prédatrice, les vols — on disait alors emprunts — de véhicules à moteur constituaient (avec les bandes et les délits gratuits) une des délinquances juvéniles qui retenaient l’attention. La diffusion de la bagnole — la 4 CV, la 2 CV — représentait la fin de la période de pénurie et de reconstruction et l’entrée dans la consommation de masse. Depuis lors, les prédations continuent à s’attaquer en priorité aux voitures, mais aussi à l’électrodomestique, aux vêtements de marque, plus récemment aux téléphones portables... à toutes sortes de biens « non consomptibles par le premier usage » qui présentent, à la réflexion, trois traits caractéristiques. Ils sont à la fois largement répandus5 et pourtant coûteux (ce qui rentabilise leur éventuelle revente sur un « second marché » de marchandises volées). Parfois récents, ils sont cependant très liés à nos modes de vie : la voiture est devenue indispensable pour aller travailler, pour sortir le soir et pour partir en vacances ; et qui se passe désormais d’un portable ? Ils constituent aussi des marqueurs du prestige social : la grosse bagnole, le blouson à la mode, le portable sont autant de signes de distinction, ou du moins de son apparence. Pour ceux qui n’y ont pas, ou pas encore ou mal accès, la motivation à s’en procurer, serait-ce en le volant, n’est pas négligeable.
13Or ces biens attirants sont très mal surveillés. Après une stase de plusieurs décennies, la construction de logements s’accélère à la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante — il faut bien mettre quelque part les soutiers des Trente Glorieuses, on ne peut laisser indéfiniment les régiments d’OS croupir dans les bidonvilles de Nanterre ou d’ailleurs — et elle permet de mettre vraiment en œuvre le zonage urbain, de séparer dans le tissu citadin les zones de travail, celles d’habitat (en distinguant le populaire du bourgeois) enfin celles d’animation et de loisir. Du coup, il ne reste plus grand monde pour surveiller le logement et les biens qu’il contient. À cet affaissement des capacités de surveillance privée va s’ajouter la diminution des surveillances publiques : la professionnalisation de la police et sa motorisation l’éloignent de sa fonction originaire, patrouiller l’espace public ; toute une série de petits métiers — personnel de station, poinçonneurs de métro, receveurs de bus, concierges et gardiens — se font plus rares et l’on découvre, mais un peu tard, qu’ils acquittaient aussi une fonction de quadrillage d’espaces désormais abandonnés à un anonymat qui favorise la prédation. La surveillance publique devient aussi plus difficile quand ce sont des endroits juridiquement privés — galeries commerciales, grands magasins, grands stades, festivals... — qui deviennent désormais les lieux les plus fréquentés. Leur statut privé détourne la police publique d’y intervenir et il faudra un certain temps pour que les opérateurs de ces lieux aillent chercher sur le marché privé de la sécurité les vigiles et les caméras qui leur permettront de construire des bulles de sécurité.
14Enfin, on assiste à une érosion de la prégnance normative, surtout en matière de respect de la chose d’autrui. Dans les sociétés européennes traditionnelles, entretenir des relations régulières hors du voisinage immédiat s’avérait trop coûteux pour l’immense majorité ; on se trouvait donc en face de socialités vicinales dans lesquelles le voisinage concentrait, pour l’ordinaire, les relations de tous ordres : c’est avec les mêmes commensaux que l’on travaillait, que l’on se distrayait, que l’on se disputait, que l’on se mariait. Ces communautés locales — parce qu’elles contrôlaient toutes les relations de leurs membres — étaient capables de leur imposer des normes très fortes et de les faire respecter. Quand la contrainte de proximité s’est relâchée, qu’il est devenu moins coûteux de nouer des relations régulières au delà des seuls voisins, alors on est passé (progressivement) à une socialité éclatée en réseaux qui ne se superposent que très partiellement : nos relations de travail peuvent différer largement des réseaux d’amitié, de famille, de voisinage, de loisirs ou de vacances. Mais chacun n’exige que des loyautés partielles et aucun n’est en position d’imposer une prégnance normative totale. Les normes institutionnalisées, celles du droit, rencontrent ainsi moins de résistances informelles, mais aussi moins de relais, alors que leur hétéronymie leur rend souvent malaisé de peser fortement sur les comportements. En tout cas, elles n’ont pas résisté à la pression impétueuse de la consommation de masse : tel qui déplore d’être cambriolé n’hésite pourtant pas à faire une bonne affaire avec des marchandises dont il ne peut ignorer qu’elles sont tombées du camion. Et elles ont résisté d’autant moins que les institutions officielles sont restées ostensiblement indifférentes à cette vague prédatrice. C’est cette combinaison typique — des biens très répandus, puissamment attractifs, mal surveillés, une pression normative relâchée — qui fait, me semble-t-il, de la société de consommation de masse une société de prédation de masse.
15La chose n’a pas suscité une grande inquiétude tant que l’expansion des économies d’Europe occidentale réclamait une main-d’œuvre abondante et que le marché du travail consentait aux peu qualifiés — les OS — le même statut stable qu’à tous les autres. Pour répandus qu’ils soient, les vols apparaissaient alors comme une conduite d’expérimentation juvénile limitée par l’entrée dans la vie active. À ce moment, les rudes disciplines du monde du travail, l’accès licite à la consommation qu’il autorisait, le statut stable qu’il fournissait se liguaient pour mettre fin à cet épisode. Il suffisait de diriger vers l’emploi ceux qui étaient tentés par les voies de traverse. Et c’est probablement pourquoi l’alerte aux blousons noirs s’est soldée, non par une durable insécurité, mais seulement par une montée en puissance combinée de la justice des mineurs et de la prévention spécialisée des clubs et des équipes de rue.
16Tout a changé quand prend fin l’ère des OS, quand le marché du travail se segmente et ne propose plus aux non-qualifiés qu’un second marché précaire faiblement intégrateur. Alors la prédation de masse suscite — vraisemblablement de manière assez brutale au cours du second lustre des années 1970 — une durable préoccupation sociale parce qu’on n’y voit plus guère de remède aisé. Il est plus malaisé de gérer la relégation que d’organiser l’inclusion : comment persuader de respecter la règle du jeu ceux qui sont persuadés qu’ils sont exclus du jeu ? Le climat d’ensemble change à ce moment : l’État social triomphant fonctionnait comme un bloqueur des insécurités — demain sera meilleur qu’aujourd’hui ; en tout cas, nos enfants vivront mieux que nous —, son affaiblissement les déverrouille d’autant plus qu’aucune alternative n’est proposée pour refonder le compromis social.
17En tout cas, la fin des Trente Glorieuses ne signe pas le dégonflement de la vague prédatrice : non seulement elle va continuer à croître à vive allure jusqu’au milieu des années 1980, mais encore elle se stabilisera ensuite à un niveau très élevé : c’est devenu un risque presque général, une délinquance de tous les jours comme disent certains de nos collègues britanniques ou nord-américains.
2.2. Précarité, insécurité, violence
18La violence viendra s’y rajouter — j’insiste sur le terme contre ceux qui ne peuvent admettre qu’une chose à la fois, ceux qui préfèrent simplifier jusqu’à la caricature plutôt que de prendre en compte la complexité — dans les trois derniers lustres du siècle. Les données policières indiquent une multiplication par trois en 50 ans, essentiellement concentrée cette fois en fin de période, à partir de 1985. Ce mouvement présente des traits assez contrastés. La violence homicide n’y est pour rien : on a retrouvé dans la décennie 90 l’étiage des années 1970, après un petit soubresaut au cours des années 1980 et la statistique sanitaire des causes de décès confirme ce constat. Toute la croissance est concentrée sur des faits de moindre gravité. Les enquêtes de victimation permettent de vérifier, en tendance, la croissance suggérée par les statistiques officielles, au moins sur la période 1985–1995. Mais elles découvrent aussi une masse bien plus considérable de blessures bénignes, de simples coups et plus encore de paroles, d’attitudes ou de gestes menaçants... C’est d’ailleurs cette dernière catégorie qui s’accroît le plus vite en fin de période ; faut-il y lire une plus grande brutalité des trublions ou une plus grande sensibilité des victimes... difficile à dire. En tout cas, on peut parler d’une certaine rugosité des relations sociales. Notation intéressante, ceux qui sont atteints le sont de manière répétitive et c’est peut-être la répétition qui fait le relief de ces agressions minuscules. Être injurié ou défié par un groupe de jeunes quand on rentre le soir chez soi n’est pas bien grave en soi ; mais si l’incident se répète, la vie de la victime peut en être gâchée.
19Autre observation d’importance, la moitié des incidents rapportés dans les enquêtes sont en fait des vols brutaux, du racket entre collégiens à l’arrachage du sac à main ou du portable. Voilà qui témoigne d’un maintien de la pression prédatrice. La vive croissance de cette minorité de prédations violentes fait contraste avec la stabilisation, voire la relative érosion, des cambriolages ou des vols de voitures. Les mesures de protection qui ont rendu le cambriolage ou l’enlèvement de voiture moins aisé n’ont-elles pas favorisé un certain déplacement : le téléphone portable constitue une proie d’autant moins protégée que son possesseur le brandit souvent en public au delà de la nécessité fonctionnelle pour affirmer sa modernité, et il en va de même pour le blouson ou les baskets « de marque » qu’arbore le collégien soucieux de son look. S’en emparer nécessite un minimum de confrontation brutale, un arrachage ou une menace. Peut-être faut-il aussi se demander si le durcissement des conditions de vie ne peut pas faciliter une certaine brutalisation de la prédation facilitée, dans certains cas, par une indifférence du voleur envers une proie anonyme, dans d’autres, par une sorte de stratégie de domination.
