Michel Lallement, Temps de travail et modes de vie
Michel Lallement, Temps de travail et modes de vie, Presses universitaires de France, coll. « Sciences sociales et sociétés », Paris, 2003, 224 p.
Texte intégral
- 1 Certaines de ces enquêtes ayant été conduites par l’auteur lui-même.
1Comment la flexibilité a-t-elle bouleversé les rythmes sociaux des sociétés modernes et quelles en sont les implications au quotidien sur le statut et les conditions de vie des salariés ? Telles sont les questions que Michel Lallement se propose d’aborder dans ce livre. En dehors de l’importance et de l’actualité des thèmes traités, son intérêt principal réside certainement dans la démarche originale que l’auteur emprunte pour répondre. En effet il s’agit pour lui d’évaluer les nouvelles politiques de temps de travail dans une démarche sociologique, avec un recul critique et un « regard rétrospectif ». Dans ce cadre, M. Lallement pose d’entrée l’hypothèse d’une influence des rythmes sociaux sur le statut social des individus au travail alors que la plupart des travaux limite plutôt cette influence à leurs conséquences sur les conditions de vie. Par ailleurs, la démarche n’est pas simplement déductive des résultats issus des données empiriques. Tout en rendant compte d’un certain nombre de bilans d’enquêtes sur la question du temps de travail menées en France (à l’occasion de la mise en application des 35 heures) ou en Europe (dans le cadre de réflexions issues de la construction de l’Europe sociale)1, il s’agit pour l’auteur de « lire les résultats » au prisme de deux grandes grammaires sociologiques, celle d’Émile Durkheim et celle de Max Weber : « Durkheim d’abord dans la mesure où, par l’entremise du temps de travail c’est le statut du travail en tant qu’institution d’intégration, de régulation, d’émancipation et de codification qui est questionné ; Weber ensuite à travers les concepts de rationalisation formelle et matérielle dans la mesure où l’institution travail, sans cesse traversée par les tensions qui opposent ces deux formes de rationalisation, semble trouver là sa dynamique principale de changement. » À partir de là, l’argument s’organise en trois parties.
2La première partie s’intitule « Les rationalisations du temps » et rassemble deux chapitres : l’un brosse un rapide historique des logiques complexes de rationalisation du temps sur les deux derniers siècles ; l’autre s’attarde sur le sens à attribuer aux rationalisations qui ont marqué nos deux dernières décennies. Partant du « tournant industriel », l’auteur souligne l’importance de la diffusion des instruments de calcul et de normalisation (horloges, montres, etc.) et en mesure les conséquences en termes de rationalisation. Ainsi, en contrepoint du monde rural, une société industrielle et urbaine se développe en segmentant les temps, les temps de travail (découpage taylorien des gestes ouvriers et invention du « temps industriel » qui déconnecte le rythme du travail des cycles et pulsion de la nature) comme les temps de vie (institutionnalisation de la scission entre périodes d’activité et de repos). Au détour d’illustrations diverses puisées dans les travaux d’historiens et de sociologues classiques l’auteur montre comment la rationalisation du temps devient une des pièces maîtresses de la rationalisation des conduites, des pratiques et des représentations humaines. Il met aussi en évidence l’influence du processus de rationalisation du temps dans la centralité que le travail occupe tant dans la construction et l’identification des classes sociales (voir la bourgeoisie qui se démarque par la possession de temps libre puis par la pratique du « loisir cultivé » quand le principe d’un « temps de loisir » pour tous finit par se généraliser) que dans l’organisation de l’ensemble des temps sociaux (voir la rationalisation du temps de travail qui va de pair avec l’invention d’un temps de loisir planifié, organisé, industrialisé et standardisé) ou dans les grandes étapes de la résistance ouvrière à l’ordre industriel (qui se confondent avec les grandes étapes de rationalisation du temps).
3Faut-il penser que les transformations récentes du temps au travail (intensification du travail, contrôle accru des tâches, accroissement de l’autonomie), du temps de travail (la part du temps consacrée au travail dans l’existence ne cesse de diminuer) et du temps du travail (enchâssement croissant du travail et des autres activités humaines tout au long de la vie) font aujourd’hui rupture du point de vue de l’analyse du temps ? Peut-on encore raisonner en termes d’institution et de rationalisation en parlant du travail et du temps alors que la flexibilité accrue bouscule la partition formelle travail/hors travail qui a longtemps structuré le rapport au temps des sociétés industrielles ? L’auteur répond par l’affirmative et propose de le prouver dans la seconde et la troisième partie de son ouvrage, à partir de matériaux empiriques issus d’enquêtes personnelles et collectives.
