1Le modèle de développement autour duquel s’est effectuée la modernisation de l’agriculture est en crise. Reposant sur une logique de spécialisation et d’intensification de la production entretenue moyennant de forts soutiens publics – logique ayant assuré le passage des sociétés paysannes (Mendras, 1976) à un secteur d’activité dédié à la fourniture de matières premières alimentaires (Muller, 1984) –, il connaît pour le moins un certain essoufflement. La saturation des marchés et les interrogations que suscitent le montant et le bien-fondé des aides dont bénéficie ce secteur remettent en cause sa dynamique interne alors qu’il doit faire face à de profondes modifications des demandes qui lui sont adressées, que ce soit en matière de qualité et de sécurité sanitaire des produits alimentaires, de protection de l’environnement ou d’aménagement du territoire. Si on insiste sur les changements nécessaires qu’implique une telle situation, le consensus établi autour de l’idée que les choses ne sauraient demeurer en l’état ne permet pas pour autant de savoir quoi faire. Ce qui pose problème, c’est la définition de ce que devrait être la production agricole. Et cette définition dépend elle-même de l’issue des actions engagées par tous ceux que concerne cette production pour lui donner sens, légitimer la vision qu’ils en ont et la traduire dans la réalité. Dans ces conditions, la façon dont les agriculteurs expérimentent (Dubet, 1994) la crise à laquelle ils sont confrontés appelle une attention particulière. On peut penser que les conceptions qu’ils se font de ce que doit rester ou devenir leur monde professionnel, avec les ambiguïtés et les tensions qui les animent, participent à la fabrique même de la nouvelle agriculture dans laquelle ils sont invités à s’inscrire.
2C’est une analyse des modalités et des enjeux de cette participation que nous proposons dans cet article. On présentera une lecture, fondée sur une enquête de terrain, de la manière dont les agriculteurs se trouvent concrètement impliqués dans l’invention de différents mondes possibles de la production agricole. Au préalable et pour expliciter les fondements de cette lecture, nous rappellerons succinctement les raisons pour lesquelles cette profession se trouve engagée dans un travail de redéfinition et de négociation de rôle (Strauss, 1992) particulièrement intense, et nous apporterons quelques précisions sur l’approche que nous avons adoptée pour appréhender ce travail.
- 1 Cf. notamment Michel Gervais, Marcel Jollivet et Yves Tavernier (Gervais et al., 1976), Pierre Mull (...)
- 2 À travers un réseau d’organisations multiples (syndicalisme, coopération, crédit, mutualité, associ (...)
- 3 Sur ces bases, qu’exprime bien la pratique de la cogestion de l’agriculture à la française, une foi (...)
- 4 Loin de se réduire à une survivance, la forme familiale du travail en agriculture, comme l’a bien m (...)
- 5 Sur ce tournant, cf. Gilles Allaire, Robert Boyer (Allaire et Boyer, 1995).
3Le sens que les agriculteurs attribuent aux perturbations qui affectent leurs activités et les réponses qu’ils s’efforcent d’y donner sont marqués par des cadres de pensée et d’action hérités, dont la prégnance est d’autant plus forte que la professionnalisation de ces activités est relativement récente et qu’elle a été durement gagnée. L’histoire de la construction sociale de la profession agricole étant cependant bien connue, nous ne la reprendrons pas ici1. Disons simplement que la crise actuelle du secteur agricole correspond à l’effondrement d’un certain modèle de référence professionnel. Schématiquement, ce modèle présentait trois caractéristiques. Il reposait sur une idéologie accordant à la technique, entendue comme visée transformatrice opposée à la soumission traditionnelle du paysan à un ordre naturel des choses, une place centrale. Il était soutenu par un appareil qui a donné à la profession agricole une armature particulièrement forte, moyennant l’association d’un dispositif d’alignement de la diversité des intérêts du secteur au plus près de son expression2 et d’une culture très poussée de la négociation au sommet3. Il se traduisait par une articulation singulière entre famille et entreprise, d’un côté, et entre profession et citoyenneté, de l’autre. Cette double articulation a abouti à une sorte de fusion entre l’identité personnelle, l’identité sociale et l’identité professionnelle des agriculteurs4. Très intégré, donc, ce modèle présentait aussi une certaine fragilité : toute perturbation de l’une ou l’autre de ses composantes comportait un risque pour sa cohérence d’ensemble. Et cette fragilité s’est avérée d’autant plus grande que chacune de ces composantes a connu en effet des perturbations importantes à partir des années 19805.
4Plusieurs phénomènes liés ont créé un doute sur les vertus supposées du Progrès. La montée des problèmes de surproduction et les mécanismes de limitation mis en place pour y faire face (quotas laitiers, jachères...), avec leurs conséquences en termes de concurrence entre agriculteurs (Coulomb et Delorme, 1985) et de renforcement de la sélection opérée pour l’accès au métier (Rémy, 1987) ont augmenté le nombre des « déçus de la modernisation » (Pernet, 1982). Cette situation a été alimentée par la découverte et la publicisation des risques générés par le genre d’artificialisation du vivant qu’appelait la course à la productivité dans laquelle était engagé le secteur. Les effets négatifs des activités agricoles sur l’environnement et les inquiétudes relatives à la qualité et à la sécurité sanitaire des aliments ont donné lieu à une contestation de plus en plus vive des orientations prises par ces activités. À la célébration de la technique et de ses pouvoirs se voit maintenant opposée une dénonciation croissante des méfaits du « productivisme ».
- 6 Concurrence autour des moyens de production (foncier, aides...) et au-delà, pour les droits mêmes à (...)
- 7 Tous les systèmes de production ne sont pas également concernés par les risques que génère l’intens (...)
- 8 Dont témoigne l’émergence, contre le « monopole » du syndicalisme majoritaire – Fédération national (...)