20L’œil se tourne, bien entendu, vers les zones de ségrégation sociale et urbaine, vers ces zones urbaines sensibles où vivent un peu moins de 8 % de la population et qui cumulent les déficits de tous ordres. Pour ceux qui rencontrent une difficulté chronique à accéder au marché du travail, du moins à celui de l’emploi stable, notamment pour des jeunes qui ont raté la qualification scolaire et qui voient s’ouvrir la perspective de galérer de longues années, le lieu de l’habitat reprend une importance qu’il a perdue pour ceux qui, pleinement intégrés à tous les registres de la vie sociale, peuvent pratiquer une socialité éclatée. Je ne m’étonne pas de voir se développer dans ces territoires de relégation une concurrence pour la maîtrise de l’espace, du moins entre groupes de jeunes : on est mal vu partout, qu’ici au moins on se sente chez soi. D’où des affrontements entre groupes de jeunes, mais aussi avec les rares représentants de la société qu’ils peuvent croiser dans ces zones d’abandon, policiers bien entendu, mais aussi enseignants, chauffeurs de bus, pompiers, militants associatifs... Parfois des intérêts « commerciaux » viennent encore renforcer cette concurrence pour la maîtrise d’un territoire. Plusieurs décennies de prohibition ont fini par produire l’effet de cercle vicieux qui singularise cette incrimination : elle augmente la rentabilité de ce qu’elle interdit en permettant à ceux qui le fabriquent ou le distribuent de facturer le risque qu’ils prennent pour braver la prohibition. On attire ainsi presque irrésistiblement sur ce marché et ceux qui ont fait de la délinquance un métier, le crime organisé, et aussi ceux qui sont exclus du marché du travail stable. Placez côte à côte une prohibition et des zones de relégation, le résultat est à peu près certain.
- 6 Même s’il me semble surtout une conséquence de l’homogénéité du peuplement du sous-quartier où se r (...)
21Dans ces exploits de bandes, plusieurs traits rappellent ceux que j’étudiais dans les années 1960 : dans un cas comme dans l’autre, ce n’est ni l’organisation, ni la structuration, ni même les actes délinquants qui caractérisent la bande, mais la spirale de ségrégation réciproque qui se développe à partir d’un incident cristallisateur entre un groupe de jeunes et son environnement. Mais si la logique de fond reste la même, on relève quelques différences notables : le poids de la composante ethnique6 et des bricolages d’identité « communautaire » qu’elle autorise, le relief des affrontements avec les « représentants » de la société, et surtout celui de la prohibition. Et puis l’ambiance de fond diffère : naguère des vagues nombreuses d’adolescents (les générations du baby boom d’après-guerre) affrontées à une stase des mœurs, maintenant une relégation urbaine et sociale de populations peu ou mal insérées dans le marché de l’emploi.
- 7 Ceci dit, il faut nuancer : les enquêtes s’accordent à montrer la coexistence dans ces zones urbain (...)
22En tout cas, ceux des habitants du quartier qui ne prennent pas part à ces affrontements territoriaux se trouvent peu à peu refoulés de l’espace public et renfermés dans l’espace privé de leur logement et ils le vivent fort mal. Dans nos enquêtes, la victimation n’atteint pas dans les zones urbaines sensibles les mêmes sommets que dans les centres-villes ou les villes centres, mais c’est certainement là qu’elle est le plus mal vécue. Elle vient rappeler sans cesse les inconvénients de n’avoir pas les moyens d’aller habiter ailleurs7.
23Pour autant, je ne suis pas convaincu que la violence soit seulement un problème de banlieues mal famées. Nos enquêtes révèlent plusieurs scènes de l’agression : celle de l’espace privé — où se déroulent les agressions entre proches — celle du lieu de travail, celle de la rue, enfin celle du quartier de relégation. Cette dernière s’identifie clairement au cas des « banlieues », la première aussi majoritairement (on découvre la forte prévalence des violences entre proches dans des zones de relégation sociale). Pour les deux autres, c’est moins clair : elles ne se situent pas dans les banlieues difficiles, leurs auteurs en viennent-ils, nous n’en savons à vrai dire rien. Je me méfie un peu de ces évidences qui semblent aller de soi.
24On est tenté par l’équation violence = banlieues qui exonère de ce péril le reste de la société. Mais c’est peut-être conclure un peu vite et se rassurer à bon compte. La diversité des scènes de violence rend peu vraisemblable l’idée que les jeunes des quartiers de relégation seraient les seuls responsables des agressions où qu’elles se passent. J’ai découvert récemment parmi les collégiens d’une banlieue résidentielle plutôt huppée, éloignée en tout cas de toute zone sensible, des rackets de vêtements à la mode ou des vols de portables. Eux-mêmes rapportaient volontiers la place des « marques » — entendez de celles qui sont en vogue à un moment donné — dans les affrontements entre eux, aussi celle des stratégies de pouvoir, de prestige et de domination. Certes, cette brutalité restait probablement plus diffuse, en tout cas moins apparente ; ses mécanismes pourtant ne différaient pas fondamentalement de ceux que l’on relève dans les quartiers « en difficulté ».
25On ne peut pas éliminer d’emblée l’idée que les zones de relégation cumulent et poussent à l’extrême des défis qui sont présents ailleurs de manière plus diffuse. Une hypothèse inquiétante, mais pas invraisemblable, serait d’admettre que leur violence constitue seulement une forme paroxystique d’un mal latent dans la société. Et c’est peut-être pour cela que l’augmentation des agressions émeut tellement malgré la stagnation des homicides et la relative rareté des blessures caractérisées : nous tentons bien de nous rassurer en affirmant que la violence est l’apanage de « sauvageons » de banlieue, immigrés de surcroît ; mais nous nous demandons in petto si le mal n’est pas plus répandu, s’il ne menace pas l’ensemble de nos relations sociales. Après tout, le recul des arbitrages étatiques autorise déjà une certaine brutalisation : les salariés, y compris les plus favorisés, les cadres, se plaignent de plus en plus d’être stressés, malmenés dans leur activité professionnelle ; un vocabulaire guerrier remplit la vie publique, politique et médiatique. Certes, les coups ne volent pas et le sang ne coule pas, mais de ce durcissement des relations sociales à l’affrontement physique, la distance n’est pas illimitée. Et c’est peut-être cette perspective qui rend particulièrement sensible à toute bouffée de violence : plus ou moins consciemment, nous y lisons ce que nous appréhendons.
26Les pays — comme la France ou l’Angleterre — que caractérise depuis longtemps un niveau très faible d’homicide se distinguent par un État national de très vieille construction et qui a contrôlé d’une main très ferme la pacification des relations sociales internes. Que cette construction étatique perde, serait-ce partiellement, de sa vigueur et de sa légitimité peut, dans certaines conditions, favoriser un retour de la violence dans les relations sociales. Aussi limité soit-il, il effare une société qui en avait largement perdu l’habitude. Et d’ailleurs la préoccupation sécuritaire est avant tout un discours adressé aux autorités : les insécures doutent de leur capacité à maintenir la paix publique. On peut comprendre qu’elle prenne une place particulièrement aiguë dans un pays où l’État a tenu de longue date une place éminente dans la construction de la société nationale.
2.3. L’ordre plutôt que la sécurité
27D’autant que, depuis un quart de siècle que dure cette histoire, la puissance publique ne semble pas avoir trouvé le nombre d’or qui lui permettrait de contrôler un problème dont l’ampleur est quand même limitée.
28Un temps, elle a mis ses espoirs dans un traitement social concentré sur des territoires de relégation. Les résultats sont mitigés : en 2000, les contrats de ville concernaient jusqu’à 6 000 000 personnes, mais l’Insee a calculé que, au cours de la période intercensitaire 1990–1999, 177 zones urbaines sensibles seulement avaient connu une sorte de rattrapage, tandis que le sort de 540 autres s’était plutôt aggravé. La politique de la ville témoigne d’un souci de solidarité nationale, d’un refus d’une trop forte relégation, mais elle peine à produire des résultats massivement significatifs. Est-elle restée trop indécise, trop ambiguë ? A-t-elle reculé devant les coûts d’une déségrégation décisive ? A-t-elle pâti d’une conception trop locale (si les maux sont bien concentrés dans certaines zones, il n’est pas sûr que les remèdes s’y trouvent tous) ? S’est-elle enfermée dans une conception administrative qui s’attache à gérer des territoires plutôt qu’à mobiliser des populations, à faire pour plutôt qu’à faire avec ? Ou tout simplement n’était-elle pas de taille à inverser les tendances lourdes qu’elle prétendait combattre ? La politique de la ville jette une bouée à l’homme tombé à la mer, elle ne parvient pas à le remonter à bord.
29Par ailleurs, les dispositifs de prévention se sont recroquevillés sur des postures surtout défensives. Le remarquable développement du marché privé de la sécurité a permis d’encapsuler dans des bulles de sécurité galeries commerciales, grandes surfaces, équipements collectifs... ; il a aussi permis à ceux des particuliers qui en avaient les moyens de diminuer les risques d’intrusion à leur domicile ou d’enlèvement de leur véhicule. En revanche, les démunis n’ont guère eu accès à cette ressource — pas plus qu’à l’assurance. Et la sécurité privée n’a pas vraiment permis de sécuriser l’espace purement public — pourtant le lieu de la majorité des agressions et des vols. D’où le recours à toutes sortes d’emplois jeunes à statut précaire chargés d’assurer une fonction de médiation ; mais il est douteux qu’on leur ait donné les moyens de compenser l’éloignement persistant des administrations, des bailleurs sociaux, des transporteurs publics, voire des municipalités vis-à-vis des populations en difficulté... outre que la formule risque d’être bientôt démantelée. Surtout, l’accompagnement à la socialisation des jeunes a été plutôt laissée à l’abandon. Remarquablement développé pendant les années 1960 et 1970 sous forme de clubs et équipes de prévention, il avait été déstabilisé quand le marché du travail est devenu moins accueillant. Malgré des expériences ici ou là, un effort de rénovation de la formule n’a pas été entrepris systématiquement et le passage d’une tutelle étatique, bienveillante et assez lointaine, à celle, plus sourcilleuse, des collectivités locales n’a pas toujours créé un climat favorable à l’innovation.
30S’il existe bien des expériences qui témoignent d’un effort novateur de collectivités territoriales, du secteur associatif et d’autres partenaires, il manque souvent d’un chef d’orchestre national capable de dégager les bonnes pratiques, de les consolider, de les évaluer et de les diffuser.
31De plus en plus, l’État central se replie sur une conception essentiellement répressive de la sécurité.