4Dans la seconde partie, la réflexion part d’enquêtes menées à l’échelon national. L’objectif de l’auteur est de tester sa grille d’analyse sur des résultats d’enquête qu’il choisit de requestionner en termes d’institution et de rationalisation. Dans les quatre chapitres qui suivent nous entrons dans des univers variés (sociétés de service informatique, l’hôpital, La Poste) qui ont tous pour point commun de soumettre leur personnel à l’épreuve de la réduction du temps de travail, à la flexibilité et à la porosité nouvelle des temps sociaux. C’est d’abord la catégorie cadre qui intéresse l’auteur et, dans les chapitres III et IV, il revient sur des données recueillies d’une part auprès d’une population de cadre « non encadrant » d’une société de services en ingénierie informatique et d’autre part auprès d’une population d’ingénieurs aussi jeunes et dynamiques que la start-up qui les emploie. Dans les deux cas, les données d’enquête nous donnent à suivre la mise en place des lois Aubry sur les 35 heures, pour la première à partir de l’accord de branche, pour la seconde à partir de l’application de l’accord en entreprise. On s’aperçoit alors des multiples implications qu’engagent les politiques d’entreprise en matière d’aménagement et de réduction du temps de travail. Loin de se limiter à des dimensions de type organisationnel (effet productivité, révisions des procédures et des formes de coordination dans le travail, etc.), ces implications sont aussi et surtout pour l’auteur des outils performants en matière d’institutionnalisation et de rationalisation. Ainsi, comme le montre l’exemple de l’accord de branche « l’expérience révèle que […] la redéfinition des frontières de l’encadrement a bien été au cœur des débats à l’occasion de la mise en musique des lois Aubry, un des enjeux et non le moindre étant de faire la part entre les vrais et les faux ingénieurs ». En d’autres termes les négociations débouchent sur des nouveaux modes de rationalisation de la catégorie cadre dans la plupart des accords. De même l’application de l’accord des 35 heures dans les start-up (Optech et Netgame) montre que le grignotage du temps professionnel par les jours libérés n’entame pas l’institution « travail et qu’on ne peut parler de réel affaiblissement de l’intégration par le travail » même si les salariés semblent avoir très vite intégré les nouveaux jours de liberté dans l’organisation de leur vie. Puis l’auteur quitte l’univers des cadres pour frotter ses hypothèses à d’autres univers, notamment celui des employés (à l’hôpital et à La Poste). Il s’attarde alors sur le travail de nuit des infirmières qui de son point de vue est un temps de travail « paradigmatique » dans la mesure où, plus qu’aucune autre, cette modalité d’emploi pousse à rationaliser sa vie en conformité avec les projets de carrière et les modèles d’interactions familiaux. Dans le même ordre d’idée, la modalité d’emploi à temps partiel des employés de La Poste est pour lui le symbole des tensions qui opposent les deux formes de rationalisation formelle et matérielle : on constate, dit M. Lallement, combien la stratégie de l’entreprise en matière d’organisation des horaires (rationalisation matérielle) percute les conditions de vie des salariés à temps partiel qui, par ailleurs ne bénéficient que peu d’autonomie au travail et que peu de satisfaction en matière d’agencement de leurs temps sociaux (rationalisation formelle).
5Pour clore sa démonstration l’auteur nous propose dans la troisième partie quelques ouvertures comparatives. Le chapitre VII est ainsi consacré à la présentation des évolutions comparées des temps de travail au niveau européen et le chapitre VIII revient plus précisément sur les dynamiques des temps sociaux en France et en Suède. Pour interpréter ses données comparatives l’auteur va rester fidèle au fil rouge de sa réflexion qui mobilise à la fois le thème de la rationalisation et celui de la rémanence institutionnelle. En résumant ce qui se passe en Europe et en prenant l’exemple de la rationalisation des temps sociaux en France et en Suède, l’auteur constate qu’en France comme en Suède le paradigme temporel dominant a changé (diminution tendancielle du temps de travail, flexibilité croissante du travail et de l’emploi, réduction de la vie active, etc.) et que partout l’éclatement de la norme hebdomadaire, les modulations pluriannuelles ou les développements des congés formation s’articulent à un fort processus d’individuation des conduites sociales. Cela dit, il remarque la persistance de composantes sociétales dans la construction sociale des formes de rationalisation du temps et dans les modes d’organisation des temps sociaux qu’il attribue au poids différent des communautés intermédiaires et à l’importance de la valeur sociale accordée à la famille et à son économie dans chacun des pays. C’est donc « moins le schéma culturaliste et atemporel qui paraît pertinent qu’une explication en termes d’alliance paradoxale, de pesanteurs et de rémanences institutionnelles (structuration des relations professionnelles, valorisation de la famille) d’un côté, et en termes de changements sociaux d’ordre structurels (évolution de l’action publique, montée d’une famille post-moderne) de l’autre ». Autrement dit, si processus de rationalisation du temps et vaste mouvement d’individuation il y a « les institutions du travail (droit, famille, organisations syndicales, etc.) n’ont pas disparu du paysage social ».
6Cette conclusion de chapitre, qui insiste sur l’idée qu’en tant qu’institution le travail est le produit de changements et de rationalisations multiples mais que les institutions du travail n’en sont pas pour autant mourantes (puisqu’elles savent, chacune à leur manière, s’adapter à l’individualisme des sociétés modernes), est certainement le message central lancé par la publication de ce livre et, à l’issue de la lecture, on peut dire que le message est passé. Cela dit, en dépit de son intérêt indéniable, lié notamment à cette exigence intellectuelle à réconcilier travail empirique, réflexion théorique et expertise scientifique, le livre de M. Lallement ne va pas au bout de toutes ses ambitions : on aimerait en effet en savoir plus sur la mise en forme et les résultats des enquêtes auxquelles il est parfois fait trop rapidement allusion ; on aimerait comprendre mieux en quoi le passage par les outils weberiens et durkheimiens nous permet de mieux comprendre ce qui se joue à travers la question du temps de travail aujourd’hui et on aimerait être sûr qu’il soit possible d’expertiser sur des phénomènes somme toute bien récents pour pouvoir déjà laisser des empreintes « mesurables ». Mais qu’un livre nous laisse une idée forte et l’appétit d’en savoir plus est déjà un sérieux atout pour se convaincre qu’il serait dommage de s’en passer.
Pour citer cet article
Référence papier
Chantal Nicole-Drancourt, « Michel Lallement, Temps de travail et modes de vie », Sociologie du travail, Vol. 46 - n° 3 | 2004, 401-404.
Référence électronique
Chantal Nicole-Drancourt, « Michel Lallement, Temps de travail et modes de vie », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 46 - n° 3 | Juillet-Septembre 2004, mis en ligne le 19 octobre 2004, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/29446 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.29446
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