5Cette dénonciation entre en résonance avec une déstabilisation de l’appareil professionnel agricole. Au-delà des difficultés provoquées par la complication des « structures » édifiées pour tenter de résoudre les contradictions portées par la logique même de développement du secteur, cette déstabilisation se manifeste, d’abord, par une perte de représentativité. L’intensification des concurrences entre agriculteurs issue des limites du modèle productiviste6 est encore accrue par les lignes de fracture internes nées de la stigmatisation différentielle des pratiques agricoles par « l’opinion publique »7. Il en résulte des clivages inédits qui brouillent les positions établies et rendent de plus en plus difficile la gestion de la diversité d’intérêts présents dans le monde agricole. Outre cette crise de représentativité8, la déstabilisation de la profession engendre une évolution des formes de régulation de l’activité agricole. La faible efficacité de la culture de la négociation au sommet pour traiter de problèmes de plus en plus « contextualisés » incite les agriculteurs à engager des négociations avec des « partenaires » de plus en plus divers. Ces négociations font éclater le cadre de la cogestion (Rémy, 2001) et multiplient les épreuves auxquelles est soumise leur professionnalité.
6Ces épreuves mettent en jeu la valeur du métier. Elles sont d’autant plus douloureuses qu’elles s’inscrivent dans un contexte où les sphères professionnelle, privée et civique sont fortement imbriquées. L’articulation famille–exploitation devient problématique. La famille fonctionne de moins en moins comme espace de mobilisation d’un collectif au service d’un projet professionnel et de plus en plus comme une arène où certains de ses membres doivent justifier d’un tel investissement. Le contrôle que les agriculteurs avaient acquis sur le rural est critiqué. La diversification de la composition sociale de la population des espaces ruraux et celle de leurs usages amènent à reconsidérer la question de l’identité et de la responsabilité civique des agriculteurs. Dès lors que l’aménagement de ces espaces au regard de leur utilité collective ne repose plus sur leur seule occupation à des fins agricoles, le type de fusion entre professionnalité et citoyenneté qui avait présidé à l’engagement des agriculteurs dans la modernisation de leur secteur ne tient plus. L’exercice de leur citoyenneté, loin de conforter leur professionnalité, contribue à la mettre en doute à leurs propres yeux parce qu’ils doivent en rendre compte dans des confrontations directes, auxquelles ils ne peuvent plus échapper, avec d’autres groupes sociaux.
- 9 Moyennant l’élaboration et la mise en circulation de nouveaux mots d’ordre : multifonctionnalité, a (...)
7C’est donc dans un contexte d’affaissement de ses principes constitutifs, que la profession agricole se voit conviée à un effort de modernisation « supplémentaire », au nom d’un impératif d’adaptation posé comme évident. Dans les faits, cependant, cet impératif se décline sous la forme d’un ensemble hétérogène de critiques plus ou moins fortement exprimées, diversement reçues et sources de controverses. Si les orientations autour desquelles l’agriculture devrait à l’avenir se réorganiser ont commencé à se dégager tout au long des vingt dernières années écoulées9, on ne se trouve pas pour autant en face d’une reconstruction achevée de pratiques acceptables.
8Dans ces conditions, pour rendre compte des changements à l’œuvre en agriculture, on ne peut se contenter d’apprécier les comportements des acteurs en fonction de leur distance à de nouvelles exigences qui s’imposeraient d’elles-mêmes. Les agriculteurs sont certes de plus en plus dépendants des évolutions de leur environnement, mais leur comportement tient aussi à la manière dont ils appréhendent ces évolutions, les dissonances et distorsions de rôle auxquelles ils sont confrontés se traduisant par un effort réflexif (Giddens, 1993) croissant. Pour comprendre comment ce rôle est susceptible de se réagencer, il convient donc de porter attention aux mouvements que suscitent, dans le monde agricole, les impasses et les critiques auxquelles celui-ci doit faire face. Telle est la perspective que nous avons choisie pour analyser ce qui se trame lorsque des pratiques agricoles se voient contestées, incitant à discuter, négocier et expérimenter de nouvelles conceptions du métier. Cette perspective a alimenté un programme de recherche fondé sur trois principes.
9En partant de l’hypothèse que la crise actuelle du secteur agricole n’est pas une simple crise d’adaptation, on s’est donné pour objectif de saisir comment les agriculteurs contribuent à inventer des nouvelles orientations qui participent à la redéfinition de leur rôle. On s’est ainsi inscrit dans une sociologie compréhensive de l’action du type de celle proposée par Alain Touraine (Touraine, 1973) : cette invention implique une forme d’agir spécifique, un agir créatif (Joas, 1992), renvoyant à une dynamique sociale particulière qui naît des relations entre des collectifs porteurs de visions concurrentes du « bien commun ». On entendait, ensuite, articuler cette approche avec la prise en compte du caractère socialement situé de la contestation ou de la défense d’un ordre établi. Cela passait par une analyse de la façon dont ces prises de positions se déclinent dans le champ professionnel agricole. Dans les situations de crise, les appartenances des individus perdent de leur évidence. On s’est intéressé à la manière dont la structure du champ professionnel se trouve « mise en jeu », décomposée et recomposée, par les épreuves identitaires auxquelles sont soumis les agriculteurs. On a mis l’accent sur les débats que provoquent ces épreuves dans la profession, car ils constituent un des opérateurs principaux du travail qu’elle est invitée à accomplir sur elle-même (Darré, 1996).
- 10 Mesures de politique agricole visant au maintien ou à l’adoption par les agriculteurs, moyennant de (...)
- 11 L’élevage allaitant se caractérise par le fait que les animaux sont exclusivement élevés pour la pr (...)