32Paradoxalement, dans ce domaine, il n’est, malgré les apparences, pas bien armé. La sécurité des citoyens est mise à mal par une délinquance en miettes, une multitude de vols et pas mal de petites agressions. Mais les gros appareils policier et judiciaire semblent peiner à la traiter. En ce qui concerne la violence, la faute en incombe à la faible propension des victimes à se tourner vers les autorités. Certes, si l’agression atteint une certaine gravité, elles déposent plainte et obtiennent alors, semble-t-il, une réponse vigilante ; mais ce cas est peu fréquent : le plus souvent, chaque fait, pris isolément, est trop peu caractérisé pour incliner au renvoi ; et pourtant leur répétition crée un effet ravageur. En ce qui concerne la délinquance patrimoniale, les choses fonctionnent différemment : la propension des victimes à déposer plainte est plus consistante, mais elles n’obtiennent généralement pas de réponse... parce que le volé est pour l’ordinaire incapable d’identifier son voleur et que la police a progressivement renoncé à tenter de traiter ce contentieux ingrat. Le mal n’est pas propre à la France, on le retrouve dans les pays comparables ; pourtant certaines comparaisons d’élucidation suggèrent qu’il prend chez nous des proportions plus radicales qu’ailleurs. Améliorer le traitement de cette délinquance d’anonymat suppose des polices très implantées localement, connaissant bien les milieux sociaux dans lesquels elles évoluent. La performance est moins malaisée pour une police locale ou régionale — comme le sont la plupart de celles des pays voisins — que pour un appareil très centralisé qui gère ses effectifs et leur affectation de manière nationale. Aussi à la mode soit-elle, la décentralisation s’arrête aux portes de l’institution policière ; revenir à ce qui fut le droit commun jusqu’au régime de Vichy — une sécurité publique de niveau local, le reste à l’État — paraît hors de question. En tout cas, depuis quatre décennies que cette situation dure, on a créé chez les uns un sérieux sentiment d’abandon, chez les autres un sentiment d’impunité tout aussi solide. Rien n’affaiblit plus une norme que l’absence durable et systématique de réponse aux transgressions. L’effondrement de l’élucidation des vols a tué le respect du bien d’autrui, puis, de fil en aiguille, d’autrui tout court. Et ce n’est pas en réprimant durement d’autres délinquances — qui atteignent rarement les particuliers directement — qu’on vient à bout de ce problème.
- 8 Parler d’élucidation en général ne signifie rien : la notion n’a de sens que si l’affaire est connu (...)
33Ce n’est pas à dire que l’institution judiciaire soit restée inerte devant cette situation d’échec : elle a entrepris d’accélérer sa réponse aux affaires qu’elle estime « simples » ou même de les traiter hors des circuits officiels ; elle a cherché aussi à segmenter les peines, à réserver l’amende aux contraventions et la prison à quelques contentieux (violence, prohibition, immigration irrégulière) et à développer des réponses intermédiaires (travail d’intérêt général, mise à l’épreuve...) pour la petite délinquance patrimoniale ; elle a enfin entrepris de substituer, pour les mineurs, des rappels à l’ordre instantanés à ses habituelles prises en charge dans la durée. Si les résultats ne sont pas à la mesure des ambitions, c’est probablement parce que des ambiguïtés et des contradictions ont souvent affaibli la fermeté du propos : ni les circuits de déjudiciarisation ni les peines intermédiaires n’ont jamais bénéficié des priorités budgétaires qui leur auraient peut-être permis de prendre davantage de consistance. Surtout, la justice n’est jamais parvenue à trouver une solution à l’absence d’élucidation policière de la délinquance patrimoniale8 ; tout ce qu’elle peut imaginer suppose la présence d’un suspect ; s’il reste inconnu, elle ne parvient pas à fonctionner.
- 9 On rétorque parfois qu’on atteint ainsi ceux qui commettent aussi vols et agressions. L’argument av (...)
- 10 Quel conducteur n’a commis aucune violation au code de la route ? Il est difficile de combiner des (...)
34Avec beaucoup d’obstination, police et justice répondent à côté de la plaque : leurs priorités de fait sont les infractions au code de la route, l’immigration irrégulière, la drogue9. Il s’agit de contentieux beaucoup plus aisés à traiter : les auteurs sont nombreux10, ils résistent peu à l’observation policière et peinent à se dissimuler derrière un anonymat protecteur ; le policier n’est pas pressé par la requête de victimes, il peut donc maîtriser les flux qu’il traite.
35Si les choix politiques convergent si remarquablement avec les préférences des professionnels, c’est que les responsables se préoccupent moins de rassurer ceux qui craignent pour leur sécurité que de détourner les électeurs du Front national. Et comme le fonds de commerce de ce dernier repose sur la xénophobie, la punitivité et l’ordre, on cible l’immigration clandestine, la drogue et une multitude de petits désordres. Puisque l’appareil pénal parvient mal à saisir ces derniers, on tente de les atteindre par de nouvelles incriminations. Mais le droit pénal peine à saisir des situations aussi peu typées que les attroupements de jeunes dans les parties communes d’immeubles : ou bien, on reste à l’effet d’annonce, ou bien on doit laisser au policier de base une marge de choix exagérée dans le discernement des cas que l’on va effectivement réprimer. Alors, il n’a guère d’autre solution que de choisir à la tête du client, ce qui peut renforcer les situations d’affrontement — avec un risque élevé de bavures — ou de repli communautariste.
36Parviendra-t-on, au moins, à rassurer ceux qui sont préoccupés par la sécurité sans être nécessairement directement menacés ? À court terme, certainement ; durablement, c’est moins garanti. D’abord la sécurité effective de ceux qui craignent l’agression ou la prédation n’est guère améliorée, ce qui risque de finir par se voir. Ensuite nous assistons, depuis le milieu des années 1990, à l’émergence d’un nouveau profil d’insécures : ils se préoccupent peu de migrations ou d’ordre public, mais ils sont convaincus que la puissance publique n’est plus capable d’assurer aux citoyens un niveau convenable de sécurité de leurs personnes et de leurs biens. Ceux-là ne se laisseront peut-être pas persuader aisément que la sécurité est fongible dans le maintien de l’ordre. Quant aux autres, les insécures tétanisés par leur peur du changement, on peut bien leur montrer que l’État aime l’ordre, peut-on leur garantir que la société ne changera pas ? Ils risquent de se révéler insatiables.
37Les grandes alarmes sécuritaires — la peur du récidiviste à la fin du xixe siècle, à un moindre degré celle des blousons noirs il y a 40 ans — n’ont jamais été résorbées par une médication unique, mais par la mise en place d’une gamme complexe de mesures. Ainsi dans le premier exemple, pas par la relégation seule, mais par tout le dispositif du programme Béranger et les prémisses de l’État social. Il n’est pas certain qu’une politique d’ordre suffise, si elle reste seule, pour endiguer l’insécurité.
38L’enjeu est, il est vrai, d’une ampleur souvent mal comprise. On peut évoquer, pour faire image, une sorte de grande partie à trois. Les perdants des restructurations économiques et sociales du dernier quart de siècle tentent de rester dans le jeu de la consommation de masse en se livrant à une prédation à grande échelle, et ils essaient de se faire entendre par des manifestations de brutalité de moins en moins tolérées. Les gagnants eux hésitent, de plus en plus, à assumer le coût d’un réamarrage des plus mal lotis ; ils se satisfont de pratiquer une mise à distance qui assure leur tranquillité. Quant à ceux dont le sort est indécis, mais qui s’estiment de plus en plus menacés par la précarité, ils manifestent une susceptibilité crispée devant toute forme de désordre. Quant à présent, ces défis n’ont pas trouvé de politiques à leur hauteur, faute peut-être qu’on ait accepté d’en prendre toute la mesure.
3. Le rapport du chercheur à son objet et son évolution, par Sebastian Roché11
- 11 Pôle « Sécurité et Société », Cerat-Pacte/Institut d’Études Politiques de Grenoble, B.P. 48, 38040 (...)
39J’ai eu la chance de travailler sur un objet vivant et placé au cœur de l’actualité sociale et politique pendant presque une vingtaine d’années. Déjà. Étant donné la manière dont le CNRS et l’université fonctionnent dans notre pays, le rapport du chercheur à son objet est d’abord déterminé par l’intérêt qu’il a pour ce dernier. Je dois dire que j’ai été, et je reste, passionné par le travail scientifique appliqué à une question contemporaine. Les frustrations sont nombreuses, et logiques : elles tiennent à l’absence de financements pour la recherche empirique en criminologie au moment où les gouvernements font de ce sujet une priorité, à la difficile professionnalisation de l’approche universitaire vis-à-vis de l’insécurité, etc. Mais, au total, je fais partie des chercheurs satisfaits sinon par les conditions de travail du moins par la possibilité de réaliser un tel travail. Cette tonalité générale a sans doute influencé les remarques qui suivent.
40Je vais commencer par dire librement et brièvement comment j’entrevois mon travail, et l’accent qui en découle sur les méthodes. Le travail scientifique a des caractéristiques qui le rendent particulier et le distinguent donc nettement des autres formes de description ou d’interprétation de la réalité (l’art, la religion, la politique pour citer les principales). Dans le même temps, les universitaires sont de plain-pied dans l’environnement qui est le leur : leur société, leur époque. Certains chercheurs peuvent contribuer par leur travail à faire changer la perception des problèmes par les élites politiques locales ou nationales. La science est dans la cité. Les liens entre science et société sont nécessairement étroits.
3.1. L’insécurité et la méthode
41Un des travers que je déplore consiste à la valorisation du bavardage « scientifique » et l’usage d’affirmations non vérifiées (et pourtant vérifiables) dans le champ des questions de sécurité. Je crois qu’il faut lui faire la guerre. Je reste impressionné par la capacité d’affirmer sans autre élément de démonstration, par exemple, que l’éducation, le logement ou la santé ne sont pris en compte par les gouvernements qu’à travers le prisme de la peur et de l’insécurité ou bien que les villes d’Europe mettent en œuvre des politiques de « tolérance zéro ». Chacun peut se tromper ou dire des choses erronées. Mais, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. J’insiste sur l’importance d’attacher les jugements généraux à des formes d’observation comme un élément fondamental de la méthode scientifique. Or, il n’apparaît pas assez souvent utile aux universitaires français de réaliser ces observations pour présenter leurs conclusions.
