François Dubet, Le déclin de l’institution
François Dubet, Le déclin de l’institution, Seuil, Paris, 2002, 421 p.
Texte intégral
1Le déclin de l’institution nous aide à penser un processus de longue durée qui traverse notre modernité tardive. Comme dans la plupart de ses précédents travaux, François Dubet part ici d’une analyse empirique approfondie de situations singulières pour dégager les enjeux des transformations en cours. L’investigation empirique prend appui sur la méthode de l’intervention sociologique qui réunit pour de longues séances de discussion acteurs de terrain et observateurs sociaux dans une entreprise commune d’élucidation des difficultés de la pratique. F. Dubet choisit ainsi plusieurs types de relations professionnelles — des instituteurs et des professeurs, des travailleurs sociaux, des formateurs d’adultes, des infirmières et des médiateurs de collèges — qui représentent différentes variantes du « travail sur autrui ». Il entend par là l’entreprise de socialisation menée par des professionnels qui vise à inculquer aux individus dont ils ont la charge les normes de l’institution qui les mandatent — éduquer des élèves, guérir des malades, réhabiliter des déviants... Il s’agit, en mobilisant les ressources de la sociologie du travail et de la sociologie de la socialisation, de « comprendre comment notre société fabrique des individus et des sujets dans le cadre d’une activité professionnelle organisée » (p. 17).
2On sait qu’aujourd’hui cette « fabrication » d’un individu normé est devenue hautement problématique. La « crise des institutions » est un leitmotiv, pour ne pas dire un lieu commun, de la réflexion sociologique contemporaine. La « crise » de la famille, de l’école, des Églises, des organisations syndicales et politiques, etc. apparaissent comme l’effet de la montée de l’individualisme qui déstabilise les formes canoniques d’organisation collectives à travers lesquelles se transmettaient des valeurs communes et se façonnaient les comportements réglés. F. Dubet part, comme à peu près tout le monde, de ce constat, mais avec la conscience que le niveau de généralité auquel on le place communément ne permet pas de saisir la dynamique qui est à l’œuvre à travers ces transformations. À la notion vague et polysémique d’institution il substitue celle de programme institutionnel dont il fait un concept opératoire pour analyser dans sa spécifié et sa diversité le déclin du mode majeur de socialisation qui s’était imposé dans la civilisation occidentale.
3Qu’est-ce qu’un programme institutionnel ? Soit l’Église qui a représenté longtemps le paradigme de l’institution dans l’Occident chrétien. On peut certes analyser l’agencement de ses structures et suivre leurs transformations pendant deux millénaires. Mais on peut aussi s’attacher à dégager sa fonction sociale fondamentale, qui a été de socialiser les fidèles à des formes de comportements commandés par la recherche du salut. Si « le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde », le croyant doit lutter ici-bas pour maîtriser les pesanteurs terrestres qui l’empêchent d’accomplir sa nature véritable de fils de Dieu. Pour ce faire, l’Église est l’instance médiatrice qui propose et impose une programmation nouvelle de l’existence. Elle pose la suprématie de ses valeurs universelles et tente de les inculquer aux ouailles à travers ses prédications, ses rituels et l’exercice de ses disciplines. Ce travail sur autrui est effectué par des professionnels de la relation, les prêtres et les religieux, dont la responsabilité est d’assurer la réussite de ce programme de socialisation.
4Ce n’est pas seulement Émile Durkheim qui dans l’Évolution pédagogique en France a souligné les analogies entre ce mode d’inculcation pédagogique déployé par l’Église et celui que mettra en place l’école républicaine. Au-delà des héritages historiques il existe une homologie structurale entre deux modèles de conversion. L’Église en appelle à Dieu, l’école à la Raison ou à la Nation mais, dit F. Dubet « il s’agit toujours d’un principe central qui prétend entrer dans le monde par le travail de socialisation de l’institution, tout en restant fondamentalement « extra-social », non social, parce que situé « au-dessus » de la diversité des groupes et des classes, au-dessus des intérêts privés, au-dessus des particularismes des mœurs » (p. 27). Un programme institutionnel veut affranchir les individus des pesanteurs prosaïques du monde commun. Il se pose comme inconditionnel par rapport aux conditions sociohistoriques dans lesquelles il s’exerce. Les professionnels qui l’instrumentalisent n’ont pas seulement un métier, ils accomplissent une vocation, ils sont des médiateurs qui inculquent des valeurs universelles à des individus pris dans le régime ordinaire des échanges sociaux.