10Les recherches que nous avons entreprises reposent donc sur deux idées. D’abord, le devenir de l’agriculture dépend de ce que font les agriculteurs des mises en cause dont ils sont l’objet. Ensuite, le travail de justification qu’ils élaborent dans leurs échanges ordinaires sur l’exercice de leur métier joue un rôle déterminant, en leur permettant de donner sens à ces mises en cause et de développer des formes d’action pour y répondre. Amorcées par des travaux sur l’application de mesures agri-environnementales10 (Lémery et al., 1997), nos recherches se sont ensuite orientées vers l’analyse d’un monde de production particulier, celui de l’élevage bovin allaitant en Bourgogne (Lémery et Dégrange, 2001)11. Pour donner à voir les mouvements qui animent aujourd’hui la profession agricole, nous nous appuierons sur cette analyse. Si les observations et les interprétations auxquelles elle a abouti ne concernent en effet qu’un sous-ensemble de la profession, on peut néanmoins en tirer quelques enseignements sur les dynamiques globales qui y sont à l’œuvre.
- 12 Cette recherche doit beaucoup à une thèse réalisée sous notre direction par Béatrice Dégrange (Dégr (...)
- 13 Entre les éleveurs qui appartiennent aux « hauts lieux » de l’élevage, le bassin historique du Char (...)
11Une double série d’entretiens a été réalisée en 1998–1999, après le premier épisode de la crise de la vache folle12. Une première vague d’entretiens concernait des responsables professionnels, des agents des organismes d’encadrement technique intervenant en élevage et des partenaires d’amont et d’aval de la filière bovine. Cette phase exploratoire visait à repérer les classements communément opérés pour décrire les différentes attitudes des éleveurs au regard de l’évolution de leur métier. Elle a permis de mettre en évidence un ensemble de distinctions13 à partir desquelles a été établi, par recoupement, un relevé des principales positions en présence dans les débats qui animent actuellement le monde de l’élevage. Une seconde vague d’entretiens a ensuite été conduite auprès d’une vingtaine d’éleveurs choisis de façon à couvrir les différents cas de figure ainsi identifiés.
- 14 Place appréhendée à partir de la mise en scène de leur personnage d’éleveur qu’ils étaient amenés à (...)
- 15 C’est-à-dire des modalités-types de combinaisons – diversement valorisées par les agents – de traje (...)
12Ces entretiens comportaient divers éléments : un récit de vie, une présentation de l’exploitation, une analyse des changements intervenus depuis l’installation de l’agriculteur, une description de son système de relations, une discussion sur ses perspectives et plus généralement, sur l’avenir de son métier. Ils ont été exploités suivant deux axes de lecture. Nous en avons d’abord extrait tous les propos tenus par les éleveurs sur le cours pris par leur activité, les perturbations auxquelles elle est confrontée et la manière dont ils s’efforcent de répondre à ces perturbations. Ce matériau a été traité de façon à dégager les différents registres et styles de discours mobilisés à ce niveau par les enquêtés, pour aboutir à la construction de récits-types correspondant à des visions contrastées de ce qu’est devenu l’élevage, de ses enjeux et de ce que peut être le projet professionnel d’un éleveur aujourd’hui. Le second traitement avait pour objectif d’apprécier le « poids », le degré de reconnaissance et la force d’entraînement, des différents points de vue ainsi identifiés. On a ici analysé les informations fournies par les éleveurs sur leur capital économique, culturel et social, d’une part, et sur la façon dont ils caractérisaient la place qu’ils estimaient occuper dans leur champ professionnel, d’autre part14. Cette analyse a permis de mettre en évidence différentes formes identitaires15 (Dubar, 1994) et de dégager leurs liens avec les récits précédemment élaborés. Cela a permis de qualifier la diversité des rapports entretenus par les éleveurs aux transformations de leur métier.
13Ce croisement a débouché sur une segmentation de la population d’enquête en trois groupes (renvoyant à trois « types » d’éleveurs). Chacun se caractérise par une certaine façon d’envisager le sens des changements auxquels se trouve actuellement confronté le monde de l’élevage et par un certain profil sociologique, une certaine insertion dans ce monde. Après avoir présenté ces « groupes » on examinera ce qu’un tel agencement peut dire, plus généralement, des mouvements dans lesquels se trouve aujourd’hui prise la profession agricole.
- 16 6 sur les 17 entretiens ayant fait l’objet du double traitement précédemment indiqués.
- 17 Ces éleveurs insistent sur le fait qu’alors « les gens avaient du tempérament », « qu’ils n’hésitai (...)
