- 1 Les noms des sociétés de nettoyage, des hôtels et des personnes enquêtées ont systématiquement été (...)
- 2 Tous les sigles utilisés dans l’article sont définis à leur première occurrence, mais on en retrouv (...)
1Le 15 septembre 2016, sept femmes de chambre employées par la société Net’Plus et travaillant sur le site de l’hôtel Easy House dans un quartier excentré de Marseille se mettent en grève1. Appuyées par la Confédération nationale des travailleurs – Solidarité ouvrière (CNT-SO), leurs revendications sont nombreuses2. Elles réclament la fin du paiement à la tâche (avec installation d’une pointeuse), un rappel de salaire sur les heures complémentaires et supplémentaires non payées depuis mars 2016, l’obtention d’une prime de panier et d’un treizième mois, mais aussi le remboursement des titres de transport, l’augmentation des mensualités des contrats, ainsi que des qualifications dans la grille conventionnelle, la requalification des contrats à durée déterminée (CDD) en contrats de durée indéterminée (CDI), l’annulation des sanctions et procédures disciplinaires antérieures à la grève et, pour finir, la considération de leur hiérarchie et le respect des droits syndicaux.
- 3 La vuvuzela est un instrument de musique en forme de petite corne à l’origine en étain mais général (...)
- 4 Il arrive même que la clientèle de l’hôtel offre des boissons ou des gâteaux aux grévistes pour qu’ (...)
- 5 En France, le Conseil de prud’hommes est une juridiction de premier degré des litiges nés à l’occas (...)
2Le piquet de grève est installé tous les matins dès 9 heures — heure à laquelle les salariées commencent habituellement leur journée de travail. La gouvernante attend au coin de la rue, elle espère croiser les femmes de chambre pour leur demander de reprendre le travail. Durant les quatorze jours de grève, aucune salariée ne cède et le piquet est maintenu : la plupart des clients, réveillés par le raffut causé par les casseroles et vuvuzelas3, n’hésitent pas à exprimer leur soutien aux grévistes : « Vous avez raison de faire ça ! »4. En quatorze jours de grève, seul le directeur de l’hôtel accepte de discuter avec les grévistes ; la société prestataire refuse catégoriquement toute négociation. Le 27 septembre, douze jours après le début du conflit, l’hôtel lance un processus de rupture conventionnelle avec son sous-traitant. La rupture prend effet dès le 29 septembre. Ce jour-là, la grève continue mais le piquet de grève est suspendu : les grévistes négocient à présent avec la nouvelle société prestataire qui concède la garantie de l’ensemble des revendications syndicales. Cependant, la lutte n’est pas terminée pour les salariées puisqu’elles réclament également les rappels de salaire et le remboursement des primes de transport auprès de la société sortante. Une requête est alors déposée au Conseil de prud’hommes de Marseille5 à l’encontre de la société Net’Plus, au nom de l’ensemble des salariées.
3Cette lutte victorieuse — qui fait suite à deux autres conflits portés par le syndicat CNT-SO, également victorieux, à Marseille dans le secteur du nettoyage hôtelier — apparaît exceptionnelle à plusieurs égards.
4À l’instar d’autres secteurs d’activité comme celui de la grande distribution (Benquet, 2011) ou encore de l’aide à domicile (Avril, 2014), la propreté incarne le triple mouvement de féminisation, tertiarisation et précarisation. Caractéristique de la précarité tout à la fois du travail et de l’emploi (Béroud et Bouffartigue, 2009), le nettoyage figure parmi les secteurs d’activité où l’implantation syndicale demeure très délicate (Denis, 2009 ; Nizzoli, 2015). Plusieurs éléments permettent de comprendre cette difficulté.
- 6 Ces chiffres sont ceux de l’enquête nationale « Conditions de travail » de 2013 (voir « La syndical (...)
- 7 Pour reprendre le slogan des grévistes de l’hôtel Easy House à Marseille.
5Avant toute chose, le recours très fréquent à l’externalisation des services de propreté induit une atomisation des travailleurs sur les lieux de travail. Selon les données de 2013 de la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP), les salariés sont souvent embauchés pour des contrats à temps partiel (75 %) ; or, on le sait, en France les salariés à temps partiel sont sensiblement moins syndiqués (8 %) que les salariés à temps complet (12 %)6. Enfin, selon les données 2013 de la FEP encore, ce secteur d’activité est marqué par une division du travail à la fois sexuelle (67 % de femmes) et ethnique (29 % de salariés sont de nationalité étrangère). C’est aussi la nature même de la profession, ce « sale boulot » (Nizzoli, 2015 p. 23) qui en fait un travail réservé aux salariés les moins qualifiés (90 % des travailleurs du nettoyage sont des agents de service, à savoir l’échelon 1 de la qualification). L’ensemble de ces éléments rendraient difficile l’acquisition d’un capital militant (Matonti et Poupeau, 2004). Et pourtant, en investissant les parvis des hôtels, ces salariées « maltraitées par la sous-traitance »7 s’approprient l’espace public — au moins pour un temps —, se rendant alors visibles aux yeux de tous. D’ordinaire frappées d’invisibilité, elles marquent temporairement l’espace de leur présence.
6L’ensemble de ces dimensions a priori non favorables à l’apparition de conflits au travail pourrait nous conduire à envisager la grève suscitée comme une mobilisation improbable (Collovald et Mathieu, 2009). Il est indéniable que, statistiquement, les propriétés sociales des individus travaillant dans le secteur du nettoyage les prédestinent a priori moins que d’autres à embrasser un engagement syndical, et que les obstacles à la syndicalisation dans ce secteur sont d’ampleur — et ce d’autant plus qu’on peut noter un retard des syndicats français « à penser et à déployer les formes d’actions renouvelées en direction des salariés précaires » (Béroud, 2017, p. 67).
7Dans son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Sophie Béroud dresse un état des lieux des stratégies de revitalisation syndicale adressées directement aux salariés parmi les plus précaires et constate le peu de réceptivité des syndicats français aux renouvellements opérés dans le monde anglo-saxon. En effet, en France les syndicats sont traditionnellement plus implantés dans la fonction publique et concentrent une part importante de leurs activités militantes à l’organisation des élections professionnelles. Par conséquent, les syndicats évoluant dans ces interstices tendent à rester marginaux dans le champ syndical et non-représentatifs au niveau des différentes branches d’activité. La CNT-SO n’est pas mieux lotie : spécialisée dans le secteur du nettoyage au sein duquel elle n’est pourtant pas représentative, elle revendique précisément cette marginalité et tend à se constituer en alternative auprès des travailleurs les plus désaffiliés. Ce syndicat a pour particularité de concéder une large place à la défense juridique des travailleurs sans pour autant laisser de côté le recours à la grève.
- 8 Elles sont efficaces au regard des grèves menées par ce syndicat (plus de vingt conflits gagnés dep (...)
8Ces éléments rendent d’autant plus énigmatiques les luttes syndicales des salariés du nettoyage : d’improbables, elles deviennent non seulement possibles mais s’avèrent aussi efficaces8. Force est de constater que certains syndicats, à travers les moyens d’action déployés, s’attellent bel et bien à atténuer l’improbabilité de ces luttes, à les rendre possibles, voire victorieuses. S’intéresser aux stratégies syndicales développées pour faire exister collectivement la catégorie des travailleurs du nettoyage suppose par conséquent de porter une attention particulière aux modalités d’action. La lutte des femmes de chambre de l’hôtel Easy House illustre de manière assez significative les divers registres d’action proposés par les syndicats et déployés par les salariés pour contester, s’opposer ou résister aux positions patronales. On observe que plusieurs répertoires d’action sont investis. Le registre d’action collective et protestataire est bien présent, avec une grève d’une durée de quatorze jours, mais cette forme classique de contestation est ensuite accompagnée d’un recours au juridique, donc à une forme plus institutionnalisée et a priori moins collective d’action revendicative. Si le recours au droit est perçu avec beaucoup de réticence dans les syndicats de lutte comme la Confédération générale du travail (CGT ; voir Giraud, 2017), l’outil juridique apparaît parfois comme une « question de survie » à d’autres structures syndicales telles que Solidaires (Denis, 2003).