42Dans mon esprit, la sociologie ou la science politique, qui sont les disciplines que je fréquente, valent par la mise en œuvre de méthodes. C’est cela qui les distingue des autres formes de connaissance. Il faut pouvoir dire comment on observe quel type de phénomène, et pouvoir répliquer les observations dans différents environnements humains et physiques. Si l’on travaille sur le sentiment d’insécurité, cela suppose que l’on définisse les dimensions du phénomène, les formes qu’il peut prendre, et qu’on établisse les indicateurs qui permettent d’en enregistrer les éventuelles variations. Je dirais la même chose des victimes ou des auteurs de délits par exemple.
43Si un effort méthodologique n’est pas réalisé, et il faut bien se résigner à déplorer qu’en France il soit moins important que dans nombre de pays d’Europe du Nord ou aux États-Unis, le sociologue n’est finalement qu’une forme de militant religieux ou politique ou une sous espèce d’artiste. Il dit sa vérité non pas parce qu’il la sait fondée empiriquement, mais par ce qu’il ressent qu’il doit se faire le héraut d’un « message ». Une des caricatures de ces positions de sociologie militante porte sur les explications du sentiment d’insécurité ou de la délinquance. Le premier serait irrationnel, la seconde n’aurait qu’une seule cause (les frustrations économiques). Lorsqu’on qualifie d’irrationnel un fait social (des formes de la peur dans mon exemple) sans avoir ni défini le phénomène ni ce que serait sa rationalité (et nous savons qu’il en existe plusieurs types), il me semble qu’on ne fait pas de la sociologie. Et, il en va de même pour l’analyse de la délinquance : comment sa réduction à une seule cause, que je distingue bien du fait de présenter les effets spécifiques de la cause en question, peut-elle satisfaire ? La réponse tient dans la distance avec les résultats empiriques : seule la position d’ignorance permet de « conclure ».
44Si je suis dans le vrai, on perçoit immédiatement les difficultés : celui qui fonde son savoir dans l’empirie n’a pas de « vision globale » du problème parce qu’il sait toutes les limites de sa connaissance ; celui qui fonde son message dans l’engagement n’a pas de scrupules à écraser la réalité au marteau-pilon de son idéologie. Ce n’est pas que le chercheur empiriste n’ait pas d’idéologie, mais plutôt qu’il produit quelque chose à quoi la confronter : un ensemble d’observations recueillies systématiquement. Plus les objets d’étude sont politisés, plus, me semble-t-il, des barrières méthodologiques sont urgentes à ériger. Nous devons pouvoir donner des informations sur différents points comme « existe-t-il des noyaux durs de délinquants ? », et cela non pas à partir de l’anticipation des effets possibles de la divulgation de telles observations, mais à partir d’enquêtes au protocole le plus performant possible (ce sont alors des outils mis au point par la collectivité internationale des chercheurs qui sont utilisés). Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas de responsabilité morale des chercheurs quant à la divulgation de leurs résultats, mais que cette responsabilité par anticipation supposée des effets ne doit pas devenir le substitut des travaux !
45J’ai essayé de résumer ma philosophie générale. Y ai-je été toujours scrupuleusement fidèle ? Sans doute pas. Mais, si je regarde les principales opérations de recherche qui m’ont occupé ces dernières années, je crois qu’ilya là une part de vérité. Successivement, j’ai été impliqué dans des travaux visant à décrire et interpréter le sentiment d’insécurité et ses facteurs (en tous les cas ceux qu’on avait pensé à mesurer !), puis ensuite les incivilités, et plus récemment les comportements délinquants des 13–19 ans ou les dossiers judiciaires des mineurs. À chaque fois, j’ai répété des enquêtes dans plusieurs villes et parfois dans la même ville avec un intervalle de temps (lorsque les moyens économiques permettaient de le faire) avec l’obsession de fonder empiriquement les conclusions. Il va de soi que la diversité des interprétations n’est pas fermée par ces études empiriques, au contraire. Qui est familier de nos conditions de travail, avec l’absence de financement chronique par l’État de sa recherche — puisque les universités et le CNRS sont des agences qui dépendent largement de l’État mais n’ont pas de budget pour mener des recherches — ainsi que de la dévalorisation de l’empirisme au sein même de l’université, ne saurait douter qu’il faut une bonne dose de conviction pour persévérer dans cette voie.
3.2. Les causes, les clivages analytiques
46Je voudrais faire maintenant quelques remarques sur le contenu de l’insécurité : quel est le statut explicatif qui lui est donné, quelles sont les notions mobilisables pour en traiter. Au bout du compte, après ces années passées, je me demande pourquoi nombre d’auteurs ont tendu à faire de la violence une simple conséquence (de l’anonymat, de l’intégration sociale ou politique, de l’économie, etc.) sans voir son autonomie (par rapport à la contestation politique ou à la crise économique, etc.). Je m’interroge sur la question de savoir ce qui fonde cette position dans la chaîne des explications acceptables chez les universitaires et dans une société plus largement. Doit-on admettre que la délinquance est une cause active parmi d’autres de comportements d’achat de sécurité, de fuite résidentielle, de choix électoral, etc. ? Il me semble que oui. Les économistes commencent à montrer que la fuite résidentielle en France est affectée par le niveau de délinquance. Les études du décrochage scolaire tendent à montrer que la délinquance est un facteur qui y incite fortement (plus que l’inverse). Il est probable que plus les études sur la délinquance se généraliseront, plus la position de la violence et de sa perception dans la chaîne causale qui unit les phénomènes sera revue.
47La délinquance est un objet qui donne la chance à ceux qui s’en occupent de confronter l’analyse sociologique usant des clivages classiques (pauvres/riches, gauche/droite) à l’émergence de nouveaux clivages, souvent interprétés comme illégitimes. Cela en fait un objet très vivant. Je pense à la dimension ethnique de la société française. Tourner le regard vers les États-Unis sert souvent à se rassurer : voici le modèle de société que l’on récuse. Il serait « sans État social » et sa politique pénale serait discriminatoire, raciste.
48Les travaux des sociologues les plus respectés pour la qualité de leurs travaux empiriques ne valident pas l’idée que le système américain de justice criminelle ait de telles caractéristiques indépendamment des crimes commis par les individus jugés. Mais peut importe. Mettons que ce pays soit à l’inverse du notre. Il est frappant qu’on puisse arriver à cette conclusion simplement en se voilant la face : c’est parce qu’on ne collecte pas de données sur les caractéristiques ethniques des personnes qu’on fait comme si notre système pénal ne traitait pas de manière surreprésentée les dossiers de personnes d’origine étrangère. Or, pour la justice des mineurs, à partir d’un dépouillement systématique sur plus de 15 ans, j’ai pu vérifier dans un tribunal pour enfants, que les faits graves jugés concernent pour les deux tiers des mineurs étrangers ou d’origine étrangère. On trouvera quelques autres collègues qui soulignent ce point sur la base de travaux portant sur les prisons ou les personnes mises en cause par la police.
49Mais, je crois qu’il n’y a pas de théorisation de ce clivage ethnicité et du rapport entre administration pénale et ethnicité. Tout se passe comme si le travail de l’universitaire consistait, non pas à analyser les dynamiques des clivages et catégories sociales, mais à faire le tri entre les « bons » et les « mauvais » clivages interprétatifs. Ceci place les chercheurs qui se penchent sur l’ethnicité a être suspects, et les amène à faire preuve de précautions multiples pour aborder le sujet. Je me souviens même d’avoir été pris à parti par des collègues français au Canada sur l’illégitimité de la variable d’origine ethnique (illégitime par principe) ou bien lors d’un séminaire de l’Ined à Paris à l’occasion de la présentation des données issues de l’enquête de délinquance autodéclarée. Cela soulève la question de l’autocensure dans le milieu scientifique : est-ce que les chercheurs veulent, en nombre, se poser les questions dans des termes qui sont réprouvés dans leur communauté ? Les catégories descriptives ou analytiques sont donc toujours liées à un débat normatif sur la « bonne connaissance », lui-même lié à une idée de la « bonne société ».
3.3. La communication
50Un autre aspect m’apparaît central. On ne peut faire connaître les résultats de ses travaux si l’on ne s’attache pas à les diffuser et donc à les « vulgariser ». Je pense que les sciences sociales peuvent être utiles à notre société à condition que les élites d’une part, les professionnels dans les organisations concernées ensuite, et, finalement, le public puissent y accéder et y comprendre quelque chose. D’un côté, on sait que la scientificité suppose une plus grande technicité des protocoles d’observation et des outils plus complexes pour les analyser. Et, de l’autre, nous ne pouvons ignorer qu’il y a une demande sociale de connaissance de la part d’individus qui ne peuvent pas entrer dans cette technique et le vocabulaire spécialisé qui l’accompagne. La presse, les médias en général sont devenus des interfaces incontournables pour la diffusion des résultats et des idées, et c’est si vrai que même les professionnels des sciences sociales sont au courant de ce que font leurs collègues (parfois du même laboratoire ou de la même université) par ces canaux.
51Souvent, les spécialistes d’un sujet déplorent la faible compétence des décideurs et des journalistes. Avant de se jeter à corps perdu dans la « dénonciation des systèmes », peut-être faut-il se poser la question de notre responsabilité dans la formation des personnels et des cadres de l’État et des collectivités territoriales, voire des journalistes ? Le savoir académique peut former une contribution importante aux fonctionnements concrets des organisations. Certes, on ne saurait naïvement croire que ces aspects liés aux capacités cognitives des agents sont à eux seuls déterminants, mais on ne saurait non plus les repousser du revers de la main comme insignifiants.