14Le premier groupe (6 sur 17) s’est formé d’éleveurs16 qui s’interrogent sur la possibilité même de continuer à exercer leur activité (« on est en train de casser notre outil de travail », « avant la politique agricole commune [PAC], on était heureux, on avait notre liberté, il y avait des arrangements, il n’y en a plus », « c’est pas la peine de se casser, pas mal de gens pensent comme ça »). Leur référence quasi exclusive est la période de modernisation qu’a connue l’agriculture entre le début des années 1960 et la fin des années 1970. Ils ont participé à cet « âge d’or » ou en sont, le plus souvent, les héritiers directs (ils insistent dans ce cas sur l’effort de développement accompli par leurs pères pour faire de l’élevage une véritable activité spécialisée). Leur conception de l’excellence professionnelle renvoie à l’association d’une thématique de la performance technique et d’une thématique de la puissance sociale qu’exprime leur valorisation des « grands noms » autour desquels s’ordonnait le monde de l’élevage et du négoce des animaux17. Au regard de cette conception, tous les événements qui affectent aujourd’hui ce monde sont perçus en termes d’opposition entre ce qui était raisonnable et ce qui devient insensé. Ils dénoncent ainsi des formes d’entrée dans la profession qui ne respectent plus le caractère progressif d’une installation « normale », que ce soit dans le passage des responsabilités entre générations ou dans le rythme de croissance de l’exploitation (« ça va trop vite, pour moi, ça va trop vite »). Ils soulignent, surtout, le caractère chaotique qu’a pris la production, la perte de repères quant à la qualité du travail induite par la logique des « aides » (« il n’y a pas longtemps, il y avait les incapables, aujourd’hui n’importe quel rigolo peut être agriculteur parce qu’il sait faire les papiers ») et le poids de la grande distribution (« on nous dit « faites de la bonne viande », mais il n’y a pas de débouchés en réalité, les grandes surfaces préfèrent vendre de la vache sous l’appellation bœuf »). Par ailleurs, convaincus d’avoir su rester raisonnables, ces agriculteurs considèrent les demandes d’une meilleure prise en compte de l’environnement qui leur sont adressées comme un signe supplémentaire de l’absurdité du système (« des systèmes semi-extensifs comme [les nôtres], on préserve tout, on ne nuit à rien »). Ils vivent donc la situation actuelle comme la fin de leur métier (« est-ce que ça vaut le coup de travailler ? C’est la question qui se pose, ils feraient mieux de nous payer à ne rien faire »). Ce qui est ressenti comme d’autant plus injuste qu’ils se sont fortement investis pour que ce métier en soit véritablement un. Compte tenu d’une telle appréhension des évolutions de l’élevage, leur vision de l’avenir est marquée par un sentiment d’impuissance qui se traduit par une attitude de retrait défensif. Ce qu’il convient de faire c’est d’essayer de se tenir le plus possible à l’écart de ces évolutions pour préserver le peu de liberté qui reste pour de « vrais » éleveurs (« on est pendus à plusieurs fils et on ne sait pas quel bout tirer, enfin je pense qu’on a une production, il faut la mener à bien et puis, ma foi, subir, on ne peut pas faire autrement »).
- 18 Les sélectionneurs sont des éleveurs dont l’activité consiste à fournir à d’autres éleveurs des ani (...)
- 19 On distingue en agriculture des exploitations « individuelles » et des exploitations « sociétaires (...)
- 20 Ils dénoncent donc le fait que « maintenant, vu le nombre de bêtes, plus personne n’a vraiment en t (...)
- 21 Les Groupements de producteurs sont des coopératives auxquelles les éleveurs délèguent la commercia (...)
15Ces producteurs se définissent avant tout en référence à la spécificité d’un travail qu’ils opposent à des activités agricoles plus « intensives » et plus standardisées (la production laitière, les grandes cultures). Ils sont attachés aux distinctions traditionnelles dans le monde de l’élevage entre sélectionneurs, naisseurs et emboucheurs18, distinctions qui s’effacent quand il ne s’agit plus que de faire ce qui se vend ou ce qui est le plus rentable au regard des primes. D’âge divers (ils ont de 26 à 62 ans), ils se sont formés « sur le tas », et ont pour la plupart un niveau d’étude équivalent au Brevet d’enseignement professionnel agricole (BEPA). Leurs exploitations, dont la forme juridique est pour la quasi-totalité celle d’entreprises individuelles19, sont plutôt de petite dimension – moins de 100 ha et moins de 100 vaches allaitantes. Leurs systèmes de production sont plutôt spécialisés, que leur orientation soit le « maigre » ou le « gras ». Pour ces éleveurs, c’est le travail avec les animaux qui constitue la mesure exclusive de l’excellence qu’il convient de viser pour être reconnu dans leur monde. Leur travail repose alors sur des compétences – l’observation et l’intuition de choses « qui se sentent, qui ne s’expliquent pas vraiment » – que les « calculs » des techniciens (« les courbes sur des papiers ») ne sauraient remplacer. Ce qui importe, c’est l’attention portée au troupeau, telle qu’elle s’exprime dans la qualité des bêtes qui vont en être l’emblème, celles qui font la réputation d’un éleveur dans l’univers compétitif des concours20. En termes de système de relations, ce qui les caractérise, c’est leur inscription dans des réseaux d’interconnaissance assez localisés. Une minorité seulement adhère à des Groupements de producteurs21. Pour la commercialisation de leurs animaux, la plupart passent par les négociants, qui leur semblent être le meilleur vecteur pour valoriser leur travail de producteurs « indépendants » (« le groupement c’est pieds et mains liées, nous on a encore la liberté de vendre nos animaux où on veut, comme on veut »). Très peu d’entre eux ont des responsabilités professionnelles, celles-ci étant cantonnées au niveau de leur petite région. S’ils adhèrent à un syndicat (FNSEA), c’est par habitude et ils font preuve d’une grande méfiance à l’égard d’un appareil professionnel dont le fonctionnement « politique » conduit à perdre de vue les réalités du terrain.
- 22 Ils opposent à cette ancienne économie de cueillette une conduite « maîtrisée » de la production, m (...)
- 23 Les aides publiques sont acceptées même quand leurs bénéficiaires contestent par ailleurs le bien-f (...)