9Faisant feu de tout bois, la CNT-SO poursuit à travers le recours aux Prud’hommes et les mobilisations collectives des finalités identiques donnant lieu à une socialisation politique d’adhérents dont les propriétés sociales la rendent relativement inédite. L’usage de la grève présume-t-il d’une plus forte politisation tandis que le recours au droit inciterait à une individualisation du conflit ? En réalité, tout porte à croire que les types d’usages adoptés par les salariés ne sont pas mécaniquement fonction des types de répertoires d’actions.
10L’anecdote mentionnée plus haut montre que les choses ne sont pas si cloisonnées que cela. À l’instar de Baptiste Giraud qui inscrit l’étude de la grève dans un « continuum de pratiques protestataires collectives mais aussi individuelles et institutionnelles », nous appréhenderons les stratégies de résistance à l’œuvre dans le secteur du nettoyage à l’aune des pratiques déployées par les salariés appuyés par le syndicat CNT-SO sans opposer les différents registres d’action (Giraud, 2009, p. 146).
11À travers l’analyse de la socialisation politique des adhérents du syndicat par le biais du recours aux Prud’hommes, cet article vise à nuancer la pertinence de la désaffiliation sociale, de la marginalité syndicale et des modes d’action individuels comme principales explications d’une difficulté de politisation. Dans un premier temps, on présentera les spécificités de la CNT-SO dans le champ syndical et les évolutions qu’elle a connues en se concentrant sur un secteur spécifique et en développant un suivi particulièrement individualisé de ses adhérents. L’analyse portera notamment sur les logiques conduisant au choix d’un registre d’action plutôt qu’un autre dans la poursuite d’une lutte syndicale. Dans un deuxième temps, l’article questionnera la manière dont l’idéologie anarcho-syndicaliste de la CNT-SO s’accommode d’un recours accru aux arènes judiciaires et parvient à le mettre au profit d’un syndicalisme de lutte.
Encadré 1. Présentation du dispositif d’enquête
Ce travail repose sur une enquête de terrain réalisée depuis mars 2016 dans le cadre d’une thèse de sociologie politique. Basée sur deux espaces géographiques distincts — Lyon et Marseille —, cette recherche avait pour but de renseigner les conditions de possibilité d’une mobilisation syndicale dans un secteur précarisé : le nettoyage. Pour cela, l’approche ethnographique a été privilégiée. J’ai d’abord été embauchée en tant que « chargée de développement » pour une durée de six mois au sein du syndicat du nettoyage CNT-SO de Lyon, à Villeurbanne. Cette fonction consistait d’une part à assurer les permanences au local villeurbannais, conseiller les salariés dans la mesure du possible, rédiger des courriers aux employeurs et fixer d’éventuels rendez-vous avec les juristes du syndicat et, d’autre part, à assurer le suivi des dossiers juridiques (en particulier déposer les requêtes au Conseil des prud’hommes). Cela m’a permis de mener une observation participante et d’obtenir un maximum d’informations sur la configuration syndicale.
L’enquête de terrain s’est ensuite poursuivie au sein des deux villes de manière régulière pendant un an et demi. La méthode repose donc sur plusieurs matériaux d’enquête : l’observation multi-située des salariés en diverses situations (grèves, Prud’hommes, manifestations, négociations avec les employeurs, etc.), mais également la pratique d’entretiens répétés dans le temps. En tout, ce sont quarante-et-une personnes qui ont été rencontrées (vingt à Marseille et vingt-et-une à Lyon), et cinquante-huit entretiens enregistrés ont été réalisés, auxquels il faut ajouter quatre entretiens avec les salariés du syndicat ainsi que des entretiens informels non enregistrés. J’ai également pu suivre et participer à sept conflits (grèves et occupation des lieux de travail) et à une vingtaine d’audiences au Conseil des prud’hommes. Le présent article repose sur l’observation de plusieurs audiences prud’homales, sur des entretiens individuels et sur le suivi d’une grève à Marseille.
12La CNT-SO est un syndicat se revendiquant de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire. Pour se maintenir dans le champ syndical, il a dû développer de nouvelles stratégies syndicales. Nous nous intéressons ici plus particulièrement aux usages de l’action juridique. Comme l’ont montré les travaux de Laurent Willemez, « le développement du syndicalisme juridique est un processus ambigu » permettant aux organisations syndicales de compléter leurs moyens d’action sans pour autant s’y substituer. Le syndicalisme juridique serait une forme d’action alternative — et non pas concurrentielle — aux luttes plus classiques reposant sur le rapport de forces (Willemez, 2003, p. 35).
13Le développement de la CNT-SO illustre tout à fait l’ambiguïté de ce processus. Créé suite à de véritables divergences internes à la CNT (1.1), ce syndicat a dû tout à la fois s’adapter aux transformations du salariat et du capitalisme (1.2), subissant parfois les formes de judiciarisation des conflits du travail (Pélisse, 2007, 2009), et déployer de nouvelles formes de résistance (1.3).
14L’héritage anarcho-syndicaliste de la CNT-SO est à relativiser aujourd’hui, et son implantation dans le secteur du nettoyage n’est pas pour rien dans l’évolution des pratiques militantes. Avant de décrire comment le secteur du nettoyage s’est « imposé » à la CNT, moins par choix que par concours de circonstances, faisons un bref détour par l’histoire de ce syndicat.
15La Confédération nationale du travail (CNT) est créée en France en 1946 par des syndicalistes révolutionnaires espagnols alors en exil et des militants français ayant participé à la Résistance. Elle constitue un héritage de la CGT-SR (la Confédération générale du travail – Syndicalistes révolutionnaires). Rapidement, cette organisation devient assez marginale dans le champ syndical, ne regroupant qu’une centaine d’adhérents. Durant plusieurs décennies, le syndicat se maintient modestement sans pour autant disparaître du champ syndical.
16Refusant le paritarisme, la CNT se prive d’un certain nombre de subventions publiques. Financièrement, ce syndicat ne (sur)vit que grâce aux cotisations des adhérents. L’histoire de la CNT et des différentes scissions qu’elle a connues est ponctuée de débats autour de la participation ou non au jeu institutionnel (Pain, 2018).
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17Après les grèves de l’automne 1995 (les plus importantes depuis mai 1968)9, le mouvement social français a été marqué par un regain d’activisme de la gauche radicale (Sommier, 2003) et cela se fait également ressentir à la CNT : ses militants animent un certain nombre de conflits sociaux d’ampleur, notamment à la Fnac10 et à la Comatec11. Parmi les différents secteurs privés où la CNT tente de s’implanter, c’est dans le nettoyage qu’elle rencontre le plus de succès. Michel (encadré 2), 65 ans, juriste à la CNT et militant depuis 1968, explique à cet égard :
« On était connus, non pas pour notre activité syndicale mais pour notre intransigeance sur un certain nombre de principes, et il y a des gens qui étaient très formés politiquement qui bossaient à Comatec et qui ont entraîné un groupe avec eux. Cette première section dans le nettoyage s’est constituée dans les années 1985-1986. Et après la grève de 1986, on a eu des gens qui faisaient d’autres activités sur le réseau et qui demandaient des renseignements. C’est là qu’on a commencé à faire de la permanence juridique, et du coup à partir de là on a développé le syndicat aussi autour de cette permanence » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
Encadré 2. Michel, 65 ans, juriste à la CNT-SO et militant depuis 1968
Michel est né en 1953 dans un milieu populaire du quartier de la Goutte d’Or à Paris. Très jeune, il cumule les « petits boulots » pour aider sa mère et ses frères et sœurs. En 1968, alors qu’il n’a que 15 ans, Michel adhère à la CNT. Après avoir passé son bac en prison en 1975 (pour refus de service militaire), il commence des études à Tolbiac où il obtient « une maîtrise de sciences sociales, dominante droit ». Sa vie professionnelle est marquée par différents emplois. Durant plusieurs années, il travaille en tant que « chargé d’information sur le secteur sanitaire et social d’une publication de groupe, les Liaisons sociales devenues WKF ». Il est ensuite plusieurs fois « chargé de com », d’abord « aux Mutuelles de France » puis à la Fédération des accidentés du travail où il est aussi rédacteur en chef de la publication. Durant toute sa carrière, il a toujours « consacré du temps à la défense juridique de salariés dominés ».