52Le décalage entre l’université ou le CNRS et la cité est palpable, et, dans une certaine mesure, logique. Un déclencheur de ma prise de conscience a probablement été, pour autant que ma mémoire ne me trahisse pas, la tentative d’expliquer mon travail de thèse sur le sentiment d’insécurité lors de réunions publiques il y a plus de 10 ans : le gouffre que j’ai constaté entre mes préoccupations et les attentes du public m’a incité à travailler cette relation. Je me suis personnellement efforcé de comprendre comment pensaient les professionnels des médias — sans y être arrivé complètement — de manière à savoir comment rendre attractif pour eux des choses qui ne le sont pas a priori. Cela passe par l’acceptation de leurs formats et de leur temporalité : c’est pour tout de suite et cela ne doit pas consommer trop d’espace !
53Pour les scientifiques, les relations avec la presse sont difficiles : elle a une préférence pour les résultats au sens où l’on démontre un effet plutôt qu’une absence de corrélation (mais les revues scientifiques aussi) ainsi que pour les simplifications les plus radicales. Ce dernier point s’explique par les contraintes de production de l’information, mais aussi par la faible formation sur les champs émergents : c’est le cas pour la criminologie. À nous de forcer à la prise en considération des divers facteurs, comme le font les sciences médicales ou physiques. Pour l’analyse de la délinquance, je crois que mon rôle a consisté à répéter que les facteurs étaient liés aux situations de réalisation des délits (la facilité), mais aussi à la nature des liens familiaux et scolaires et aux frustrations qui y sont associées, elles-mêmes liées aux conditions matérielles de vie des parents, mais encore aux valeurs des individus et enfin à la manière dont on répond aux délits, y compris par la sanction pénale.
3.4. Travail académique et expertise liée aux pouvoirs publics
54Si je regarde les organisations publiques que sont les administrations nationales ou locales ainsi que les organisations professionnelles, j’ai l’impression d’y avoir été présent, peut-être même assez présent, mais sans être certain ni de l’influence ni du sens de l’influence qu’on peut parfois avoir.
55Globalement, en dehors de l’université et du CNRS, j’ai occupé une position de « personnalité qualifiée » pour plusieurs municipalités dans les diverses formes de conseils locaux traitant de la délinquance, des fonctions d’expertise dans des dispositifs départementaux (comme les conseils départementaux de sécurité et de prévention de la délinquance) ou bien nationaux (comme membre de la commission des experts de la sécurité routière au ministère des Transports), ou encore des commissions (celle dirigée par Blandine Kriegel sur la violence et la télévision, le Haut conseil à l’Intégration) ou encore le conseil d’administration de l’École nationale supérieure de la police. J’ai participé aux colloques des professionnels (ceux du transport public, de la police, de l’Éducation nationale), mais aussi aux dispositifs de formation initiale ou continue (magistrats, policiers, enseignants, travailleurs sociaux). J’ai aussi rendu un rapport sur les actions efficaces à la commission sur l’avenir de l’école dirigée par Claude Thélot en 2004. Il faudrait aussi mentionner les auditions dans les commissions des ministères (Éducation nationale) ou du Sénat, du Conseil économique et social, etc. Au total, je n’ai jamais travaillé comme conseiller technique dans une enceinte de décision d’envergure (région, ministère). J’ai plutôt participé à des enceintes de réflexion.
56À chaque fois, la fréquentation de ces lieux de discussion qui réunissent des personnes issues d’univers professionnels variés pousse le chercheur, présenté comme un « expert », à se demander s’il a quelque chose à dire sur un sujet qu’il est censé connaître. Pour les chercheurs militants, il n’y a probablement guère de problème s’ils perçoivent la finalité de leur action comme normative. Mais, si l’on défend une vision non normative de la recherche, on peut se sentir en porte à faux. Et ce au moins doublement. D’abord, parce que les sociologues tendent à réfléchir sur les problèmes, guère sur les solutions praticables à court terme : souvent, ils se réfugient dans l’idée qu’il faut changer toute la société « d’un seul coup » pour faire vraiment la différence. Comme ce n’est pas possible, il est aisé de parler d’un effet de structure qui renvoie à « la société dans son ensemble », et qui n’est pas quelque chose de très défini (qu’on cherche à trouver dans les limites de la « société française » par exemple). Ensuite, parce que le fait d’avoir diagnostiqué les facteurs associés à un phénomène ne génère pas un savoir sur comment agir efficacement pour le limiter (par quoi faut-il commencer, comment introduire du changement, comment la dimension du coût économique doit-il être introduit dans le raisonnement, etc.). Je me souviens, pour illustrer ce décalage, d’un exemple concret : une discussion avec un élu de la ville de Rennes portant sur la mise en place des correspondants de nuit (des sortes d’agents de médiation, comme on les nomme en France, opérant en soirée) pour répondre aux incivilités : j’étais tellement appliqué depuis plusieurs années (sic) à disséquer les facettes du problème que je n’avais pas d’avis à donner sur la pertinence des solutions choisies !
57Une des premières fois où j’ai ressenti que la recherche pouvait avoir une (petite) influence sur le personnel politique date de ma rencontre avec le maire de Vénissieux, également député PC, André Gérin. Il m’avait expliqué que la lecture de La société incivile l’avait aidé à changer sa vision du problème de l’insécurité. Je ressens le besoin de relativiser l’effet d’une lecture : les sociologues savent que la réception d’un message dépend des particularités du récepteur et aussi du contexte dans lequel il se trouve. Or, l’élu en question se trouvait dans une ville très défavorisée et dans un parti politique en déclin. On imagine facilement qu’il avait eu l’occasion de tourner et retourner dans sa tête les différentes facettes du problème de l’insécurité dans sa ville et de la manière de s’y attaquer. Surtout, les actions décidées dans la commune ne sont pas une application de recettes contenues dans le livre.
58Si je me retourne vers d’autres moments d’expertise, je peux facilement voir comment ce sont eux qui ont eu une influence sur moi. Cela a été le cas en 2002, l’année des médias. Pour différentes raisons, je me suis retrouvé membre de la commission de B. Kriegel sur la violence à la télévision et dans un groupe de réflexion autour de Jean-Pierre Cottet, à l’époque président de France 5. Cela m’a amené à faire un travail de lecture des études sur les liens entre exposition aux images violentes et comportements agressifs. Et, à changer d’avis sur cette question tellement la littérature est importante et précise en la matière : on peut enregistrer un effet durable des images sur les comportements des enfants.
59Je pense enfin aux formations auxquelles j’ai participé pendant plusieurs années à l’École nationale supérieure de la police, qui forme les commissaires, et notamment aux stages du passage de grade (de principal à divisionnaire). La confrontation avec les personnels, leurs savoirs, modes de raisonnement, priorités est toujours déstabilisante tant on tend à oublier combien nos travaux sont étrangers aux mondes professionnels. Les satisfactions nombreuses que je tire de ces interventions se mêlent aux frustrations de ne pas toujours réussir à parler aux professionnels (au sens de réussir à se comprendre). Et, ces émotions ressenties me poussent à m’interroger sur le sens de notre travail et son utilité.
3.5. L’utilité sociale de la recherche
60Je voudrais souligner l’insatisfaction que je ressens en entendant que la réponse à l’insécurité consiste à« faire société ». Certes. La chose se comprend dans la bouche d’un homme politique. Mais, dans celle d’un universitaire ? On imagine qu’il s’agit d’une métaphore correspondant à la cohésion, l’intégration, peut-être même l’amour ? Un écho à l’idée qu’il faut s’aimer les uns les autres ? D’un point de vue sociologique général, on pourra admettre qu’il existe différentes formes de société et d’organisation de ces sociétés : la société indienne fait-elle moins société que l’américaine ou la française ? Quelle peut-être la signification d’une telle affirmation ?
61Ceci m’amène sur le terrain de l’utilité sociale de la recherche, et même de son utilité pour orienter l’action publique et pas simplement par l’animation des débats d’idées générales, au demeurant tout à fait utiles, mais de manière bien plus précise et ciblée. Si l’on prend l’exemple de la création des centres éducatifs renforcés créés par le gouvernement de Lionel Jospin (à destination des mineurs multirécidivistes), on ne s’étonnera pas du fait que le débat public n’a porté que sur des questions de principe (l’éducation, la sanction, la loi). Les sciences sociales n’ont pas pu contribuer plus activement en montrant si oui ou non ces structures avaient des performances meilleures que d’autres, sur quels points (les taux de récidive, de rescolarisation, etc.), si cette solution avait un avantage comparatif en termes de coût, etc. Cette absence de contribution positive s’explique à nouveau par la faiblesse des dispositifs empiriques : les chercheurs n’essaient pas de savoir ce que produisent ces centres ! Typiquement, les recherches et colloques portent sur l’histoire des centres à caractère fermé ou sur l’histoire de la pensée sur l’enfermement des adolescents, ou encore sur les principes généraux qui seraient sous-jacents. L’enjeu critique est à mes yeux d’être capable de répondre à des questions précises relatives à la valeur des choix des gouvernements.
62Il y a une dimension technique de l’efficacité. Certes, cela ne peut servir de substitut au « débat de société ». Cependant, même si l’on admet qu’un gouvernement fasse un bon choix (en valeur), il n’en découle pas que la politique adoptée sera efficace. C’est pourquoi on ne peut se passer de la recherche appliquée dans une société de la connaissance : il convient de développer un outillage intellectuel et matériel qui permette les évaluations des effets des dispositifs tels qu’ils sont réalisés (et non pas de la valeur morale des idées qui inspirent l’action). Et, les résultats scientifiques obtenus doivent nous permettre de nous forger une idée de « quoi faire » et « comment faire ». Sur le plan de l’efficacité des moyens de la lutte contre la délinquance, ma position n’est pas fondée sur une norme, mais sur les résultats, eux-mêmes devant reposer sur des évaluations indépendantes. Ainsi, la vidéosurveillance ne présente pas tellement une menace contre la démocratie, mais plutôt contre le bon usage de l’argent public du fait de son défaut d’efficience. Elle n’a pas d’effet enregistrable sur les quantités de délits commis (même en distinguant différents types) dès lors qu’on l’utilise dans des espaces collectifs très passants, a fortiori les rues. De même, nombre de pratiques du travail social et de l’animation n’ont pas d’effet sur la délinquance. Les travaux universitaires qui montrent cela (et bien d’autres) sont des contributions importantes à mes yeux.