16Le deuxième groupe correspond à des éleveurs (7 sur 17) qui considèrent la crise actuelle comme une occasion de rattraper le retard de développement caractérisant, selon eux, leur secteur. Très attentifs aux discours sur la nécessité pour l’agriculture d’une nouvelle phase de modernisation, leur souci principal est de ne pas manquer ce tournant et de faire en sorte que le monde de l’élevage s’inscrive à part entière dans cette évolution. Pour eux, les difficultés que connaît actuellement la filière bovine tiennent à une conception de la production restée « archaïque », à savoir une économie « de cueillette » révolue22 et un genre de compétition entre éleveurs dépassé (« les gens qui font des concours, ils vont soigner trois vaches et puis à côté de ça, rien, le reste c’est zéro »). Ils adhèrent donc à ce qui leur est aujourd’hui demandé pour s’adapter aux réalités du marché : « On fait des contrats avec les grandes surfaces, ils nous disent « il nous faut des génisses », on engraisse des génisses ; mais il faut que l’on fasse du continu, il faut suivre leur demande, si on les loupe une semaine, ils s’en vont ailleurs. » Si cette adaptation ne va pas sans difficultés (« les contrats on en passe de plus en plus mais on passe du temps à faire des papiers, ça devient de plus en plus compliqué ») et si elle suppose la disparition d’un certain nombre de producteurs (« le petit commerce, ça ne peut plus exister »), ces difficultés sont vues comme une épreuve à franchir pour accéder à l’état de vrais professionnels. Même s’ils déplorent l’image de profession assistée que les soutiens publics donnent de l’agriculture et même s’ils dénoncent une « bureaucratie » de plus en plus pesante, ils se réfèrent à un modèle « entrepreneurial » qui les amène à considérer les aides dont ils peuvent bénéficier comme des éléments à part entière d’une gestion « optimale » de leurs exploitations : « Quand je me suis installée, on n’avait pas trop de fric, donc les subventions, je les utilisais à plein », « il peut y avoir des changements, mais on va s’adapter suivant ce qu’ils vont nous pondre ; de toutes façons, au niveau des primes, il faut essayer de prendre le maximum »23. Ils ne se montrent donc pas trop inquiets de la situation actuelle et de l’avenir de l’élevage allaitant. Pour eux, la crise de la vache folle est ainsi une opportunité pour faire valoir les atouts « qualité » de ce type d’élevage, dans la mesure où elle permet de s’orienter davantage vers la production d’animaux « finis », engraissés sur l’exploitation, voire de développer des circuits courts de commercialisation (vente directe, investissements dans un commerce de boucherie). Et au regard de la nouvelle réforme de la PAC qui se profile, ils soulignent les impasses d’une attitude purement défensive (« le gars qui ne saura pas adapter son exploitation, il sera foutu ») et s’efforcent d’anticiper les choses en cherchant à préserver leur « puissance » : « On est conscient qu’il ne faut pas qu’on baisse notre moyen de production, alors on se dit qu’il faudra peut-être reprendre 30 ha de prés, pour pouvoir diluer notre chargement [en animaux], pour rentrer dans le créneau, pour pouvoir percuter telle ou telle prime. » Compte tenu des limites qu’ils estiment avoir atteintes, que ce soit en matière technique (« tant qu’il y a de la marge de progrès, on peut progresser, mais quand on est arrivé au bout, c’est pas les deux grammes que vous pouvez obtenir [sur le poids d’un animal] qui vont suffire et on se fragilise ») ou en matière de charge de travail (« 100 vaches tout seul, c’est pas possible de faire le travail comme il faut »), certains s’interrogent cependant sur leurs possibilités d’aller « plus loin ».
- 24 Les GAEC sont une des formes sociétaires d’exploitation existant en agriculture.
- 25 L’examen des trajectoires des éleveurs de ce groupe met en évidence plusieurs « détours » professio (...)
17Ces éleveurs se définissent avant tout en référence à ce que leur travail implique d’activité « stratégique », pour gérer un ensemble de contraintes et d’opportunités. La majorité d’entre eux a adopté une forme juridique d’exploitation en Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC)24. Plutôt jeunes (ils sont tous en dessous de la quarantaine), ils ont pour la plupart un niveau d’étude égal ou supérieur au Brevet de technicien agricole (BTA). Leurs exploitations sont de taille importante, avec une surface moyenne de 240 ha et des troupeaux de plus de 100 vaches allaitantes. Tous sauf un combinent une activité d’élevage et des cultures, point sur lequel ils insistent particulièrement : « Je suis polyculteur-éleveur et je fais beaucoup de différence entre un éleveur et un polyculteur-éleveur : nous, on oriente notre travail. » La qualité d’un élevage repose ainsi pour eux sur la capacité de ceux qui y participent à se répartir et à coordonner les activités nécessaires pour livrer ce qui se vend au meilleur moment. Ils s’efforcent donc de fournir une gamme diversifiée de produits en jouant à la fois sur le « maigre » et sur le « gras », ce que leur permet leur activité céréalière. Pour conduire les systèmes relativement complexes qui sont ainsi les leurs, ils n’hésitent pas à investir (stabulations, vidéo-surveillance pour les vêlages) et ils recherchent une certaine simplification des tâches, explicitement revendiquée en opposition avec le culte de l’animal pour l’animal. À l’inverse du groupe précédent, leurs systèmes de relations sont marqués par un fort investissement dans les structures collectives mises en place par les éleveurs pour contrôler la commercialisation de leurs produits, que ce soit au travers de la vente « en confiance » aux groupements de producteurs ou au travers de la recherche de formes de contractualisation diverses avec l’aval de la filière. Dénonçant vigoureusement « l’individualisme » du monde charolais traditionnel, ils sont très impliqués dans l’univers des organisations professionnelles agricoles (pratiquement tous sont adhérents à la FNSEA et entretiennent des liens assez étroits avec les organismes d’encadrement technique de l’élevage). Ils disposent aussi, plus généralement, d’un capital social assez important25.
- 26 Même si cette « restauration » doit intervenir, pour certains, au prix d’une certaine « re-national (...)
