1Que reste-t-il de nos « banlieues rouges » ? Le premier ouvrage de la série « Pratiques politiques » dirigée par Frédérique Matonti se propose d’y répondre en explorant les heurs et malheurs de la démocratie locale d’une municipalité communiste de la région parisienne, à travers un prisme original : la politisation chaotique des enfants de cités sur fond de crise sociale et de recul du PCF. En effet, si l’on connaît bien les phénomènes de violence et d’anomie propres aux périphéries urbaines (Dubet et Lapeyronnie, 1992 ; Donzelot, 1994), le rapport de ses habitants au politique reste encore relativement un terrain inexploré. Fruit d’une enquête intensive — elle s’est étalée sur dix ans — auprès des différents acteurs d’une cité de Gennevilliers, cette monographie confronte étroitement les trajectoires sociales des habitants et celles des élus. Au-delà, elle permet d’éclairer toute une « face cachée » de la vie des cités : le militantisme des jeunes d’origine immigrée, ancré dans une réalité politique locale faite, paradoxalement, de méprise autant que de mépris. L’ouvrage donne ainsi à voir et à comprendre, grâce à une description ethnographique « dense » (Geertz, 1973) et originale (on s’attache presque aux protagonistes comme à des personnages de roman), les pratiques et les représentations sociales de ceux trop souvent réduits à des « muets politiques » et condamnés à accumuler les rendez-vous manqués avec la municipalité.
2Car si cette dernière, gérée par le PCF depuis les années 1930, a réellement contribué à ennoblir, par un long travail politique de mobilisation et de réhabilitation urbaine, la classe ouvrière « française », elle n’a pas su reconnaître ses héritiers immigrés, électeurs ou militants, ni renouveler leur rapport à la politique. Après avoir assisté avec complaisance à la dégradation du logement destiné à ces nouvelles populations dans la ville des années 1950 — avec la multiplication des bidonvilles, puis des foyers et des cités de transit dans lesquels s’entassent les célibataires et les familles immigrés —, la mairie administre directement par la suite les offices HLM de la ville, en se livrant cette fois à une ségrégation fine, par quartier voire par immeuble (une cartographie chronologique de la ville aurait peut-être permis de mieux visualiser cette stratégie). C’est la naissance des « banlieues », comme il est donné à chacun de se les représenter. Olivier Masclet va néanmoins plus loin qu’un simple détour historique et analyse les implications locales liées à la mise en œuvre de la nouvelle politique du logement (« l’aide à la pierre », à partir des années 1980). Celle-ci, en favorisant l’accession à la propriété notamment pavillonnaire, entérinera l’éclatement des classes populaires, entre ceux qui saisiront l’occasion de fuir le quartier et ceux, Français et immigrés, contraints d’y rester. La crise de l’emploi, conjuguée aux échecs de la démocratisation scolaire — qui produiront, entre autres, tous ces « diplômés moyens » (Beaud, 2002) —, va accroître le malaise et le transformer en véritable malheur social : accentuant et multipliant d’un côté les formes sociales de la déchéance et attisant de l’autre les frustrations et les craintes de ceux qui ont bénéficié d’une mobilité sociale ascendante ou d’une reconnaissance scolaire de leurs talents, mais restant aux marges de l’emploi ou du logement. L’effondrement des structures d’encadrement traditionnelles liées à la gestion communiste finira de tuer les espoirs d’une vie meilleure. Les longs extraits d’entretiens auprès d’habitants français et immigrés sont autant de témoignages de cette détresse sociale : crainte du déclassement et de la dépossession de l’espace pour les premiers (qui peut entraîner, pour certains électeurs, le vote FN), peur de la « contamination » délinquante chez les seconds. L’auteur récuse pourtant les analyses en termes d’anomie et de dysfonctionnement social et choisit d’autres clefs de compréhension, selon lui plus heuristiques. Ainsi, les tensions et la ségrégation entre les habitants n’interdisent pas, çà et là, la survivance ou la réactivation des canaux asséchés de la solidarité de voisinage ; les stratégies opportunistes de la mairie n’empêchent pas, en retour, le cynisme et l’instrumentalisation chez les jeunes militants « beurs » ; le recul de l’encadrement ne signifie pas sa disparition pure et simple.
3À cet égard, l’analyse par l’auteur de la naissance, des évolutions et des usages d’une institution a priori banale — un club de jeunes — prend toute sa signification sociologique en permettant de dépasser l’idiosyncrasie des particularités biographiques. Aidé par son observation participante, O. Masclet montre que ce club est tout à la fois une instance de traitement du désœuvrement de la jeunesse déshéritée, un agent de socialisation politique pour les « diplômés moyens » (la restitution des trajectoires des différents animateurs montre l’éventail des usages possibles du club : tremplin professionnel, substitut statutaire, outil d’apprentissage de la politique ou simple job temporaire), et un enjeu de politique locale, à ce titre craint ou soigneusement évité. On mesure alors l’ampleur de l’incompréhension communiste, qui refuse de voir dans cette institution un vivier précieux d’engagements et de vocations politiques, et dans cette jeunesse le nouveau prolétariat à défendre. D’une part, la mairie est trop occupée à choyer son électorat traditionnel qui menace de faire défection, ce qui la conduit — sans jamais l’admettre, comme le révèle le malaise des cadres municipaux interviewés — à chasser sur les mêmes terres que le FN et donc à brouiller les différences droite–gauche auprès des habitants. D’autre part, elle tarde à reconnaître la légitimité sociale des jeunes militants « beurs » et à les recruter comme professionnels politiques. Et encore le fait-elle dans un objectif électoraliste sous l’influence des classes moyennes qui habilitent le discours antiraciste à la fin des années 1980, en leur réservant des postes purement symboliques. En accentuant la rancœur des néophytes, elle alimentera d’autant le divorce politique du PCF d’avec ces populations défavorisées et provoquera parfois même leur droitisation ou leur refuge dans des stratégies communautaires voire religieuses.
4Le diagnostic final reste ainsi sans appel : c’est le double échec d’une gestion sans courage politique et éloignée des réalités sociales qui provoquera « l’usure des militants de cité », le délitement des fragiles élites locales et, in fine, la mort annoncée du PCF comme parti des déshérités et des espoirs populaires.