63Je prends très au sérieux non seulement le problème de la délinquance, mais celui de la connaissance du problème par les pouvoirs publics. Et, il faut bien reconnaître qu’elle est très limitée aujourd’hui. Des exemples en témoignent. La vitesse avec laquelle les commissions travaillent et rendent leurs recommandations interdit de croire que ses membres peuvent lire et assimiler des travaux nombreux et complexes. Une mission parlementaire d’information sur la récidive a lieu durant l’année 2004. Mais, il n’existe aucun travail sur les effets de programmes visant à limiter la récidive (il existe un travail de suivi de cohorte de sortants de prison, mais cela est une autre affaire). La question du niveau d’information scientifique des décisions publiques est cruciale. Mais, ce niveau ne peut s’élever que si les pouvoirs publics le décident à l’avance (on n’évalue pas des dispositifs en quelques semaines) et si les chercheurs s’impliquent dans une production de savoir sur l’efficacité des interventions.
64Sans doute les politologues sont-ils particulièrement sensibles aux types de traitement de l’information par les administrations, à la manière d’identifier les problèmes, de les définir et les mettre sur l’agenda. Mais, la sphère du débat médiatique est une chose, celle de la construction des réponses publiques efficaces une autre. Pour autant, je ne crois pas du tout à la « République des savants » : mon expérience est que les enseignants et chercheurs ne sont pas de très bons gestionnaires d’organisations ! Je crois que notre responsabilité est d’aller porter notre expertise dans les lieux de la décision publique et de décider les pouvoirs publics à promouvoir l’évaluation des impacts des interventions.
4. La criminologie et son double, par Jean-Paul Brodeur12
- 12 Centre international de criminologie comparée, université de Montréal, Case postale 6128, Succ. Cen (...)
65Je suis passé en criminologie en 1975, après avoir fait brièvement carrière en philosophie, au Québec. Ces débuts annoncent deux constantes de mon travail postérieur : d’une part, la volonté de trouver un accès plus direct à la matière de mes recherches que le ressassement des textes ; d’autre part, la poursuite d’un intérêt pour la connaissance qui soit porteur d’émancipation sociale. La question de l’accès allait se révéler plus difficile à résoudre que je ne l’avais anticipé à cause de l’obstacle du secret. Mes travaux ont en effet porté sur la police, que j’ai d’abord tenté de connaître dans sa lutte contre le terrorisme, l’un de ses aspects les plus occultes. Pour lever l’obstacle de la confidentialité, j’ai utilisé le levier des enquêtes publiques instituées par l’État canadien pour faire l’examen d’aspects problématiques de la justice pénale. Or, l’appareil fédéral canadien opère en anglais et la tradition juridique canadienne est anglo-saxonne. J’ai donc dû poursuivre mes travaux dans deux langues et tenter d’assimiler deux cultures sans y parvenir de façon complète, cette féconde incomplétude étant la condition de ceux qui s’éveillent du sommeil des monocultures.
66J’ai par la suite étendu mes recherches à l’activité policière dans toutes ses ramifications : le propre de mes recherches sur la police est d’avoir traité de l’appareil policier dans l’ensemble de ses relations avec le système de la justice pénale. À cet égard, j’ai participé depuis sa fondation aux chantiers ouverts par l’IHESI (Institut des hautes études de la sécurité intérieure) en France et j’ai collaboré de façon soutenue avec des collègues français, tentant avec Dominique Monjardet, Frédéric Ocqueteau et un nombre croissant de collaborateurs européens de développer une sociologie francophone de la police.
67Il existe en criminologie une confusion dirimante entre la recherche empirique et la manipulation de banques de données. Celle-ci s’effectue à distance de tout terrain, sans une familiarité élémentaire avec la réalité qui est reconfigurée dans une banque de données et sans conscience des problèmes que recèle l’exploration des chiffres. Surtout, la nature des données parcimonieusement communiquées aux chercheurs par les services officiels de la statistique trace de façon autoritaire l’enclos des questions se prêtant à l’analyse quantitative. Seule l’ouverture de nouveaux terrains permet de décloisonner l’espace préfabriqué de la statistique gouvernementale. Ce texte présente l’évolution, telle que j’ai pu la constater et parfois l’infléchir, de ce préalable incontournable de la recherche sur la police et la justice pénale : l’appropriation d’un terrain.
4.1. L’accès au terrain et la barrière du secret
68Je commencerai par montrer que l’obstacle du secret ne constitue pas pour le chercheur une épreuve biographique adventice mais qu’il est partie prenante dans la définition des objets de la criminologie et qu’il appartient ainsi de plein droit à une pragmatique de la science. En effet, bien que le concept de sécurité fût déjà présent dans la philosophie de Sénèque, qui le définit comme absence de souci (se-curitas), la problématique de la sécurité a mis du temps à s’imposer, dans le sens où on l’entend maintenant. À l’instar de Sénèque, les philosophes traitent de la sécurité dans la partie de leurs travaux consacrée à la définition des sentiments, Jeremy Bentham étant à cet égard la grande exception, qui voit dans la sécurité la valeur fondatrice qui prime même la liberté. C’est d’abord le crime qui a fait l’objet d’une étude systématique par les positivistes italiens et français du xixe siècle. Cette étude s’est d’abord heurtée à une difficulté épistémologique de principe. En effet, le crime étant un comportement dénoncé par une norme variante, il ne serait qu’un construit subjectif, trop divers et instable pour faire l’objet d’un savoir cumulatif. Il s’est trouvé deux voies pour sortir de cette impasse. La première, ouverte par Garofalo, a tenté de naturaliser le crime en le fixant sous les traits de la violence et de la ruse. Ouvrant une seconde voie, Émile Durkheim a recherché en dehors du crime lui-même ce qui lui conférait sa substance et l’a défini par la réaction pénale qu’il suscite, celle-ci étant conçue comme le produit normal d’une conscience collective. Dans cette deuxième voie, la théorie du crime tend à coïncider avec celle de la réaction sociale. Même si la solution proposée par É. Durkheim n’était pas la bonne, elle s’imposa à un grand nombre de chercheurs, dont je faisais partie. Nous eûmes tort : il faut édifier une criminologie aporétique qui reconnaît que ses concepts fondateurs sont tiraillés, à commencer, comme on l’a vu, par le crime et par la sécurité qui est à la fois un sentiment et une probabilité mesurable de victimation. La prépondérance provisoire d’une théorie de la réaction sociale fut confortée par la conjoncture politique des années 1970, qui donna naissance à une nouvelle orthodoxie : la délinquance des appareils de l’État engendrait des coûts sociaux plus élevés que celle des particuliers et devait en conséquence faire l’objet d’une vigilance redoublée.
69La réaction sociale peut être étudiée dans sa genèse juridique et institutionnelle, qui a laissé des traces dans des documents publics. Elle peut aussi être étudiée dans son exercice, en se penchant sur les diverses composantes des appareils qui l’incarnent concrètement, soit la police, les tribunaux et les services d’application des peines. Ces recherches butent toutefois contre l’obstacle massif du secret qui recouvre l’opération des diverses pièces du système pénal. Ce problème d’épistémologie pratique est crucial ; il est loin d’avoir obtenu l’attention qu’il mérite. Il implique en effet un renversement de perspective sur la nature de la participation du chercheur à des travaux effectués par des organismes gouvernementaux. Cette participation est habituellement conçue comme un rapport asymétrique, qui privilégie la contribution experte du chercheur, celui-ci apportant plus qu’il ne retire. Pour ce qui est du système pénal, l’asymétrie est orientée en sens inverse : les connaissances que le chercheur acquiert en étant initié aux secrets du fonctionnement des composantes de ce système sont plus lourdes de signification que l’apport de son expertise. Elles débordent en effet du champ du savoir pour conférer au chercheur le statut d’un affranchi qui ne peut divulguer qu’une partie de ce qu’il a appris. Lui-même tenu au secret, le chercheur est touché par la patine de l’occulte. Ce statut opère comme un multiplicateur des ramifications implicites de son discours et de la créance qui lui est octroyée. C’est ce que je tenterai maintenant de suggérer.
4.2. Police et légalité
70Mes premières recherches en criminologie avaient porté sur les commissions d’enquête qui eurent pour objet la corruption au sein de la police de Montréal (1842–1956). C’est pourquoi je fus invité à me joindre à la Commission d’enquête sur des opérations policières en territoire québécois au titre de directeur de recherche. Cette commission d’enquête — la commission Keable, du nom de son président — avait pour mandat d’évaluer la légalité des opérations policières effectuées au Québec de 1970 à 1973 pour lutter contre le terrorisme.
71La commission d’enquête est un instrument qui fut d’abord mis au point en Grande-Bretagne. Il est maintenant utilisé dans tous les pays anglo-saxons, y compris aux États-Unis. Il existe deux sortes de commissions. Un premier type de commission — la commission d’enquête, proprement dite — a pour fin de se pencher sur une situation ou un événement qui a fait scandale : la commission évalue les responsabilités individuelles, recommande au besoin des poursuites pénales et formule des recommandations générales pour prévenir la réapparition des problèmes sur lesquels elle s’est penchée. Un second type de commission — plus près de la commission d’étude — est établie par l’État pour élucider un problème de nature structurelle et pour proposer des remèdes à celui-ci. Ces deux types de commission sont dotés de pouvoirs juridiques importants : les témoins qu’elles assignent sont contraints de répondre aux questions sous peine d’outrage au tribunal et, surtout, ils sont obligés de produire devant la commission tous les documents qu’elle réclame. De façon plus étendue, une commission possède en droit un accès à tous les documents dont la connaissance est nécessaire au respect de son mandat, quelle que soit la nature confidentielle de ceux-ci. Une commission d’enquête poursuit d’abord ses investigations à huis clos et conduit par la suite des audiences publiques très largement couvertes par la presse. Ces commissions, de taille variable, sont à peu d’exception près présidées par un juge. Celui-ci est assisté par une équipe de procureurs qui mènent les interrogatoires et d’un personnel de recherche chargé d’élaborer son rapport. Les directeurs de recherche de ces commissions sont souvent recrutés parmi des experts universitaires, comme ce fut mon cas.