18Le troisième groupe correspond à des éleveurs, peu nombreux dans notre population d’enquête (4 sur 17), qui appréhendent les transformations en cours dans leur monde sur un double registre. Le premier, fondé sur une relecture critique de l’histoire de l’élevage allaitant, consiste à mettre l’accent sur ce qui doit être restauré au regard de ce qui se faisait dans le temps : « Il y en a qui on dit, la viande de qualité, c’est de la viande pas chère ; [pour y arriver] il fallait du rendement et des méthodes techniques, mais à force de faire du prix, on a fait de la viande basique ; les éleveurs charolais ne font pas un produit standard, tous les gens qui ont parlé du développement l’ont un peu oublié ; on a fait fausse route et il faut changer notre fusil d’épaule, revenir sur quelque chose d’un peu naturel et on a les atouts pour ça dans la région. » Le second registre consiste à affirmer qu’il ne saurait pour autant être question de revenir en arrière : « L’éleveur charolais, il est traditionnel, mais traditionnel dans le bon sens, pas passéiste mais dans le sens où on s’approprie les traditions, on les met en valeur et on les fait progresser. » Ces éleveurs en appellent donc à une sorte de refondation du métier qu’ils justifient en s’appuyant sur les reconversions dans lesquelles ils se sont engagés (passage à l’agriculture biologique, recherche de « désintensification » moyennant une diminution des surfaces et du troupeau...). S’ils dénoncent, comme les éleveurs du premier groupe, les dysfonctionnements actuels de l’élevage allaitant charolais, ils estiment que les difficultés actuelles trouvent leur cause dans le genre de modernisation auquel ce secteur a adhéré et le refus de remettre en cause cette orientation et non dans une histoire devenue folle. Pour eux, l’issue de la crise présente suppose de rompre avec cette modernisation-là– associée au « modèle breton », dans lequel les agriculteurs ne sont plus que « les outils d’une filière » – en rétablissant un mode d’exercice « raisonnable » (et plus « équitable ») du métier, en accord avec le souci « d’authenticité » des produits et des façons de produire qui s’exprime aujourd’hui du côté de la demande sociale26. Quant aux chances de voir reconnue la validité d’un tel point de vue, leurs avis sont cependant partagés. Si la convergence existant entre cette demande sociale et certaines limites du modèle de développement « dominant » est susceptible de donner lieu à un nouveau départ pour l’élevage (« il y a une évolution quand même de l’agriculture conventionnelle à travers les idées qui sont véhiculées par les médias ou par les gens qui viennent en vacances dans nos régions et qui commencent à se poser des questions ; l’agriculteur veut quand même garder l’image positive qu’il avait au niveau territoire »), la rupture avec ce modèle reste loin d’être acquise (« les agriculteurs sont difficiles à bouger »), et l’éclatement de la profession entre un élevage de plus en plus « industrialisé » et un élevage « de luxe » n’est pas exclu (« c’est vrai que quand je dis que je vais produire de la viande biologique, je m’adresse quand même à une clientèle qui a les moyens, et c’est un peu dégueulasse vis-à-vis des gens qui n’ont pas les moyens, c’est vrai que c’est injuste »).
- 27 C’est aussi le seul groupe dans lequel nous avons pu relever des références explicites à la thémati (...)
19Ce qui distingue surtout ces éleveurs des deux autres groupes, c’est l’accent qu’ils mettent, dans leur façon de se présenter, sur les responsabilités qu’ils estiment avoir en tant que professionnels à l’égard de « la société ». Ils insistent ainsi fortement sur la dimension proprement politique, et au-delà, « philosophique », de leur activité : « On avance en disant des vérités... le contribuable qui donne des primes à travers la PAC, il se rend compte que ces primes jouent un rôle dans la pollution de l’eau », « le terme de rentabilité, en agriculture, c’est un terme qu’il faut écarter, il faut surtout parler de passion du travail, d’art de vivre, de qualité du travail, de qualité du produit ». Plus âgés que les éleveurs du groupe précédent (tous ont atteint la quarantaine), leurs niveaux d’étude sont très variés : ils vont d’une simple formation primaire au Brevet de technicien supérieur (BTS), mais 3 sur 4 ont un niveau BTA. Leur installation et leur parcours ont, pour tous, été marqués par des ruptures revendiquées avec ce qu’ils considèrent comme l’élevage « conventionnel » (opposition à ce que faisait leur père, conflits avec les organisations majoritaires). Leurs exploitations, dont la forme juridique est, pour la majorité (3 sur 4), celle de GAEC, sont de tailles diverses tant du point de vue de la superficie (de 100 à 300 ha) que du point de vue du troupeau (de 40 à 100 vaches allaitantes). Mais ces agriculteurs se caractérisent dans tous les cas par des taux de chargement plutôt faibles. Leurs systèmes de production sont également variés : ils se répartissent entre polyculture-élevage et engraissement avec quelques activités complémentaires (céréales bio, brebis, fruits rouges transformés à la ferme). La recherche de pratiques alternatives à celles sur lesquelles repose le « modèle productiviste » constitue le fil directeur de la description qu’ils font de leur travail. Sur ce plan, ils mettent en avant le caractère « expérimental » de leur activité, caractère dont ils font une des conditions de la maîtrise d’une exploitation : « On est un peu des personnes qui font de l’apprentissage, il n’y a pas trop de repères par rapport à des normes, c’est nous qui créons nos propres outils », « pour revaloriser un produit, il faut tout analyser, analyser et puis voir la solution et ça, ça a été refusé ou interdit [aux agriculteurs], c’est derrière un rideau, [ils n’ont] que le droit de produire avec des aides »27. Ce souci se traduit aussi par la volonté de se préserver du temps hors travail sur l’exploitation, afin de pouvoir, notamment, s’investir dans les tâches qu’ils estiment nécessaires à la promotion de leur métier. En termes de système de relations, ce qui caractérise ce dernier groupe, c’est en effet l’importance accordée à des engagements « militants ». Tous les éleveurs qui relèvent de ce groupe sont ainsi fortement impliqués dans des organisations professionnelles, « minoritaires » ou proches de cette mouvance pour deux d’entre eux (Confédération paysanne et Fédération des agriculteurs biologiques), mais « majoritaires » pour les deux autres (FNSEA et Syndicat des emboucheurs). Et si la plupart d’entre eux n’appartiennent pas à un groupement de producteurs, ils mettent tous en avant la nécessité de s’inscrire dans des formes de commercialisation contractuellement organisées. Pour autant, et quelle que soit l’insistance qu’ils mettent de la sorte sur l’action collective, ces éleveurs se sentent plutôt marginaux (en tout cas un peu à part) dans le monde de l’élevage.
