Maurer, S., Pierru, E., 2001, « Le mouvement des chômeurs de l'hiver 1997-1998. Retour sur un « miracle social », Revue française de science politique, vol. 51, n° 3, p. 371-407.
Valérie Cohen et Xavier Dunézat, Quand des chômeurs se mobilisent
Valérie Cohen et Xavier Dunézat, Quand des chômeurs se mobilisent, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2018, 334 p.
Texte intégral

Crédits : Presses universitaires de Rennes
1Cet ouvrage reprend l’étude des mobilisations de chômeurs dans les années 1990 et 2000 en France, en conjuguant les deux thèses de doctorat des auteurs, réalisées au même moment sur deux terrains distincts. Le travail de Valérie Cohen s’était centré sur l’association de défense des chômeurs « AC ! » en région parisienne et, dans une moindre mesure, dans quelques autres villes. Celui de Xavier Dunézat portait sur deux collectifs de chômeurs en Bretagne, à Rennes et Morlaix. Comme l’annexe 3 le précise, le livre a bien été écrit à quatre mains et entremêle habilement des matériaux provenant de ces deux terrains, ce qui est une pratique tout à fait pertinente bien que trop peu répandue.
2Les auteurs proposent ici un pas de côté par rapport à la littérature assez développée qui existe autour de ce sujet (restituée en introduction puis de nouveau en détail dans le premier chapitre), notamment depuis le mouvement de 1997 célèbrement qualifié par Pierre Bourdieu d’« improbable » et le courant de recherche sur les « mouvements de sans » qui s’est développé dans les sciences politiques françaises au cours des années 1990. En effet, leur parti pris est de se focaliser sur le déroulé concret de ces mouvements, les questions et difficultés qu’ils ont rencontrées, plutôt que sur leurs présumées « ressources manquantes » (p. 16). Autrement dit, l’objectif de l’ouvrage est de considérer ces mobilisations pour ce qu’elles sont, plutôt que de se demander pourquoi elles sont advenues alors qu’elles étaient improbables : « déplacer la focale vers les conditions de production des luttes et l’organisation du travail militant » (p. 291).
3Pour ce faire, l’ouvrage livre une somme très conséquente de matériaux de terrain, largement présentés dans deux annexes. Les enquêtes ont été réalisées par entretiens mais aussi largement par observation plus ou moins participante. Les auteurs rapportent que la fin de mouvement à Morlaix a fait l’objet d’une implication militante plus forte « sous l’effet de la répression » (p. 20). Après une première partie intitulée « (Se) former » situant cet objet dans la littérature existante (1er chapitre) et leurs terrains dans une histoire plus large des mobilisations de chômeurs (2e chapitre), les auteurs entreprennent dans une deuxième partie, « (Se) rejoindre », de décrire qui sont les chômeurs mobilisés (3e chapitre) et de distinguer différentes logiques d’engagement (4e chapitre). Ils abordent de manière intéressante la question méthodologique du dénombrement des participants à un mouvement social dès lors que les effectifs fluctuent beaucoup d’un moment ou d’une scène à l’autre. Il faut rapporter ces intervalles estimés à leurs moments de collecte et les considérer comme des ordres de grandeur. Pour pousser cette démarche, ces effectifs auraient pu être rapportés à leurs « viviers de mobilisation » potentiels (par exemple, la population municipale de Rennes ou Morlaix), de manière à donner au moins une jauge de l’importance de la mobilisation locale. Tout en défendant une perspective sociographique « orientée par le terrain », les auteurs insistent néanmoins beaucoup sur le genre (p. 117) et laissent largement de côté, comme ils le signalent eux-mêmes, certains aspects tels que la race (p. 119).