72La commission Keable fut créée en 1977 à la suite du témoignage d’un policier du Service de sécurité de la GRC (Gendarmerie royale du Canada), accusé en 1976 d’avoir posé une bombe près du domicile d’un industriel qui aurait négligé de payer ses dettes de jeu. Ce policier révéla au cours de son procès qu’il avait fait « bien pire pour la Force » (la GRC) dans le cadre de la lutte antiterroriste au début des années 1970. La commission reçut donc le mandat de faire enquête sur les actions illégales révélées par le policier Samson. Au terme de ses travaux, 17 policiers de la GRC firent effectivement l’objet de poursuites pénales.
73Quand je me joignis à la commission en 1978, ce n’était pas dans l’intention première de participer à la réforme des pratiques policières, bien que ce dessein ne me fût pas étranger. Mon but essentiel était de connaître de première main le fonctionnement de l’appareil policier dans sa partie la plus submergée, la protection de la sécurité nationale par le renseignement et les opérations clandestines. Mon étude antérieure des conditions d’émergence de la sociologie états-unienne de la police m’avait en effet appris que celle-ci s’était éclose au sein des grandes commissions d’enquête sur les diverses composantes du système pénal — les commissions Katzenbach (1967), Petersen (1973) et Church (1976), pour en mentionner quelques-unes. À ce premier constat général s’ajoutait ma conviction intime que la logique de la divulgation devait procéder à l’inverse de celle de la connaissance. Si la connaissance progresse du simple au complexe, la levée du secret doit commencer là où il est le plus impénétrable, ses figures moins opaques s’élucidant ensuite par répercussion de la première onde de choc. Je n’ai pas changé d’avis, l’un des meilleurs moyens de connaître la police étant de se pencher sur ses sources protégées d’information.
74Au lieu d’énumérer ce que j’ai appris dans cette commission, je citerai brièvement un incident qui a valeur de symbole d’autres révélations et la conclusion que je tirai de toutes ces divulgations. Le principal mouvement terroriste de cette époque — le FLQ (Front de libération du Québec) — se réclamait en partie de Pierre Vallières, l’auteur alors célèbre d’un ouvrage intitulé Nègres blancs d’Amérique. Lors de la Crise d’octobre 1970, marquée par l’intervention de l’armée au Québec, une chasse aux suspects s’organisa et P. Vallières se réfugia dans la clandestinité. Alors qu’il y était toujours, il fit paraître dans la presse une lettre ouverte à ceux qui s’étaient joints au FLQ, les engageant à renoncer à la lutte armée et à réaliser la souveraineté du Québec par des moyens démocratiques. Une nouvelle « cellule » du FLQ émit alors un communiqué dénonçant la traîtrise de P. Vallières et encourageant la poursuite de la lutte armée. Or, l’enquête Keable révéla que non seulement l’auteur de ce communiqué était un cadre de la GRC mais qu’il s’était inspiré du fait que la rédactrice des communiqués officiels du FLQ était une indicatrice de l’unité antiterroriste de la police de Montréal, depuis novembre 1970. Le FLQ étant devenu une colonie policière, la police fit ce qu’elle estima nécessaire pour lui conserver son pouvoir d’attraction, afin d’identifier les nouveaux adhérents à la lutte armée et de réaliser au besoin un spectaculaire coup de filet.
75Fallait-il blâmer la police, comme le fit la commission ? Elle fit à cet égard l’objet de deux sortes d’attaques. Les professionnels du renseignement la blâmèrent d’avoir fait échec à une stratégie efficace — certains des indicateurs actifs au sein du FLQ continuaient d’infiltrer en 1981 les mouvements maoïstes — et la police engagea une action (infructueuse) devant les tribunaux contre le commissaire Keable et son « préposé » (moi). Convaincues après de brutales enquêtes internes d’avoir été effectivement infiltrées, des organisations maoïstes se sabordèrent, non sans avoir reproché à la commission d’avoir « objectivement » fait le travail de liquidation de la police sous le couvert d’une dénonciation de ses méthodes.
76J’étais chargé au sein de la commission du dossier des indicateurs et pris connaissance de tous leurs rapports, ainsi que des consignes de leurs contrôleurs policiers, dans la mesure où elles étaient consignées par écrit. Mon travail me conduisit à conclure que l’illégalisme n’était pas une caractéristique accidentelle des opérations de la police et qu’il n’était pas possible de protéger la sécurité de l’État en respectant la lettre et l’esprit de la loi. J’ai maintenant étendu à toute l’action policière cet aperçu qui ne s’appliquait initialement qu’à la police politique ou « haute police ». La police est ce corps paradoxal qui a reçu une licence légale de violer la loi afin de pouvoir la mettre en application. Cette formulation limite constitue maintenant l’argument que je m’efforce de développer dans mes travaux.
4.3. La transformation du terrain : magie et exclusion
77Le « plaider coupable » a été récemment introduit en France. En dépit des résistances, cette pratique originaire des États-Unis s’était introduite à grande échelle depuis plus de 40 ans dans la justice pénale canadienne, dont elle constituait le secret honteux. Ce secret contaminait tout le processus de la détermination et de l’application des peines, qui se déroulait dans « une boîte noire », pour reprendre l’expression alors à la mode. Le gouvernement canadien ordonna une enquête pour ouvrir cette boîte noire et j’y participai comme directeur de recherche. Se joignit alors à mon intérêt de connaître l’envers de la justice, ma volonté de contribuer à modifier les pratiques d’attribution des peines. Je devais découvrir que la position d’intervenant extérieur était encore plus préjudiciable au changement des institutions qu’à la science.
78Le terme d’abolitionniste désigne aujourd’hui une personne qui milite pour l’abolition de la peine de mort. Les militants de 1980 considéraient la question de l’abolition de la peine de mort comme réglée et s’étaient mobilisés pour l’abolition des prisons, qu’ils pensaient réaliser pour la fin de la décennie. La création en 1984 de la CCDP (Commission canadienne sur la détermination des peines) participait de l’esprit enthousiaste de cette époque. Son mandat était de redéfinir la structure des peines, d’élaborer des lignes directrices pour accroître la transparence de la détermination des sanctions pénales par les tribunaux, de revoir les mécanismes de remise en liberté surveillée et d’élaborer un énoncé législatif des objectifs et des principes de la punition. En conformité avec l’énoncé de son mandat, les propositions soumises par la CCDP devaient provoquer une décroissance du recours à l’incarcération, alors perçu comme trop élevé, et réduire la disparité des peines imposées par les juges pour des infractions de même gravité. La CCDP déposa son rapport en 1987, après trois ans de travaux intenses. Je ne résumerai pas ses recommandations, qui dépassaient la cinquantaine. Je soulignerai toutefois que la commission avait développé une argumentation détaillée pour montrer que la longueur des peines d’incarcération ne contribuait pas à accroître la sécurité. Pour le reste, qu’il suffise de dire que la commission s’était acquittée avec vigueur de son mandat d’articuler un cadre pénal qui devait réduire l’usage de l’incarcération. Le plafond des peines d’incarcération avait été abaissé à un maximum de 12 ans, sauf pour le meurtre, puni de la prison à perpétuité avec possibilité de relaxation après 15 ans d’incarcération ; les lignes directrices qui devaient guider la pratique des juges prévoyaient un usage dégressif de l’incarcération.
79La plus grande partie des recommandations de la CCDP ne fut pas appliquée et le rapport, qui avait pourtant été bien reçu, alla en rejoindre d’autres sur les rayons de la bibliothèque du Parlement. Voici, par ordre croissant d’importance, les raisons de cet échec, qui ne tinrent pas en premier lieu au contenu des recommandations elles-mêmes :
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La communauté juridique, à qui était destinée la plupart des recommandations de la CCDP, est en réalité beaucoup moins ouverte à des changements proposés de l’extérieur que la police. Par exemple, tout projet de recherche qui aurait menacé de divulguer, serait-ce de façon très indirecte, l’emploi du temps des magistrats a fait l’objet d’une censure immédiate, de crainte que ses résultats ne soient utilisés pour régulariser cet emploi du temps. À la différence des policiers, les juristes ne s’estiment pas tant dépositaires d’une expérience de terrain que d’une expertise juridique unique et rivale de toute autre. Par conséquent, l’expertise externe est perçue comme une contre-expertise à laquelle il faut s’opposer pour maintenir l’indépendance de la magistrature. La CCDP avait à sa tête neuf commissaires, parmi lesquels se trouvaient sept juristes, un auxiliaire des tribunaux et un seul sociologue. La présence d’un seul sociologue parmi les commissaires suffit à engendrer au sein de la communauté juridique la croyance dirimante d’une alliance entre ce commissaire sociologue et la petite équipe de chercheurs que je dirigeais — quatre personnes en tout. Le but allégué de cette alliance fut de produire un « détournement de commission » (hijacking) au profit d’un programme dressé par les sciences sociales.
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La CCDP choisit de formuler un ensemble fortement intégré de mesures réformatrices pour éviter que la réforme qu’elle proposait ne soit cannibalisée. Le choix permit aux adversaires de cette réforme d’enfermer la CCDP dans une logique caricaturale du tout ou rien, selon laquelle les propositions devaient être acceptées ou rejetées en bloc. Elles furent pour l’essentiel rejetées. Cette question de la consistance d’une réforme constitue l’une des pierres d’achoppement d’un changement planifié. Les diverses composantes d’une réforme peuvent être présentées sous la forme d’un menu« à la carte », au risque de produire un salmigondis. Elles peuvent à l’inverse s’emboîter de manière plus contraignante, au risque d’apeurer les décideurs.