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18Par le bouche à oreille d’abord, puis parce qu’elle se lance dans différentes campagnes de syndicalisation ciblée, c’est dans le secteur du nettoyage que la CNT s’implante peu à peu en France. Bien que le nombre d’adhérents ne dépasse pas le millier, plusieurs sections sont montées dans différents établissement de la région parisienne. Très rapidement des oppositions apparaissent au sein de la confédération au sujet de la participation aux instances représentatives du personnel (IRP). En effet, dans le secteur du nettoyage particulièrement malmené par la sous-traitance, « obtenir un mandat — et donc des heures de délégation — permet de briser […] l’isolement qui rend le développement syndical difficile » (Pain, 2018, p. 30). Il n’est donc pas question pour le syndicat de se priver de cet outil de représentation. C’est ainsi que le syndicat se scinde en 1993 entre la CNT-AIT qui refuse toute participation aux élections professionnelles et la CNT-F qui au contraire accepte une certaine institutionnalisation12.
- 13 Le Conseil de prud’hommes peut condamner les employeurs à verser au syndicat une somme d’argent lor (...)
19Du côté de cette dernière, des batailles juridiques sont remportées avec des salariés du nettoyage et un « petit capital » est constitué au sein du syndicat du nettoyage de la CNT, lui permettant d’acquérir en 2004 un local rue de la Martinique à Paris dans le XVIIIe arrondissement. À côté des cotisations, la principale source de revenus du syndicat repose sur les indemnités remportées lors des verdicts prud’homaux : au titre de l’intervention volontaire du syndicat d’une part13 et, d’autre part, du montant versé conformément l’article 700 du Code de procédure civile selon lequel le juge peut condamner la partie perdante à verser à la partie gagnante les frais engagés pour la procédure.
20L’année 2004 est également marquée par l’embauche de Michel, jusqu’alors militant, en qualité de juriste à la CNT-Nettoyage. Le syndicat du nettoyage s’autonomise de plus en plus et son développement passe désormais réellement par le succès de sa permanence juridique. Ces deux éléments contribuent à accroître les dissensions entre les différents militants de la CNT.
21Effectivement, lors d’un congrès confédéral en 2012, une nouvelle scission intervient et donne naissance à la CNT-SO. La question de la participation aux élections professionnelles et aux IRP se pose de nouveau, mais elle s’accompagne d’autres tensions. C’est principalement la question du statut de salarié du syndicat, elle-même liée à celle du développement juridique au sein de la structure, qui est mise en débat. Michel, alors principal promoteur de cette évolution, défend sa position de militant-salarié :
« On a assisté à une espèce de procès en sorcellerie des salariés du nettoyage qui ne seraient pas de vrais anarcho-syndicalistes parce qu’ils n’ont pas lu Bakounine dans le texte. […] Donc il y avait une petite chanson qui était : un, ce ne sont pas de vrais anarcho-syndicalistes ; deux, ils conduisent à développer dans l’organisation — parce qu’ils ont une demande juridique spécifique — des salariés » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
22On le voit à travers le discours de Michel, ce syndicat adopte à mesure de l’évolution du monde du travail une relation différenciée à ses adhérents et propose désormais de nouveaux outils pour « répondre » aux « besoins » des salariés. Cette attitude révèle un certain pragmatisme dans la manière dont est pensée l’action syndicale et son institutionnalisation, en particulier à destination des plus précaires. Une fois de plus, les propos de Michel renseignent sa conception de l’organisation syndicale :
« On se bat avec des femmes de chambre, avec des revendications salariales, parce que quand on fait grève c’est rarement une grève générale, insurrectionnelle, alors oui, on est réformiste. Le problème c’est qu’on a complètement abandonné l’un des fondements du syndicalisme révolutionnaire qui était le rôle formateur du syndicalisme, qui était celui de la grève et dans une certaine mesure aujourd’hui le rôle du prud’homme » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
23Ainsi, l’institutionnalisation de la CNT-SO, notamment par le recours au droit et par le fait que des personnes soient salariées pour faire un travail de juriste, laisse place à une forme de « radicalité pragmatique » (Pereira, 2010), qui est à l’origine des tensions au sein de la CNT. Mais ce sont pourtant ces évolutions qui permettent au syndicat d’obtenir des résultats concrets et significatifs. Développer l’activité syndicale dans un secteur d’activité précarisé tel que le nettoyage est aussi une manière de survivre en tant que structure syndicale. Ainsi, s’intéresser massivement à des salariés habituellement marginalisés dans les autres structures syndicales constitue un véritable défi pour ce syndicat.
- 14 On l’a compris, il s’agit d’une petite structure syndicale. Les entretiens dont les extraits sont p (...)
- 15 À l’exception de l’Union régionale du Rhône qui souffre d’un moindre investissement militant.
24La CNT-SO est aujourd’hui implantée dans plusieurs villes françaises, mais c’est principalement à Paris, Lyon et Marseille qu’est basée son activité. La vie syndicale est en grande partie organisée par des personnes salariées par le syndicat du nettoyage. En tout, il s’agit de sept individus implantés sur les trois villes : cinq femmes âgées de 26 à 34 ans et deux hommes, Michel, âgé de 65 ans, et Alex (encadré 3), tout jeune diplômé d’un master de sociologie politique14. Excepté Alex, tous les salariés occupent un poste de juriste au syndicat, c’est-à-dire qu’ils sont en mesure de plaider des dossiers au Conseil de prud’hommes. Tous sauf une ont suivi des études de droit, et ce sont eux qui rédigent les conclusions pour les procédures prud’homales, mais leur activité salariée ne se résume pas à cela. Ils s’occupent également d’accueillir les adhérents, de les informer et de les orienter vers les différentes procédures à suivre. La juriste qui n’a pas suivi un parcours universitaire en droit possède une formation de secrétariat. Recrutée par interconnaissance — elle est la fille d’une adhérente parisienne —, c’est dans un premier temps pour s’occuper du secrétariat qu’elle a été embauchée au syndicat. Au contact de Michel et des autres juristes, elle s’est formée sur le tas et occupe depuis lors un poste de juriste. Les permanences sont également animées par des équipes militantes assez actives15.
Encadré 3. Alex, 23 ans, chargé de développement syndical à la CNT-SO 69 depuis mars 2018
Alex est né en 1995 au sein d’une famille qu’il qualifie de « peu politisée et au capital culturel relativement modeste ». Il est embauché au local villeurbannais depuis le mois de mars 2018 en qualité de « chargé de développement ». Avant ce premier emploi, il n’avait pas eu d’expérience syndicale. Il s’est politisé auprès des milieux libertaires quelques années avant son embauche, lors de sa formation universitaire en fac de Lettres, à l’occasion des mobilisations contre la « loi Travail ». Il a par ailleurs suivi un master de sciences politiques avec une option « syndicalisme et relations professionnelles ».
- 16 « On a passé un cap où on a fait un, deux, trois dossiers ; après on avait huit dossiers par an, pu (...)
- 17 Ce conflit étant localisé en région parisienne et non dans les deux villes retenues pour l’enquête, (...)
25Pour conserver sa place dans le champ syndical, en plus de salarier plusieurs spécialistes, ce syndicat a dû développer de nouveaux terrains de lutte et mettre en œuvre de nouvelles formes de contestation. Tant sur le plan des luttes juridiques que sur le terrain de la grève, la vitalité de ce syndicat est indéniable16. Le rythme des grèves de femmes de chambre est particulièrement soutenu à Marseille où, depuis le début du terrain en 2016, quinze conflits ont été menés par le syndicat. Rappelons aussi qu’en février 2018, un conflit de 111 jours a connu une fin favorable pour les grévistes de l’hôtel Holiday Inn à Clichy17. Un ensemble d’éléments atteste malgré tout de sa vulnérabilité : non-représentativité, difficultés financières, infériorité numérique comparativement aux autres syndicats, etc.
- 18 Loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi (Journal officiel de la R (...)
- 19 Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (...)