4Cette perspective sociographique aboutit à une typologie des chômeurs mobilisés (3e chapitre) et de leurs « logiques d’engagement » (4e chapitre). Elle remet ainsi en cause la distinction présumée entre « soutiens » des collectifs et « bénéficiaires », en montrant que la réalité est plus nuancée. Mais il est dommage que les auteurs n’aient pas confronté leur typologie avec celle de Sophie Maurer et Emmanuel Pierru (2001) : toutes deux se recoupent certes, avec par exemple le cas des chômeurs ébranlés par leur perte d’emploi. Néanmoins, Sophie Maurer et Emmanuel Pierru donnent plus d’importance aux militants, soit syndicaux soit « multi-militants », tandis que Valérie Cohen et Xavier Dunézat accordent plus de place aux « figures intermédiaires féminisées ». Il aurait été intéressant de se demander pourquoi ces profils avaient ou non été relevés sur les terrains des uns et des autres, afin de mieux spécifier leurs éventuelles particularités et d’aboutir à des résultats plus stabilisés. Du reste, on a l’impression que les deux contributions ne s’appuient sur aucune base de données rigoureusement établie, d’où peut-être certaines approximations et la difficulté de les discuter empiriquement. Enfin, quand les auteurs pointent que certaines personnes sont là « pour trouver un compagnon, une compagne » (p. 143) tout en expliquant que « ces raisons ne sont cependant pas déclarées par les personnes », on se demande comment les sociologues ont alors pu le savoir. Ils ne livrent en tout cas aucun élément qui permette d’imputer cette logique d’engagement.
5La troisième partie, « (S’)organiser », porte d’abord sur le « travail militant » (5e chapitre) puis sur les différentes revendications (6e chapitre). Le cinquième chapitre montre que les militants effectuent en réalité des tâches très variées, et participent de manière différenciée à certaines actions, par exemple l’occupation de lieux publics, ce qui préfigure un « ordre militant ». L’analyse en termes de « rapports sociaux de sexe », insistant sur le travail des femmes qui sous-tend ces mobilisations, est sans doute pertinente mais apparaît plaquée. L’occupation des lieux génère des tensions, notamment en ce qui concerne l’occupation de nuit, tout autant qu’elle ouvre un « espace des possibles ». Les actions symboliques, comme une banderole déployée au château de Versailles, créent aussi des divisions entre des « responsables » visibles et la base qui l’est moins. Les revendications à porter sont aussi une difficulté quant à savoir s’il faut donner la priorité « au boulot ou au fric », notamment le revenu universel garanti, dilemme devant lequel hésitent les collectifs. Tout le monde s’accorde néanmoins pour refuser le stigmate d’assisté (p. 219). Les auteurs relèvent aussi le contraste entre d’un côté des pratiques collectives de mobilisation critiquant le fonctionnement du marché du travail, et de l’autre le fait d’y chercher individuellement un emploi (p. 198), c’est-à-dire accepter de facto une certaine concurrence entre chômeurs.
6Au vu de ces difficultés, c’est donc logiquement que la quatrième et dernière partie aborde les tensions et la conflictualité qui marquent ces mobilisations, un point manifestement décisif pour les comprendre et qui pourtant n’avait été jusqu’ici que peu traité dans la littérature. Cela concerne notamment la dimension potentiellement émancipatrice d’une occupation, mais qui s’accompagne aussi de « mal boire », d’interactions violentes, et d’une sociabilité intense mais finalement peu durable — du fait des tensions internes au collectif et des départs de ceux qui retrouvent un emploi. Cette partie montre que la conflictualité est inhérente à ces mobilisations de chômeurs et qu’elle limite finalement leur potentiel. Toutefois, il est étonnant de constater que le rapport à l’illégalité qu’impliquent certaines actions, potentiellement différencié et source de tensions, n’est pas abordé.
7La conclusion offre une très bonne synthèse de ces nombreuses analyses qui reposent sur de solides enquêtes de terrain mises en dialogue, relatent ce qui se passe concrètement dans ces luttes (acteurs, temporalités, revendications) et abordent de front les dynamiques conflictuelles qui semblent très importantes dans ces mobilisations. Malgré une rédaction parfois un peu jargonnante (sur l’enquête de terrain en introduction, sur le militantisme) et étirée, l’ouvrage demeure très riche, au point que l’abondance de matériaux perd par moments le lecteur. Mais, au vu de cette diversité observée sur les deux terrains, on comprend qu’il faut dorénavant parler des mouvements de chômeurs au pluriel et non au singulier.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pierre Blavier, « Valérie Cohen et Xavier Dunézat, Quand des chômeurs se mobilisent », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 61 - n° 4 | Octobre-Décembre 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/28432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.28432
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