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Il y a une solution à ce dilemme, qui fut ignorée par la CCDP. Cette solution tient dans l’établissement du suivi d’un rapport, après qu’il a été déposé auprès des autorités qui ont mandaté ses auteurs. La plus grande erreur de la CCDP fut de croire que le texte de son rapport était en lui-même investi d’une force de conviction irrésistible et qu’il suffisait de le laisser dans les mains du ministre pour qu’il opère sa magie. En réalité, le ministre eut tôt fait de créer une nouvelle commission qui devait se prononcer sur l’applicabilité du rapport de la CCDP. De commissions en comités et de comités en groupes de travail composés de fonctionnaires flegmatiques, le contenu des réformes fut dissout dans un bassin dont l’eau conserva sa couleur indécise. Si un rapport — un texte qui propose le changement — n’est pas porté avec vigueur après son dépôt par un groupe convaincu de la nécessité de son application, il ne réussira qu’à être une autre des matières à examen dans les facultés universitaires. Un programme de changement n’est pas une lettre à la poste ou une bouteille à la mer mais un levier sur lequel il faut continuer de faire pression pour qu’il produise ses effets. Les experts recrutés pour un temps par l’État manquent trop souvent d’un sens élémentaire du suivi.
80Je souhaite toutefois clore cet épisode sur une note moins pessimiste. Le rapport de la CCDP donna finalement lieu à une loi, qui reprit ses formulations sous une forme moins contraignante pour produire un énoncé pondéré des objectifs et des principes de la peine. La proclamation d’un tel énoncé était une mesure ancillaire parmi les recommandations de la CCDP et ce résultat n’est pas une raison de pavoiser. Il faudrait toutefois se garder de tomber dans l’excès contraire de la logique du tout ou rien où l’on enferma les propositions de la CCDP. On estimerait alors qu’en manquant le tout on se retrouve immanquablement avec le rien. C’est en réalité l’accumulation de tous les petits pas dans la direction de la modération des peines qui ont empêché la justice pénale canadienne d’être aspirée par le tout répressif états-unien. Le Canada constitue à cet égard un cas de figure exemplaire. Dans le climat désenchanté qui transit ce début de millénaire, plusieurs chercheurs annoncent, à l’instar de David Garland ou de Loïc Wacquant, que la culture pénale des États-Unis est destinée à asphyxier tout l’Occident. À part la Russie et la Chine, il n’est pas de pays qui partagent une aussi longue frontière que le Canada et les États-Unis. En dépit de cette proximité, les institutions pénales canadiennes ont su résister à la contagion répressive par leurs voisins du Sud. On est fondé d’espérer que la distance provoquera a fortiori une résistance analogue en Europe.
4.4. Le terrain inaccessible : l’Autre
81Le système pénal résiste activement à la volonté de le connaître et de le réformer. Comme j’ai tenté jusqu’ici de le montrer, ces résistances peuvent en partie être vaincues. Il est toutefois une résistance au savoir et au changement qui m’est apparue plus difficile à surmonter en raison même de sa passivité. C’est le caractère radical de l’altérité des civilisations bloquées, sur lequel il faut insister dans cette époque de prétendue mondialisation des échanges et d’exportation forcenée de la démocratie.
82Dans mes recherches sur la justice pénale, j’ai accepté divers mandats du gouvernement pour réformer la justice dans les territoires amérindiens du Canada. La situation déplorable qui prévaut dans ces territoires est un réservoir inépuisable de culpabilité pour les Canadiens et des efforts considérables sont déployés pour y favoriser l’éclosion d’une justice pénale autochtone. Dans le cadre de la création de forces policières amérindiennes, je me suis livré à l’expérience suivante, qui cristallise toute la difficulté de l’expérience indigéniste qui s’y poursuit. J’ai demandé à un échantillon d’une trentaine de policiers amérindiens d’ordonner selon une échelle de gravité une liste de quelque 40 infractions pénales, parmi les plus courantes. Quand les policiers canadiens se livrent à cet exercice, l’ordonnancement de cette liste manifeste une forte convergence et obéit à une logique facilement reconnaissable : les crimes contre la personne sont systématiquement évalués plus graves que les crimes contre les biens et les délits contre l’administration de la justice. J’espérais découvrir quelle était la logique qui guidait les policiers amérindiens (tous avaient suivi un stage de formation dans une école québécoise de justice). Voici ce que j’ai trouvé : (i) l’ordonnancement contredisait formellement les stéréotypes canadiens de l’Amérindien : « causer sans nécessité des souffrances à un animal » apparaissait pour tous en bonne dernière place, contrairement aux attentes folkloriques des défenseurs des droits des animaux ; (ii) sauf exception, je ne trouvai aucune convergence dans les cotes de gravité attribuées par les policiers amérindiens, le dissensus étant de règle ; (iii) surtout, l’ordonnancement semblait avoir été effectué au hasard et ne manifestait aucune régularité perceptible, sauf celle de l’incompréhension. Les conclusions de cette expérience s’imposaient : les policiers amérindiens devaient appliquer un code pénal qui leur était dans ses principes étranger ; leurs propres vues nous demeuraient impénétrables, leur expression tombant en dehors de nos schèmes juridiques de pensée.
83Cette expérience d’un terrain radicalement étranger manifeste la futilité du business de l’import-export dans le domaine de la justice pénale. En première part, le Canada a tenté de former sans grand succès des policiers en Afrique et à Haïti ; il sera bientôt sommé de le faire en Irak, sans avoir rien appris. D’autre part, un modèle de justice réparatrice prétendument inspiré par les « autochtones » (en leur brute innocence) serait la nouvelle panacée pour les maux de la justice pénale en Occident. Dans tous ces cas, on fait bon marché du fait que la « pensée sauvage » est une pensée sauvagement autre, qui nous demeure largement inexplicable, autant rebelle à sa transformation qu’à son exploitation.
4.5. Au bout du kaléidoscope
84De toutes les qualités du chercheur, la première est la mobilité : un chercheur assis est un chercheur fini. Encore faut-il au chercheur assez d’espace pour bouger. Au terme de ce parcours sur les métamorphoses du terrain, je redoute que le système pénal n’entre dans une nouvelle période de glaciation. Je constate avec plusieurs de mes collègues nord-américains que les appareils répressifs se referment, cette fermeture étant d’autant plus étanche que ces appareils se privatisent. En France, le dépérissement de la recherche à l’IHESI (maintenant rebaptisé Institut national des hautes études de la sécurité – INHES) est un signe du blocus policier renaissant. Dans d’autres champs, comme ceux de la détention préventive ou de l’application des peines, il devient de plus en plus problématique d’avoir accès à un terrain pour y poursuivre des recherches de première main. La réinvention du secret provoquée par la guerre contre le terrorisme ne fait qu’exacerber cette tendance. Ce retour à la clandestinité gangrène également l’espace urbain, où les communautés nées de l’immigration se replient sur elles-mêmes de crainte d’être infiltrées par la police.
85Expulsée de ses terrains d’observation, la recherche risque de se transformer en un kaléidoscope inutile. Le kaléidoscope est un instrument qui a l’apparence d’une lunette d’approche, mais qui ne sert qu’à observer les combinaisons d’un nombre limité de fragments de verroterie qui se profilent sur son fond. Bouché à l’extrémité observée par l’œil, le kaléidoscope ne donne à voir que ce qu’il contient, même si on l’agite frénétiquement. Si elle n’est plus renouvelée par des champs neufs de phénomènes, la recherche criminologique s’épuisera à permuter un vieux fond de variables pour produire l’illusion qu’elle regarde au-delà de son miroir.
Notes
1 Anni Borzeix (pour le comité de rédaction).
2 François Dubet, Dominique Monjardet, Christian Mouhanna, Michel Wieviorka.
3 Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), Immeuble Edison, 43, boulevard Vauban, 78280 Guyancourt, France. Adresse e-mail : probert[at]gern-cnrs.com (P. Robert).
4 On avance souvent que la généralisation de l’assurance-vol pourrait avoir suscité une systématisation des plaintes. Les données dont nous disposons suggèrent, au contraire, qu’elle intervient tardivement sous la pression d’une forte croissance du risque.
5 Il est vrai, selon des gammes qui peuvent aller du banal omniprésent au luxueux beaucoup plus rare.
6 Même s’il me semble surtout une conséquence de l’homogénéité du peuplement du sous-quartier où se recrute la bande.
7 Ceci dit, il faut nuancer : les enquêtes s’accordent à montrer la coexistence dans ces zones urbaines en difficulté de réactions de relégation et de vifs sentiments de patriotisme de quartier : c’est autour de lui que s’édifient, surtout chez les jeunes, les bricolages identitaires.
8 Parler d’élucidation en général ne signifie rien : la notion n’a de sens que si l’affaire est connue grâce à la plainte de la victime (ou plus rarement au signalement d’un tiers) ; pour les délinquances « sans victime » (immigration irrégulière, drogue, fausse monnaie...), c’est l’initiative policière qui est à l’origine de leur découverte et l’on n’enregistre, bien entendu, que les affaires qui ont « réussi ».
9 On rétorque parfois qu’on atteint ainsi ceux qui commettent aussi vols et agressions. L’argument avait déjà été utilisé à la fin des années 1980 : 70 % des vols, susurrait-on, sont dus à des drogués qui cherchent les moyens de financer leurs achats de stupéfiants. Des vérifications précises ont ruiné cette conviction. On ne parvient pas facilement à faire d’une pierre deux coups.
10 Quel conducteur n’a commis aucune violation au code de la route ? Il est difficile de combiner des frontières étanches et des échanges mondialisés. Au bout de 30 années de prohibition totale, l’usage des drogues douces s’est largement répandu parmi la jeunesse.
11 Pôle « Sécurité et Société », Cerat-Pacte/Institut d’Études Politiques de Grenoble, B.P. 48, 38040 Grenoble cedex, France. Adresse e-mail : sroche[at]upmf-grenoble.fr (S. Roché).
12 Centre international de criminologie comparée, université de Montréal, Case postale 6128, Succ. Centre-ville, Montréal, Québec, H3C 3J7, Canada. Adresse e-mail : jean-paul.brodeur[at]umontreal.ca (J.‑P. Brodeur).
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Référence papier
Anni Borzeix, Philippe Robert, Sebastian Roché et Paul Brodeur, « La sociologie, les sociologues et l’insécurité (suite) », Sociologie du travail, Vol. 47 - n° 1 | 2005, 89-113.
Référence électronique
Anni Borzeix, Philippe Robert, Sebastian Roché et Paul Brodeur, « La sociologie, les sociologues et l’insécurité (suite) », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 47 - n° 1 | Janvier-Mars 2005, mis en ligne le 24 mai 2005, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/25878 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.25878
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