20Au total, les représentations que les éleveurs ont de leur situation actuelle et de ce qu’il conviendrait de faire pour sortir des difficultés qui la caractérisent se révèlent contrastées. Pour certains, les mises en cause dont ils sont l’objet sont ressenties comme profondément injustes au regard des efforts qu’ils considèrent avoir réalisés et sont vécues sur un mode totalement négatif, avec pour résultat le sentiment que rien ne va plus. Pour d’autres, ces mêmes mises en cause contribuent à renforcer l’idée de changements nécessaires, mais suivant des directions qui divergent : appel à une modernisation supplémentaire d’un côté, appel à rompre avec la logique même ayant présidé à cette modernisation, de l’autre. Le premier enseignement que l’on peut alors tirer de nos observations est que la profession agricole est aujourd’hui divisée.
- 28 La tradition dont se réclament ces agriculteurs est essentiellement celle, « héroïque », du combat (...)
- 29 D’après notre enquête, les échanges qui existent entre les trois groupes semblent assez limités.
21Tout se passe comme si, à un ensemble d’agriculteurs « traditionnels »28, porteurs d’une vision très pessimiste d’une histoire qui leur échappe et à l’égard de laquelle ils adoptent des conduites d’ordre protestataire, s’opposait un autre ensemble d’agriculteurs poussant à la liquidation de tout ce que leur secteur conserverait d’adhérences à un ordre de production « pré-moderne ». Une minorité plaide, par ailleurs, pour la recherche d’alternatives fondées sur le potentiel que représente selon eux un monde de production ayant préservé des savoir-faire susceptibles d’être mis en phase avec les nouvelles demandes qui lui sont adressées. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur la capacité de la profession agricole à soutenir les débats que suppose une évolution réfléchie et maîtrisée de son devenir. Outre que sa fragmentation entre des sous-univers sociaux relativement disjoints ne facilite pas de tels débats29, chacune des positions dont les trois groupes sont porteurs apparaît en effet marquée par des tensions internes qui rendent leur confrontation délicate. La volonté de défense du métier qui anime le premier manque à se traduire dans une action organisée, compte tenu des difficultés de ceux qui en sont les tenants à identifier précisément ce qui se trouve mis en cause dans leur activité. Le genre de relance de la modernisation de l’agriculture prôné par le deuxième implique une articulation entre libération des initiatives et attachement à une régulation corporatiste problématique. Et si la recherche de formes d’exercice alternatives du métier qui caractérise le troisième correspond à une élaboration idéologique qui trouve une certaine audience dans le « grand public », sa légitimité dans le monde agricole, en revanche, ne va pas de soi.
22On peut alors émettre l’hypothèse que c’est à une sorte de dissociation des composantes de l’action professionnelle des agriculteurs que l’on assiste. En référence à l’approche que propose A. Touraine (Touraine, 1978) des mouvements sociaux comme combinaison d’un principe d’identité (mobilisation « au nom de » la défense de valeurs), d’un principe d’opposition (mobilisation « contre » des adversaires, moyennant aussi des jeux d’alliance) et d’un principe de totalité (mobilisation « pour » un projet), la segmentation actuelle de la profession agricole peut être vue en effet comme une situation dans laquelle ces différents principes se trouvent distribués entre des collectifs séparés. On voit se défaire une certaine manière, progressivement stabilisée, de faire tenir ensemble une image de soi, une vision de la place de l’agriculture dans la société globale et un ensemble de pratiques, techniques et sociales, qui se validaient réciproquement. Les différents « ingrédients » combinés dans cet agencement se trouvent déliés. Cette décomposition se traduit par un effacement de la profession même en tant que collectif de référence établi. L’héritage, les compétences techniques, les compétences relationnelles et organisationnelles deviennent des points d’attachement d’autant plus investis et valorisés qu’ils apparaissent comme le dernier recours ou la dernière chance à saisir dans un univers incertain. Autour de ces ressources qui tendent à s’autonomiser se polarisent des ensembles d’agriculteurs diversement exposés à la crise qui affecte leur monde de production et plus ou moins bien situés au regard des nouvelles dimensions susceptibles de compter à l’avenir (capacité à passer d’une logique « quantitative » à une logique « qualitative », capacité à circuler entre des univers sociaux très variés, etc.).
23La question est alors de savoir comment et à quelles conditions la profession agricole est susceptible de faire « quand même » avec ce qui lui arrive, dans la mesure où l’inscription effective des agriculteurs dans l’invention d’un nouveau régime de fonctionnement et de développement de leurs activités suppose, tout à la fois, de mener à son terme la critique de ce qui ne tient plus dans ces activités et de trouver à reconstituer des perspectives et des modalités d’actions communes. Ce qui est à considérer, donc, ce sont les points d’accroche à même de permettre une articulation productive des différentes positions entre lesquelles se joue le tour que peut prendre cette invention. Si la profession agricole est en effet confrontée à des risques d’éclatement bien réels et si rien ne garantit qu’elle parvienne à mener à son terme la redéfinition de rôle dans laquelle elle est prise, il existe aussi des convergences entre ces positions.