26Parallèlement à cette installation et dans la continuité des politiques néo-libérales développées en France depuis les années 1970, plusieurs lois ont été adoptées depuis 2015, bousculant le fonctionnement prud’homal. Dernièrement, la loi Rebsamen de 2015 a réduit les délais de prescription au Conseil de prud’hommes18. Ensuite, le décret d’application de la loi Macron de 201519, entré en vigueur le 1er août 2016, a modifié les règles de représentation prud’homales en instituant un nouveau statut, celui de défenseur syndical. Jusqu’ici, n’importe quel adhérent (permanent ou non) d’un syndicat d’au moins deux ans d’existence pouvait, avec un mandat, plaider dans n’importe quelle branche d’activité. C’est à ce titre que les juristes de la CNT-SO défendaient les adhérents du secteur du nettoyage. Depuis cette loi, seuls les défenseurs syndicaux désignés par les organisations syndicales représentatives dans au moins une branche d’activité peuvent plaider au Conseil de prud’hommes. Or, la CNT-SO n’étant représentative dans aucune branche d’activité, elle ne peut légalement pas désigner de défenseur syndical et ne peut désormais plus assister de salarié devant le Conseil de prud’hommes.
« Donc on a progressivement une remise en cause des droits, de la liberté syndicale. En deux mots, tu peux te syndiquer où tu veux mais ton syndicat ne peut rien faire pour toi » (Michel, entretien du 17 décembre 2017).
27Dans le microcosme du secteur du nettoyage, forte de son succès devant le Conseil de prud’hommes et ne souhaitant pas se plier aux décisions politiques, la CNT-SO a cherché à contourner le problème en composant véritablement avec sa vulnérabilité. En octobre 2016, certains juristes de la CNT-SO se sont fait salarier par une société de nettoyage pour quelques heures hebdomadaires. Cette opération de contournement a pour but de pouvoir désormais assister les salariés du nettoyage au motif qu’ils sont « salariés de la même branche d’activité ».
28Cette parade, si elle révèle la capacité du syndicat à contourner les obstacles, ne doit pas pour autant occulter les tentatives de promotion et de formation en interne visant à encourager les salariés à plaider eux-mêmes quand ils le peuvent et à ne pas seulement s’en remettre aux juristes. « On ne naît pas anarcho-syndicaliste », explique Michel en rappelant le cas d’une fille d’adhérente, précédemment évoquée, devenue juriste pour la CNT-SO à Paris. De la même manière, le cas de Lidia (encadré 4) est intéressant à cet égard.
Encadré 4. Lidia, 36 ans, femme de chambre adhérente de la CNT-SO de Marseille
Lidia est née en 1982 au Portugal de parents capverdiens récemment immigrés. Elle n’a pas pu finir sa scolarité car « [s]on père, qui était maçon et avait monté sa boîte, avait trop de dettes ». Elle a rapidement dû apporter de l’argent au foyer pour aider sa famille. Très jeune, elle trouve un travail dans la vente, chez Zara où elle exerce pendant plusieurs années. Mais dépassée par ses responsabilités familiales (« j’étais maman de mon propre père, maman de ma sœur, maman de mes cousins, de mon oncle »), elle a préféré venir « tenter [sa] chance en France, pour changer [sa] situation et [ses] problèmes ». Femme de chambre est le seul emploi qu’elle trouve à son arrivée. Quelques mois après son embauche, elle rencontre un militant du syndicat venu tracter devant son hôtel et décidé à « changer les choses » ; elle n’a « pas hésité » à le rejoindre. Elle regrette aujourd’hui de ne pas avoir rencontré de syndicats plus tôt quand elle était au Portugal et dans une situation de travail difficile. Fraîchement adhérente, Lidia s’est investie pour le syndicat ; elle a été élue secrétaire durant plusieurs années et a récemment décidé de se distancier.
- 20 Quand elle est appelée à la barre, elle murmure « Seigneur aide-moi ! » — suffisamment fort pour qu (...)
29Adhérente depuis mars 2014, Lidia plaide son premier dossier prud’homal le 16 mars 2017 pour défendre un autre adhérent du syndicat, employé en tant qu’agent d’entretien dans des bureaux. Alors que la langue maternelle de Lidia n’est pas le français, elle surmonte l’épreuve que représente la plaidoirie. Particulièrement apprêtée ce jour-là, elle avoue ressentir beaucoup de stress avant l’audience20. Elle considère cette étape comme « une chance de pouvoir apprendre toujours un peu plus » (entretien du 16 mars 2017 avec Lidia). Par ailleurs placée dans une situation d’insécurité économique ne lui permettant pas de s’extraire de sa condition salariale, subissant ainsi ce que Marlène Benquet (2011) qualifie de « précarité projectionnelle », Lidia obtient à travers le syndicat une certaine rétribution symbolique et échappe — pour un temps — à la disqualification qu’elle subit au quotidien.
30Pour le syndicat, le développement des permanences juridiques et du recours aux prud’hommes marque une véritable capacité d’adaptation, mais cette instrumentalisation des prud’hommes constitue également un aveu de compromis idéologique. Cet accommodement ne peut se faire qu’au service des grandes revendications sociales portées par le syndicat.
31Il peut sembler paradoxal pour un syndicat se revendiquant du syndicalisme révolutionnaire de se saisir de l’outil « bourgeois » du recours juridique pour défendre ses adhérents. Anouck (encadré 5), juriste à la CNT-SO de Marseille, évoque en entretien le souvenir d’une phrase de Jean Carbonnier (1908-2003) « où il disait, je ne sais plus comment, mais que c’était curieux l’évolution puisqu’avant les syndicats fustigeaient le droit bourgeois du travail et que maintenant c’était un peu le seul recours qu’on pouvait avoir » (entretien du 18 avril 2018).
Encadré 5. Anouck, 27 ans, juriste à la CNT-SO 13 depuis janvier 2015
Anouck est née en 1991 d’un père marocain et d’une mère française appartenant à la classe moyenne supérieure. Elle a grandi dans une famille « plutôt à gauche, mais qui ne parle pas vraiment politique à la maison ». Après son bac S, elle suit des études de droit à l’Université de Montpellier puis à Paris Nanterre. Déjà proche des milieux libertaires à Montpellier, elle s’est plus spécialement intéressée à la question des travailleurs sans-papiers lors d’un stage de fin d’études qu’elle a effectué au sein de la CNT-SO à Paris en 2014. Elle a récemment été admise au Centre de formation professionnelle des avocats (CFPA) et envisage d’exercer un jour en tant qu’avocate.
32Nous l’avons vu, si ce syndicat peut sembler parfois « subir » le recours au droit (Pélisse, 2007, 2009 ; Giraud, 2017), tout en cherchant à s’en accommoder il parvient pourtant à sa manière à résister. Cette résistance s’opère d’abord avec les adhérents, nous reviendrons sur ce point plus précisément dans la seconde partie. Pour Michel, assumer de « tenir tête » à son employeur s’avère être un premier pas dans l’apprentissage syndical :
« Le simple fait de s’opposer au patron constitue un acte de résistance énorme : regarder son employeur dans les yeux et lui dire “non, je n’accepte pas”, c’est de la résistance. On parle souvent de retrouver sa dignité face à tout ça… On est loin du projet de révolution sociale mais oui, tout ce qui est une réappropriation d’un espace de parole, et le Prud’hommes c’est ça, c’est une lutte : le Prud’hommes, c’est une lutte » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
33La contestation se situe ensuite à une échelle plus globale. Dans un premier temps, rappelons que si les syndicats ne défendent pas les salariés devant le Conseil de prud’hommes, ces derniers s’en remettent aux seuls avocats qui contribuent, à leur manière, à individualiser les plaintes. Anouck estime que cet élément est très important et tend à repolitiser la défense individuelle :
« Parce que même si c’est un cas individuel, si un syndicat t’accompagne, quand tu revois la boîte par rapport à d’autres affaires, ça reste… enfin la mémoire reste. Justement, ça désindividualise le truc que ce soit un syndicat qui accompagne, sachant qu’on a souvent plusieurs affaires avec les mêmes boîtes. C’est pas juste M. X avec l’avocat Y qui va porter l’affaire, non, c’est la personne et le syndicat. […] Et puis ça la fout mal aussi, au niveau des boîtes, de se retrouver aux Prud’hommes avec le même demandeur […]. À Paris, quand sur une boîte t’en es à ton trentième Prud’hommes… » (Anouck, entretien du 18 avril 2018).
