1De l’automne 1967 à la fin des années 1970, peut-être 2000 à 3000 jeunes ont rompu avec le dessin attendu de leur trajectoire professionnelle pour se faire embaucher dans des emplois d’ouvrier ou d’employé. La plupart d’entre eux étaient membres ou sympathisants d’une des organisations révolutionnaires qui, en France, voyaient dans le maoïsme un renouvellement du communisme ou une alternative à celui-ci. De sa thèse de sociologie sur ce sujet, Marnix Dressen a tiré deux livres. Celui-ci analyse ce mouvement en s’appuyant sur une enquête par questionnaire auprès de 283 de ces établis et sur une cinquantaine d’entretiens approfondis. L’autre livre étudie les trajectoires militantes d’établis dans l’usine CIAPEM-Brandt de Lyon, leurs pratiques politiques et syndicales et leurs rapports avec les autres acteurs de l’usine. L’auteur participa à cette vague d’établissement, ainsi que moi-même ; ce compte rendu est donc pour partie une mise en abîme réflexive.
2La construction du livre suit la trajectoire de l’établissement, organisée en trois parties : avant l’établissement, le passage à l’acte, puis le désétablissement et le « rétablissement » professionnel. S’appuyant sur cet aspect professionnel, elle fait apparaître que les origines sociofamiliales, diverses, ne distinguent guère les établis des étudiants de leur temps ; et que, dans les années 1990, « beaucoup semblent avoir retrouvé la position qu’ils auraient probablement occupée sans ce détour », lorsqu’ils l’ont voulu ou pu.
3Mais le livre s’intéresse surtout aux établis comme acteurs, sous une forme sociale particulière, du projet politique de révolution. Il s’agissait d’aller soi-même, à titre personnel ou dans le cadre du programme de son organisation, s’intégrer dans la classe ouvrière pour qu’elle s’approprie ce projet révolutionnaire. Passés les premiers chapitres, M. Dressen aborde une série de questions, en présentant d’abondants extraits du matériau recueilli. Il examine ainsi les représentations initiales de la classe ouvrière par ces militants, ou les renouvellements du marxisme que leur engagement comporte, tels que la valorisation de la pratique et la morale de l’action. Le livre étudie aussi certains traits singuliers des établis par rapport aux organisations dont ils faisaient souvent partie : l’articulation, variable selon les groupes et les moments, entre les pressions de l’organisation et la spontanéité individuelle, la recherche de distinction personnelle et l’engagement radical de sa propre vie, la volonté d’immersion dans ce qui était vu comme le cœur de la réalité sociale.
4À propos de l’expérience même, M. Dressen analyse la difficulté, pour nombre des établis, à effectuer leur coming out en assumant leur spécificité auprès de leur entourage ouvrier ; une difficulté qu’il relie au fossé séparant les deux mondes de représentation, mais que l’on pourrait nuancer en la rapportant à des orientations militantes variées (Linhart, 1978). L’auteur relève aussi ce qu’il appelle l’engagement paradoxal des établis dans les syndicats : lorsqu’ils s’installent dans la durée, ils transfèrent en effet leur militantisme dans l’action syndicale, initialement combattue mais qui se révèle autrement plus gratifiante. À travers ce glissement, les militants passent d’une différence vers une autre (Dubost, 1979). La sortie d’usine est rarement anodine, parfois traumatisante : au-delà de l’objectif politique, elle remet en cause la cohérence personnelle de pensée, d’action, de choix de vie et de statut social. Pourtant, tout en reconnaissant s’être trompés dans leur projet, rares sont les anciens établis qui regrettent leur choix, d’un point de vue personnel (satisfaction d’être allé au bout de ses engagements, sentiment d’un apprentissage social irremplaçable,...) comme sur le plan de ses effets sociaux.
5Au-delà de ces analyses, M. Dressen voit la vague d’établissement des années 1970 comme un mouvement d’essence religieuse : le maoïsme est pour lui un échantillon « chimiquement pur » du mouvement socialiste vu comme une religion politique. L’idée n’est pas sans intérêt mais n’épuise pas les questions que l’on se pose. L’écriture aurait peut-être apporté davantage en explicitant les choix et voies de questionnement, et en accordant tout leur poids aux débats que comportaient les entretiens : les dialogues qui affleurent parfois, entre l’enquêteur et les enquêtés, semblent enrichir les interprétations. De plus, prenant la mémoire comme matériau principal, la recherche aurait pu la traiter comme son objet explicite : cela aurait souligné l’intense correspondance esquissée par M. Dressen entre cette génération d’établis et les vagues plus anciennes de militants communistes devenus intellectuels, entre eux et d’autres types de volontaires pour l’usine. Enfin, cette étude avive les interrogations sur un problème important : il faudra bien éclairer les rapports entre le militantisme appliqué aux usines et la sociologie du travail (Peneff, 1996 ; Rot, 2002). En définitive, les échanges entre les établis et la société peuvent sembler relégués au second plan dans ce livre. Or, l’histoire des établis ne renvoie pas qu’au religieux, mais aussi à d’autres pans de l’histoire sociale et intellectuelle de la France.