24On peut relever, d’abord, certaines proximités entre le premier et le troisième des groupes qui ressortent de notre analyse. Dans les deux cas, on note une insistance sur le fait que l’exercice des activités agricoles implique le maintien et le développement d’un savoir-faire spécifique tenant à un rapport au vivant qui ne saurait être de l’ordre de la manipulation industrielle, dans la mesure où il nécessite un respect de ses rythmes et un art de l’intervention fondé sur la patience et sur le sens des opportunités. Et dans les deux cas, on observe une sensibilité particulière à l’ancrage territorial de l’exercice de ces activités, que cette sensibilité renvoie à la célébration d’un héritage (premier groupe) ou à une volonté de se démarquer d’autres productions ou d’autres façons de produire (troisième groupe). Ces références partagées, même si elles sont aussi disputées et parce que disputées, sont alors susceptibles de fournir un appui au travail de redéfinition de rôle dans lequel les agriculteurs sont engagés en induisant une complexification réciproque des différentes interprétations auxquelles ces thématiques donnent lieu. Les résonances existant entre l’importance que les uns accordent à la « tradition » et celles que les autres accordent à « l’authenticité » peuvent ouvrir aux premiers un espace de légitimation leur permettant de réinvestir leur métier et aux seconds, un espace de confrontation leur permettant une meilleure traduction de l’idéologie professionnelle qu’ils défendent dans des pratiques généralisables. Cette complémentarité suppose cependant de parvenir à combiner des registres d’action assez différents. Si les agriculteurs du troisième type apparaissent très soucieux de « publiciser » la conception qu’ils se font de leur métier pour améliorer sa reconnaissance sociale, ceux du premier sont nettement moins enclins à « exposer » la leur, considérant que c’est dans les faits, sur pièces et entre pairs, que l’on peut juger de qui est un bon agriculteur. De plus, s’il existe bien une convergence possible des idéologies de métier de ces deux groupes, ceux-ci correspondent à des profils sociologiques assez éloignés, ce qui contribue à rendre cette convergence aussi délicate. On peut notamment se demander si les agriculteurs du premier groupe ne risquent pas de se sentir dépossédés de ce qu’il leur reste d’identité par de nouveaux convertis ou de nouveaux venus captant à leur profit l’héritage qu’ils revendiquent comme leur dernier bien propre en vendant l’image, seulement, d’une « agriculture paysanne »– la distance qui les sépare s’en trouvant encore accrue.
25Si on considère ensuite les rapports qu’entretiennent les deuxième et troisième groupes que nous avons identifiés, on peut dégager un autre point de confrontation et d’articulation possible entre les différents segments dont l’opposition structure aujourd’hui le champ professionnel agricole. La convergence susceptible de s’établir entre ces deux groupes repose cette fois sur les conceptions entrepreneuriales de l’agriculture qu’ils défendent, même s’ils s’affrontent sur les critères à prendre en compte pour juger de l’efficacité et de la rentabilité d’une exploitation. Cette convergence se retrouve également dans la manière dont ils appréhendent les relations entre leurs activités professionnelles, leurs activités personnelles et leurs engagements civiques. Ils partagent ainsi la même volonté d’établir une certaine séparation entre travail et vie privée, d’une part, et ils accordent une attention similaire à l’importance d’un engagement public se traduisant par un fort investissement dans les organisations professionnelles qui se disputent la représentation de leur secteur, d’autre part. Pareillement attachés à faire la preuve de leur sensibilité et de leur capacité de réponse aux exigences qui leur sont aujourd’hui adressées, ils sont tous deux animés par la volonté de démontrer qu’ils sont bien en phase avec les nouvelles demandes sociales exprimées à l’égard de leur profession. Cela se traduit par un souci de produire « mieux » même si c’est avec des logiques qui diffèrent. Les agriculteurs du deuxième type insistent sur l’idée qu’il convient d’assurer avant tout une qualité homogène et régulière pour des produits de masse sûrs et standards. Ceux du troisième groupe mettent plutôt l’accent sur l’intérêt de filières de qualité plus distinctives (labels, agriculture biologique). Se retrouvant autour de l’idée de changements « inévitables », parce qu’ils partagent un même souci de « modernité » ces deux groupes se caractérisent, en outre, par une certaine proximité de positions dans la structure du champ professionnel agricole. S’ils ne disposent pas, en effet, d’un pouvoir économique équivalent, les ressources idéologiques et le capital social qui sont les leurs en font cependant des concurrents directs pour le contrôle des orientations à imprimer à ce champ, ce qui constitue également une forme de coopération, aussi conflictuelle soit-elle, dont le cours devrait s’avérer assez déterminant pour le devenir du métier d’agriculteur.
- 30 L’attachement à la défense d’une certaine « fierté » professionnelle que partagent les premier et d (...)
26Si la profession agricole apparaît ainsi très partagée au regard des orientations à prendre face aux limites et aux critiques que rencontre le modèle de développement autour duquel elle s’est historiquement constituée, et si l’attachement de la plupart de ceux qui y appartiennent à la défense de ce modèle reste assez considérable – qu’il prenne la forme d’un repli identitaire ou celle d’une course en avant30 –, on est en droit de penser que de nouvelles façons de concevoir et d’exercer leur métier sont aussi en cours d’élaboration du côté des agriculteurs eux-mêmes. Cette élaboration repose sur le travail que les différentes « fractions » résultant des mouvements de décomposition et de recomposition qui animent ce monde de production mènent pour donner sens à ces mouvements. Elle se traduit par l’émergence de nouveaux objets de débats portant, notamment, sur ce qui fait la spécificité de l’agriculture, sur son lien au territoire et sur son rapport à la modernité. Ces débats dessinent moins, cependant, un nouveau modèle professionnel qu’un champ de possibles. Dans ces conditions, ce que sera l’agriculture de demain nous semble bien dépendre, au moins pour partie, de l’issue des controverses qui animent aujourd’hui la profession agricole et des tentatives que génèrent ces controverses mêmes pour inscrire dans des faits les arguments qui s’y échangent.