- 21 Si les relations entre la CGT-HPE (Hôtels de prestige et économiques) et la CNT-SO sont très cordia (...)
- 22 Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales.
- 23 La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt allant dans ce sens le 6 octobr (...)
34Dans un second temps, en investissant la scène juridique, le syndicat espère pouvoir agir sur les réalités sociales en faisant jurisprudence. Pour cela il met en place de véritables campagnes judiciaires, parfois conjointement avec d’autres syndicats, comme c’est le cas de la campagne contre la sous-traitance conduite avec la CGT-HPE à Paris21. Revenons un instant sur une campagne menée depuis plusieurs années et qui a connu une issue favorable : la campagne contre l’abattement. Cet abattement forfaitaire pour frais professionnels est pratiqué par les employeurs lors du calcul des cotisations sociales. Ce sont alors 8 % du salaire brut qui sont déduits pour calculer le montant des cotisations à l’URSSAF22. Cette pratique de déduction fiscale calquée sur la branche des ouvriers du bâtiment est héritée de l’époque où les ouvriers du nettoyage étaient la plupart du temps embauchés par des entreprises de bâtiment. Pourtant, les entreprises de propreté ne versent pas les mêmes contreparties aux travailleurs que les entreprises du bâtiment (panier repas, indemnités de trajet et de transports). Les droits sociaux sont donc minorés sans raison. Systématiquement, dès qu’un dossier est déposé par la CNT-SO devant le Conseil de prud’hommes, une demande spécifique concerne le versement de dommages et intérêts pour pratique illicite de l’abattement forfaitaire. Après avoir produit plusieurs jugements de plusieurs conseils de prud’hommes différents condamnant les sociétés de nettoyage pour la pratique de l’abattement, le syndicat a réussi à faire reconnaître par la Cour de cassation l’illégalité de cette pratique23.
« Donc là, avec l’abattement on a quand même réussi à collecter plusieurs jugements montrant que c’est quelque chose de collectif, pas seulement un problème individuel. Les avocats ne pourraient pas faire ce travail-là », explique Anouck (entretien du 18 avril 2018).
35La campagne victorieuse contre l’abattement forfaitaire illustre bien le fait que le droit peut également être pensé et utilisé comme un outil de la lutte sociale. Comme Pierre Bourdieu l’avait déjà remarqué en 1986, « le corpus juridique enregistre à chaque moment un état du rapport de forces, et sanctionne donc les conquêtes des dominés ainsi converties en acquis reconnus » (Bourdieu, 1986, p. 4).
36On le voit, l’évolution du syndicat est passée par son développement juridique révélant un compromis idéologique teinté de tensions entre « syndicalisme de service » (défense d’intérêts individuels dont le syndicat a besoin pour survivre) et « syndicalisme de lutte » et de défense collective des grandes revendications sociales. Or, cette tension est à la fois une contrainte pour le syndicat et un moteur dans son développement, car il cherche à composer avec pour la dépasser. À travers le recours au Conseil de prud’hommes, moins politique a priori que la grève (2.1), il cherche à faire levier pour réintroduire du politique voire susciter de véritables « prises de conscience » politiques (2.2). Le recours à la justice et la reconnaissance par l’institution de droits acquis à faire respecter constituent, dans le cas de l’action de la CNT-SO, un moyen de politiser des individus qui a priori y seraient socialement peu enclins.
37Avant toute chose, rappelons que si les savoir-faire juridiques se sont diffusés dans la plupart des organisations syndicales, toutes ne se positionnent pas de la même manière face au recours direct au droit et à la justice (Willemez, 2003). Beaucoup préfèrent déléguer en orientant les salariés vers des avocats spécialisés (Giraud, 2017). Mais la CNT-SO a décidé d’internaliser le recours au droit pour éviter une perte de contrôle sur le suivi juridique des dossiers et pour se positionner comme un acteur incontournable de la défense des travailleurs du secteur du nettoyage.
38Ce choix résulte tout d’abord d’un état de fait indépassable : les salariés des secteurs précarisés comme le nettoyage se retrouvent régulièrement dans des situations de détresse juridique et sollicitent en premier lieu une aide technique afin de pouvoir résoudre leurs problèmes : incompréhensions sur les fiches de paie ou les contrats de travail — quand il y en a —, heures supplémentaires insuffisamment voire pas du tout majorées, réception d’un avertissement ou d’un avis de licenciement, absence de prise en charge des frais de transport, etc. Le syndicat n’a souvent pas réellement le choix du registre d’action à adopter. Lorsque le salarié est confronté à une difficulté d’ordre individuel et/ou lorsqu’il est isolé sur son lieu de travail, une grève n’est pas envisageable. Le suivi individualisé apparaît comme le seul recours possible pour assister la personne.
39Néanmoins, si décider de se développer dans des secteurs précarisés implique de concéder une plus large place au suivi individuel, ce n’est pas pour autant que la CNT-SO délaisse le terrain de la grève, comme en témoignent les nombreuses mobilisations dans le secteur du nettoyage, en particulier hôtelier, à Paris, Lyon ou Marseille depuis quelques années.
40Pour ce syndicat, accompagner des salariés dans un conflit prud’homal contre l’employeur concrétise l’espoir d’inscrire la défense des travailleurs dans d’autres espaces de la conflictualité sociale. Le passage devant l’institution prud’homale, en ce qu’elle constitue la parole de la légalité définie par l’État, est une véritable étape socialisatrice dans la vie des justiciables (Trémeau, 2017). Lorsque le verdict donne raison aux salariés, « ils sont en mesure de se faire reconnaître universellement, donc d’obtenir que nul ne puisse refuser ou ignorer le point de vue, la vision qu’ils imposent » (Bourdieu, 1986, p. 13). Pour Pierre Bourdieu, le droit constitue « la forme par excellence du pouvoir symbolique de nomination » permettant ici d’attester la précarité (Bourdieu, 1986, p. 13). Ce phénomène presque « magique » a sans nul doute un effet libérateur pour les individus. La mise en mots des difficultés éprouvées et la publicisation imposée par l’audience prud’homale officialise le vécu silencieux des salariés. C’est le cas de Niora (encadré 6).
Encadré 6. Niora, 38 ans, femme de chambre et adhérente de la CNT-SO de Marseille
Née en 1980 aux Comores d’un père employé à la Préfecture et d’une mère au foyer, Niora a d’abord immigré seule à Mayotte à l’âge de 21 ans pour des raisons économiques. En tant qu’aînée, après le décès de son père elle se retrouve rapidement contrainte d’aider financièrement ses proches. À Mayotte, elle rencontre son ex-mari avec qui elle a deux enfants. Niora connaît aussi sa première expérience salariée : elle travaille dans les cantines scolaires. Parce que son ex-mari a la nationalité française, la famille parvient à emménager sans trop de difficultés à Marseille. En 2015, un an seulement après leur arrivée, le père de famille rencontre une autre femme et les abandonne. Niora est contrainte de chercher un emploi et, grâce au soutien de sa cousine, elle trouve rapidement une place dans l’hôtellerie. Niora est salariée de l’hôtel Easy House depuis début 2016 ; à peine embauchée, elle se lance dans sa première grève avec l’appui de ses collègues et du syndicat. C’est son premier travail dans le secteur du nettoyage. En dehors du syndicat, on ne peut pas dire que Niora ait connu une socialisation militante, mais on peut imaginer que les obstacles qu’elle a dû surmonter l’ont renforcée :
« Et toi, est ce que tu aimerais rentrer un jour aux Comores ?
— Non, franchement non. Laisser mes enfants ? C’est pas possible.
— Et avec eux ?
— Non, franchement non. Parce que les écoles là-bas, c’est pas comme ici, c’est payant, c’est moins bien ! Il vaut mieux qu’ils restent ici, qu’ils étudient ici. Moi oui, dès qu’ils sont grands, je vais rentrer chez moi. Moi oui, c’est mieux ! Mais pour l’instant je reste, je dois me battre, pour eux, pour leur avenir quoi ».