5Les principales institutions peuvent ainsi être envisagées comme autant de « dispositifs » au sens de Michel Foucault — agencements d’établissements, de réglementations, de techniques, de professionnels — dont la finalité est de mettre en œuvre un tel programme de socialisation. Et ce que l’on appelle la « crise des institutions » est en fait une crise de la transmission. Elle tient à ce que les instances de socialisation éprouvent des difficultés croissantes à réaliser le programme qu’elles affichent.
6La notion de programme institutionnel a ainsi une fonction euristique : c’est un outil pour évaluer les pratiques. Elle construit la logique idéale-typique de ce qu’une institution entend promouvoir comme modèle de socialisation. Mais rapportée à la réalité des pratiques qui se déploient dans les espaces institutionnels concrets — à l’école, à l’hôpital, dans les services sociaux... — elle permet de mesurer les écarts par rapport à cette norme. Le fonctionnement effectif d’une institution peut ainsi s’interpréter à partir du déficit qu’il présente dans l’accomplissement de son programme de socialisation.
7En appliquant cette grille d’analyse, le diagnostic que l’on peut porter sur « le déclin de l’institution » se situe sur deux plans. Au niveau général, il y a effectivement un affaiblissement massif du pouvoir des institutions à imposer aux individus des comportements normés. C’est là, dit F. Dubet, « un processus historique lourd » (p. 371). La modernité caractérisée par la valorisation de l’individu a toujours eu du mal à concilier cette promotion de l’individu avec l’exigence d’intérioriser les systèmes de contraintes collectives nécessaires pour « faire société » (cf. sur ce point les analyses pénétrantes de Peter Wagner Liberté et discipline, les deux crises de la modernité, Métailié, Paris, 1996). Mais les régulations collectives de la « modernité organisée » qui s’étaient imposées avec le développement du capitalisme industriel sont ébranlées à partir des années 1970. Le déclin de l’institution traduit aujourd’hui dans les pratiques cet affaiblissement général des cadres de la transmission et de la reproduction des contraintes collectives.
8Mais cette dynamique de dé-collectivisation, ou de ré-individualisation, ne se déploie pas sur un mode homogène. L’intérêt de la notion de programme institutionnel tient surtout à la capacité qu’elle donne d’analyser dans leur spécificité les différentes modalités à travers lesquelles s’effectue l’ébranlement des régulations collectives. Ilya en effet des programmes institutionnels parce que les institutions poursuivent des objectifs de socialisation différents portés par des professionnels qui tentent d’y accomplir leur « vocation » propre (éduquer, guérir, réhabiliter...). La crise des modes de transmission collective ne saurait donc être assimilée à leur effondrement général. Elle se joue sur plusieurs scènes où s’exprime une tension entre des forces d’intensité différentes. La référence au programme institutionnel n’est pas abolie, car sans elle une institution ne serait qu’un conglomérat d’individus atomisés (l’anomie selon É. Durkheim). Mais elle est contestée dans des configurations différentes, plus ou moins perméables à la dynamique du changement, et défendue par des professionnels plus ou moins armés pour accomplir leur mandat. F. Dubet a choisi quelques-unes de ces configurations, qu’il ordonne selon qu’elles exemplifient plus ou moins les capacités de résistance des programmes institutionnels. Ainsi les instituteurs apparaissent-ils encore capables de maîtriser l’essentiel de la mutation qui a ouvert le système d’éducation à des intérêts et à des finalités extra scolaires. À l’autre extrémité des spécialités du travail sur autrui, les médiateurs sociaux récemment apparus dans les banlieues sont complètement démunis pour resocialiser les jeunes en difficulté car ils représentent comme le degré zéro des qualifications professionnelles et des supports institutionnels nécessaires pour mettre en œuvre un programme institutionnel consistant.
9Il faut renvoyer à ces analyses extrêmement fouillées qui explorent toute la complexité de ce que représente aujourd’hui le « travail sur autrui ». Si un livre important en sociologie se reconnaît à ce qu’il élucide le sens des pratiques sociales au plus près de leur surgissement tout en dégageant la signification des grands enjeux sociétaux qu’elles portent, Le déclin des institutions est incontestablement un livre de grande importance. Il nous délivre des discours de déploration sur la crise et la décadence qui entretiennent les nostalgies passéistes pour nous aider à prendre la mesure de l’ampleur des défis que nous avons à affronter.
Pour citer cet article
Référence papier
Robert Castel, « François Dubet, Le déclin de l’institution », Sociologie du travail, Vol. 47 - n° 2 | 2005, 269-271.
Référence électronique
Robert Castel, « François Dubet, Le déclin de l’institution », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 47 - n° 2 | Avril-Juin 2005, mis en ligne le 07 juillet 2005, consulté le 27 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/26455 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.26455
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