41Niora fait partie des enquêtées qui ont été vues plusieurs fois durant l’enquête. Lors d’un troisième entretien, elle revient avec du recul sur son expérience prud’homale :
« On a fait le Prud’hommes contre Net’Pus en novembre [2017]. Il y avait tout le monde. On est allées là-bas, une fois. On entre un à un, il y avait Anouck, tout le monde, et l’avocat de Net’Plus. Ils ont proposé d’arrêter là. Chacune a gagné les heures qu’elle avait faites et [pour lesquelles] elle n’avait pas été payée. Mais il n’y avait que moi qui ai gagné beaucoup [elle sourit]. J’ai gagné 6 000, il n’y a pas longtemps qu’on a reçu le chèque.
— Et c’était impressionnant alors ?
— Ah oui. Les juges et tout. Ça fait un peu peur, c’est intimidant. Mais nous on n’a rien dit, c’est Anouck qui a parlé. Nous on a tout compris, on était d’accord. On ne connaissait pas mais on a tout compris. Puis Net’Plus, ils n’ont pas été corrects, alors c’est normal qu’on ait gagné. Eux au début ils nous disaient que jamais ils n’allaient perdre ; [le directeur de la société de nettoyage] disait : “jamais on n’a perdu aux Prud’hommes, c’est pas vous qui allez me faire peur”. Moi j’avais répondu : “Monsieur, il y a une première fois pour tout” [elle éclate de rire]. Mais il nous intimidait un peu, au final c’est nous [qui avons] gagné ! Mais c’est bien, parce que le Prud’hommes… ça rend la justice. Lui il pensait qu’on n’allait pas gagner, il voulait nous démotiver aussi. Mais c’est important de ne pas se laisser aller parce que c’est notre droit. C’est nos heures, c’est nous [qui avons] travaillé, c’est pas eux ! Eux ils gagnent et nous on perd, c’est pas normal ! Là je vais rester au syndicat… franchement c’est bien, ils nous aident beaucoup.
— Parce que pour toi… ça représente quoi le syndicat ?
— Ça représente… [elle hésite un instant] une seconde chance » (Niora, entretien du 20 février 2018).
42Cet échange illustre la manière dont peut être vécu le passage devant le Conseil de prud’hommes. Dans le cas de Niora, on comprend bien comment le passage aux Prud’hommes vient matérialiser un rapport de forces et cristallise les intérêts contradictoires entre un « nous » (les salariés du nettoyage) et un « eux » (les sociétés de propreté qui outrepassent leurs droits).
43Diljan (encadré 7), adhérent de la CNT-SO lyonnaise, se retrouve également devant les conseillers prud’homaux en avril 2017. Ce salarié d’origine albanaise parlant mal le français est convoqué à 14h mais son dossier n’est traité qu’en dernier, il ne passera finalement qu’à 17h30. Alors qu’il n’est pas très bavard et semble ne pas tout comprendre, en sortant de la salle, il annonce à Adèle — salariée de la CNT-SO à Lyon entre mars 2017 et mars 2018 — qu’il a écouté toutes les audiences et qu’il est surpris par deux choses : le nombre de salariés ayant des problèmes avec leur patron, et surtout le nombre de dossiers concernant le secteur du nettoyage. Il lance alors : « Je me sens beaucoup moins seul maintenant ! On a eu raison de faire ça ».
Encadré 7. Diljan, âgé d’une quarantaine d’années, adhérent de la CNT-SO de Lyon
J’ai rencontré Diljan dès mon arrivée au syndicat en tant que salariée en septembre 2016. Son dossier a fait partie des premiers dont j’ai eu la charge, et nous nous sommes rencontrés une dizaine de fois dans ce cadre. Il ne fait pas partie de l’échantillon des personnes rencontrées lors d’entretiens biographiques répétés. Diljan est arrivé en France peu de temps avant notre rencontre et son expérience avec la CNT-SO était sa première expérience syndicale.
- 24 Celui-ci sera d’ailleurs mis en examen par la suite pour travail dissimulé.
- 25 Je me réfère notamment au travail de Marlène Benquet (2011), Les damnées de la caisse. Dans cet ouv (...)
- 26 En plus de l’article 700 qu’il a intégralement reversé au syndicat, Diljan a fait un don de 300 eur (...)
44Ce cas indique combien le recours aux Prud’hommes peut parfois permettre une véritable montée en généralité où la mise en avant de principes juridiques prévaut sur des problèmes individuels. Ici, Diljan se rend compte que la situation qu’il vit est partagée par de nombreuses autres personnes, que le problème n’est pas du seul ressort de Monsieur Agolli24, son employeur, mais qu’il est plus structurel. On voit bien alors comment s’opère le passage du « je veux » à « nous avons droit à ». Cette référence à un principe de justice témoigne d’une montée en généralité opérée par le salarié. Ici, l’acception élargie du concept de politisation formulé par Camille Hamidi (2006) se montre heuristique. Cette généralisation de la distinction — désormais placée sous le signe de la conflictualité — entre « nous » (les salariés du nettoyage) et « eux » (les sociétés de nettoyage) permet en effet de repérer, dans le discours de Diljan, une politisation en train de se faire. On comprend dès lors la nécessité qu’il y a de distinguer la justice comme concept — et par conséquent ce qui serait « juste » et « injuste »25 — et la justice comme institution mobilisable à des fins matérielles et symboliques. La patience de Diljan sera finalement récompensée à l’automne 2018 (plus d’un an et demi plus tard) par la condamnation de son employeur, contraint de lui reverser la somme de 17 000 euros26.
45Du point de vue de l’apprentissage syndical et politique, la présence des salariés aux audiences est un facteur encourageant. Il arrive parfois que les salariés soient invités à prendre la parole lors des audiences. À Marseille, Omar, adhérent de 57 ans d’origine comorienne, est licencié en début d’année 2017 suite à sa participation à une grève sur son lieu de travail quelques mois plus tôt. Le 20 juin 2018, il se rend à son bureau de jugement vêtu d’un jean foncé, d’un tee-shirt sombre et d’une veste de costume : « en tant que chômeur, il ne faut pas [qu’il se] laisse aller » (Journal de terrain de l’enquête, 20 juin 2018). Ce jour-là, il est défendu par la deuxième juriste de Marseille, Léna (encadré 8). À la fin de la plaidoirie, l’un des conseillers prud’homaux demande à Omar de se présenter à la barre et d’exposer sa version des faits. Preuve de son attention appliquée durant l’audience et de sa volonté de « jouer le jeu », Omar commence son intervention par « Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les conseillers », puis se lance dans une explication moins juridique et plus factuelle de son licenciement. Si ce cas de figure ne s’est déroulé qu’une fois lors de l’enquête, il marque une véritable réappropriation de son vécu par le salarié, qui a un droit de réponse à l’argumentaire souvent fait à la décharge de la partie adverse.
Encadré 8. Léna, 27 ans, juriste à la CNT-SO 13 depuis janvier 2017
Née en 1991 de parents « profs et instits, plutôt anar », Léna a grandi dans un univers plutôt politisé. Diplômée du CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat), elle ne souhaite pas, par principe, exercer en tant qu’avocate : « je refuse d’appeler un avocat qui défend un patron “confrère”, c’est pas possible ». Elle est embauchée à la CNT-SO d’abord en tant qu’élève avocate puis accepte à la fin de son stage de signer un CDI.
46Cependant, la présence des salariés lors des audiences peut aussi entraîner des situations embarrassantes. Le cas d’Omar est significatif à cet égard. L’affaire précédant celle d’Omar présente le cas d’un cuisinier comorien ne sachant ni lire ni écrire et à qui on aurait fait signer contre son gré une lettre de rupture conventionnelle. L’avocat du salarié comorien absent prononce une plaidoirie teintée d’un fort mépris, assimilant de manière presque mécanique le fait d’être étranger — en l’occurrence comorien — et l’analphabétisme. Il lance :
« Vous voyez bien que ce n’est pas une signature, ça ressemble davantage à un hiéroglyphe, donc qu’il réussisse et qu’il soit capable d’écrire “bon pour accord, lu et approuvé”, vous imaginez bien que l’on ne va pas croire qu’il ait sciemment consenti à signer ce document ».
47L’avocat du restaurateur, niant l’illettrisme du salarié, déclame :
« S’il n’avait pas su parler français alors il se serait inscrit à des stages de citoyenneté et d’apprentissage de la langue, c’est comme ça que l’on fait quand on est étranger en France ».
48La gêne ressentie par Omar est palpable, il se tortille sur sa chaise et ne semble pas du tout à son aise. La violence symbolique occasionnée par la discussion à propos du travailleur comorien est manifeste.
49Si les audiences prud’homales constituent des scènes symboliques au cours desquelles peuvent s’articuler des prises de conscience politiques, il ne faut pas négliger les limites que représente le fait de déléguer la défense de son dossier à une personne tierce. Nous en avons retenu deux principales.
50Il s’agit, premièrement, du risque de dépossession dont seraient victimes les justiciables face aux professionnels du droit, ici face aux juristes du syndicat. De nombreux auteurs ont montré combien ce risque de « dessaisissement » des acteurs était à l’origine des réticences des organisations politiques et syndicales à se saisir de l’outil juridique (Agrikoliansky, 2010 ; Giraud, 2017). Bien que la CNT-SO tente, nous l’avons rapidement évoqué, de former ses adhérents pour qu’ils puissent ensuite défendre directement leurs collègues devant les conseillers prud’homaux, force est de constater que l’accès à l’arène judiciaire n’est pas garanti à tous tant elle est marquée par une frontière entre celles et ceux qui y sont préparés et celles et ceux qui en sont exclus (Bourdieu, 1986). La maîtrise des codes langagiers est la principale condition d’intégration à cet espace social, mais le décalage entre ce qui est attendu et la réalité sociologique est d’autant plus grand chez les salariés du nettoyage qu’une grande partie d’entre eux ne maîtrisent pas parfaitement le français.
51Deuxièmement, accepter de se saisir du droit et de le développer comporte le risque de tendre vers une plus forte individualisation du problème vécu par le salarié, alors même que ce problème est plus structurel. C’est précisément cette menace qui contribue à dévaloriser le recours au droit comme un outil de lutte dans les organisations syndicales. Cette « tyrannie du singulier », pour reprendre le terme d’Éric Agrikoliansky, n’échappe pas aux juristes de la CNT-SO. Si des temps collectifs sont régulièrement organisés (temps de formation, assemblées générales, temps festifs, etc.), il arrive bien souvent que les salariés soient reçus très rapidement. Anouck revient sur ce travers en entretien :
« Quand tu fais un dossier de Prud’hommes c’est vrai que c’est assez mécanique, donc c’est “bonjour Madame, donnez-moi vos papiers”, moi je fais la photocopie, je remplis le dossier et puis “merci au revoir”, quoi. Après, on se revoit vite fait pour faire les conclusions, pour qu’elle m’explique et puis après, on plaide et voilà. Donc oui, c’est un travers qu’on voit à Paris, et puis, je ne vais pas mentir, même à Marseille on peut le voir aussi. Mais… je dirais que ça dépend aussi des situations ; si c’est une personne qui vient juste après s’être fait licencier et que du coup, effectivement, c’est difficile de proposer une action collective, [alors] tu vas proposer un Prud’hommes ! » (Anouck, entretien du 18 avril 2018).
52Le recours juridique repose essentiellement sur des démarches individuelles de la part des salariés plaignants. Michel a des propos plus critiques encore. Pour lui, « la réponse juridique est la réponse de l’échec de l’action collective » ; mais il poursuit :
« Peut-on mettre en grève des salariés quand c’est simplement la carte de transport qui n’est pas payée ? Est-ce que la grève ne doit pas être réservée à l’essentiel ? […] Et donc à la fois la grève doit être réservée à l’action revendicative et pas forcément à l’action de défense de situations individuelles. Parce que le Prud’hommes c’est tout le temps des défenses individuelles » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
53Le syndicat, conscient des limites du recours au droit, cherche à les dépasser par différents moyens, en réintroduisant du collectif dans le recours juridique par exemple.
54Afin de désindividualiser le recours aux Prud’hommes et lorsque que c’est possible, les juristes de la CNT-SO proposent aux salariés de déposer des dossiers collectifs. Pour cela, il suffit que les demandes concernent la même société de propreté, peu importe que les salariés travaillent ou non sur un même chantier. La grève de l’hôtel Easy House qui se termine devant le Conseil de prud’hommes est un bon exemple de recours collectif réussi. En effet, suite à leur mobilisation, les grévistes se sont retrouvées toutes ensemble face à l’avocate de la société Net’Plus. L’extrait d’entretien réalisé avec Niora cité plus haut nous a permis de comprendre qu’un accord avait été trouvé assez rapidement. Suite à l’audience devant le bureau de conciliation et compte tenu de l’ampleur du dossier (rappelons qu’il s’agissait de sept salariées et d’un recours portant sur trois années de travail), l’avocate de la société a proposé une transaction. Anouck revient sur ce point lors d’un entretien :
« Là je pense qu’ils ont vu arriver un truc énorme, ils se sont dit que c’était trop la galère, donc ils ont préféré payer un peu à chacune et ne pas se prendre la tête. L’avocate a dû se dire que c’était des heures de travail — moi en vérité j’y ai passé des heures et des heures —, elle a dû dire à la boîte que ça allait leur coûter une fortune et du coup elle a dit : “proposez-leur 5 000 euros à chacune…”. Sur sept salariées, ça fait quand même des grosses sommes » (Anouck, entretien du 18 avril 2018).
55Les dossiers de Prud’hommes collectifs constituent un moyen de fédérer les justiciables lorsqu’ils sont isolés sur leurs lieux de travail, mais ils peuvent aussi occasionner discorde et mésentente dans le groupe de plaignants. Le terrain marseillais n’est pas épargné par ces différends.
56Pour Anouck, le syndicat a tout intérêt à préférer cette option : « quand c’est possible on fait des Prud’hommes collectifs, déjà ça apporte plus de légitimité à ce que tu dis ». Par ailleurs, ce recours permet d’accumuler un maximum d’informations contre la société et de renforcer le dossier :
« Là par exemple, à NJM [une société de nettoyage locale], c’étaient deux femmes sur deux hôtels différents, eh bien j’ai fait un même Prud’hommes ; bon, les situations étaient un peu différentes, mais le fait que les deux se plaignent du paiement à la chambre… il y en avait une [qui] avait eu la visite de l’Inspection du travail donc je pouvais le mettre dans son dossier… Alors que si j’avais eu l’autre seule, ça aurait eu moins de poids. Et ça montre que le problème ne concerne pas qu’un hôtel » (Anouck, entretien du 18 avril 2018).
57Cette technique a aussi l’avantage de mettre en confiance les salariés qui n’ont pas l’habitude de se retrouver dans de telles situations :
« Et même pour elles ça rend le truc un peu moins stressant. Donc là elles s’étaient déjà croisées au bureau, je leur avais dit de venir pour qu’elles se rencontrent et tout. Tu vois, il y en a une qui était dégoûtée parce que ça avait été renvoyé, donc l’autre était allée lui parler pour la rassurer et la réconforter. Enfin voilà, ça apaise les choses. Donc le Prud’hommes collectif c’est mieux ! Si on peut le faire. Après, si on ne peut pas… voilà c’est individuel, c’est comme ça » (Anouck, entretien du 18 avril 2018).
58Mais, si lors d’une grève les victoires obtenues lors des négociations sont les mêmes pour tout le monde, la délibération des dossiers juridiques, elle, est laissée à la seule appréciation des conseillers prud’homaux. Les écarts entre ce que les uns et les autres ont gagné sont parfois assez importants et il n’est pas rare que cela suscite des rivalités là où, jusqu’alors, il y avait de la solidarité. À Marseille toujours, des femmes de chambre d’un hôtel de luxe du centre-ville se sont mises en grève depuis 2015 à plusieurs reprises, affichant fièrement leur cohésion et leur détermination à ne rien lâcher face au patron. Lorsque le verdict des Prud’hommes tombe en mars 2016, des écarts de près de 6 000 euros séparent les dommages et intérêts perçus par les plaignantes. L’une d’entre elles, ayant une responsabilité syndicale dans son entreprise et alors très active au local syndical, se détache peu à peu du collectif et du syndicat ; elle est celle qui a touché la plus petite somme (1 000 euros). Ce n’est qu’un an et demi plus tard qu’elle se remet à fréquenter le local, confiant alors à Anouck qu’elle ne revenait plus parce qu’elle était « fâchée contre le syndicat à cause du Prud’hommes ». On le voit bien à travers cet exemple, la gestion du collectif suite au verdict des conseillers prud’homaux est délicate pour le syndicat qui doit alors bien expliquer que ce n’est pas lui qui a décidé du montant alloué à chacune des personnes en procédure. Cependant, ce cas de figure ne se présente pas très régulièrement et ce registre d’action proposé par le syndicat permet dans beaucoup de cas de dépasser le rapport trop individualisé à l’organisation et de réintroduire du collectif là où il faisait défaut.
59Aujourd’hui, la CNT-SO est relativement connue des conseils de prud’hommes à Paris, Lyon et Marseille. Michel se félicite d’être assez reconnu désormais, en particulier à Paris, où il n’a « pas l’habitude de perdre [ses] Prud’hommes ». De nombreux juristes de la CNT-SO saluent les différents conseillers prud’homaux et reconnaissant les avocats des sociétés de nettoyage. Bref, ils ont acquis une véritable réputation dans le domaine de la défense des salariés du nettoyage. Forte de cette réputation, la CNT-SO pratique parfois de véritables intimidations à l’égard des employeurs. La seule menace d’un dépôt de procédure devant le Conseil de prud’hommes suffit bien souvent à résoudre un litige. Le recours aux Prud’hommes semble avoir acquis un statut dissuasif : on peut affirmer que la CNT-SO utilise l’outil juridique comme un moyen de pression supplémentaire. Et s’il est difficile de recycler le recours au droit en ressource pour la mobilisation (Giraud, 2017), il est en revanche possible de convertir un justiciable en syndicaliste et de créer une « prise de conscience autour d’un dossier prud’homal ». Michel se remémore le cas d’une société où le travail syndical a débuté par un recours collectif aux Prud’hommes :
« On [avait] quarante-cinq dossiers, il y a les élections, on dépose une liste, on fait 20 %. On est d’abord partis sur “on ne me paie pas toutes les heures, qu’est-ce qu’on peut faire ?”, maintenant on a une section qui roule ». Pour Michel, à travers les actions aux Prud’hommes, les adhérents « apprennent qu’on peut se battre, qu’on peut gagner. Que ce soit sous une forme juridique ou quand ils entendent parler de la grève. Et… ce n’est pas un hasard si quand, dans le métro, ils ont une collègue qui dit : “j’en ai ras-le-bol, ça fait un paquet d’heures qu’ils ne m’ont pas payées”, ils pensent à lui dire : “eh bien, pourquoi tu ne vas pas au syndicat ?”. Est-ce que ce n’est pas déjà une démarche fondamentale ? Certes pas suffisante. Mais si on n’avait pas fait le travail juridique pour elle, elle n’aurait pas dit à l’autre “va voir le syndicat”. Et aller voir le syndicat, c’est déjà un énorme pas pour des hommes et des femmes qui sont imprégnés d’une tout autre culture. Alors après… il faut faire mieux. Le Prud’hommes c’est un outil d’entrée dans quelque chose qui peut être collectif » (Michel, entretien du 26 avril 2018).
60Le parti pris de la CNT-SO consiste à envisager le recours aux Prud’hommes comme une initiation à une prise de conscience politique, dans l’espoir que cela amorce un processus d’appropriation de la culture militante du syndicat.
61Incompréhension des fiches de paie et/ou des contrats de travail, réception d’un avertissement ou d’une mesure visant à un licenciement, maltraitance au travail, etc., il existe beaucoup de raisons de se tourner vers un syndicat lorsque l’on est travailleur du nettoyage et que l’on ne connaît pas systématiquement ses droits. Nous l’avons vu, la CNT-SO a cherché à évoluer depuis sa création en s’adaptant aux diverses contraintes qui se sont imposées à elle. C’est en se spécialisant dans la défense des travailleurs du nettoyage et en investissant de manière originale différents outils qu’elle a acquis sa légitimité juridique et par conséquent politique, parvenant à rendre possibles des mobilisations jusqu’alors improbables.
62En investissant le recours aux Prud’hommes d’une finalité politique et syndicale, le compromis idéologique concédé par la CNT-SO révèle une tension entre la nécessité de s’adapter pour survivre et la volonté de ne pas abandonner les grandes revendications sociales à l’origine de sa création. Et c’est précisément dans le dépassement de cette tension que réside l’effort de mise en cohérence, d’une continuité idéologique des formes de mobilisation classiques et des formes a priori non collectives de l’action syndicale.
63À travers le renouvellement proposé par la CNT-SO, on peut observer que deux niveaux de politisation s’articulent. Il s’agit dans un premier temps d’une politisation « par le haut », opérée par le biais des campagnes juridiques coordonnées par les juristes du syndicat. En tentant d’infléchir les pratiques en vigueur dans la convention collective du nettoyage, le syndicat modifie les règles du jeu de manière structurelle. Le droit est alors utilisé comme un moyen d’opposition à des pratiques illicites et/ou désavantageuses pour les salariés du nettoyage. À l’instar des syndicalistes de Sud-PTT étudiés par Jean-Michel Denis, les juristes de la CNT-SO utilisent le droit comme « une arme supplémentaire utilisée par les groupes mobilisés dans leur stratégie de contestation et d’opposition » (Denis, 2003, p. 322). Néanmoins, force est de constater que cette politisation « par le haut » s’effectue au-dessus des principaux concernés : les travailleurs du nettoyage. L’usage du droit se fait ainsi au service de l’ensemble des salariés de la branche par des acteurs extérieurs à la profession.
64L’article a montré que, conscients de ces travers, les juristes de la CNT-SO s’attellent à convertir les salariés justiciables en adhérents voire en militants. Cette socialisation politique et syndicale « par le bas » s’opère tout autant dans l’expérience prud’homale que dans la poursuite d’une grève.
- 27 Le conflit trouve rapidement une fin favorable : au bout de trois jours de grève seulement, la soci (...)
65Les stratégies développées par la CNT-SO pour se positionner dans le champ syndical comme un acteur incontournable du secteur du nettoyage illustrent bien comment les répertoires d’action investis, tantôt individuels (courriers, recours aux Prud’hommes), tantôt collectifs (grèves, manifestations, actions de soutien, etc.), ne présument pas d’une séparation de fait entre l’aide juridique individualisée et la politisation vers un engagement militant. Que ce soit la résistance, la reconnaissance ou la mise en mot des difficultés éprouvées, il apparaît que les types d’usages ne sont pas mécaniquement fonction des types de répertoire d’action. Il n’existe dès lors pas d’opposition stricte entre les usages et les finalités assignés aux luttes juridiques et aux luttes sociales. Il s’agit bien plutôt d’un véritable continuum de pratiques individuelles et collectives. D’ailleurs, deux ans après leur lutte victorieuse, les salariées de l’hôtel Easy House repartent en grève le 14 septembre 2018 contre une énième nouvelle société de nettoyage qui, reprenant le marché, ne respecte ni les acquis sociaux du précédent conflit, ni même les obligations légales et conventionnelles27. Alternant recours à une grève reconductible et usage collectif et individuel des Prud’hommes sur plus de deux ans, le cas des femmes de chambre de l’hôtel Easy House atteste l’efficacité de ces deux répertoires d’action, qui diffèrent moins qu’ils ne se complètent. Certes, les gains matériels obtenus par le biais de la grève ou de la justice prud’homale demeurent ponctuels, attachés à une lutte et à un employeur spécifique ; mais la socialisation politique survit à la succession des sous-traitants, notamment grâce à la constitution d’une mémoire syndicale locale.