Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic et Anne Revillard, Le plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique
Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic et Anne Revillard, Le plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique, Armand Colin, Paris, 2017, 228 p.
Texte intégral
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1Majoritaires dans l’ensemble des personnels de la fonction publique d’État (55 %) et parmi les cadres de catégorie A (61 %), les femmes ne constituent plus que 38 % de la catégorie A+, qui regroupe les corps de fonctionnaires les mieux rémunérés et les plus diplômés. Cette inégale entrée des femmes dans les fonctions dirigeantes traduit l’existence du « plafond de verre » auquel se heurtent les femmes fonctionnaires dans leur accès aux fonctions les plus élevées.
2En raison du formalisme des critères de recrutement et d’avancement, et notamment du rôle des concours, la réalité des discriminations envers les femmes dans la fonction publique a longtemps été déniée. Depuis les années 2000, le débat et les lois sur la parité, le développement de politiques d’égalité professionnelle, la production de statistiques sexuées sur la fonction publique ont rendu plus visibles ces inégalités. La recherche présentée dans cet ouvrage, réalisée à la demande de la Direction générale de l’administration de la fonction publique d’État (DGAFP), est le produit de ce nouveau contexte. Elle repose sur une centaine d’entretiens biographiques conduits en 2011 et 2012 auprès de cadres supérieurs ou dirigeants en administrations centrales ou dans les services déconcentrés : 61 femmes et 34 hommes aux profils variés et appartenant à quatre directions dans deux périmètres ministériels : celui de l’économie et des finances, Bercy (un domaine d’intervention plus « masculin » où dominent « rigueur » et « compétence technique »), et les ministères sociaux (un domaine d’intervention plus « féminin » consacré à la famille, au soin et au handicap).
3L’ouvrage est structuré en quatre chapitres : l’héritage et le concours ; la fabrique des inégalités de carrière ; des ministères peu conciliants ; la réception des politiques d’égalité.
4Le premier chapitre souligne que les concours externes et internes de l’ENA apparaissent monopolisés par les enfants des classes supérieures, les femmes y étant sous-représentées ; dans les autres concours moins prestigieux, la part des classes populaires et moyennes est plus importante, de même que celle des femmes. Le deuxième chapitre analyse les processus organisationnels qui contribuent à la « rareté » des femmes aux postes de responsabilité en définissant des modèles de carrière au « masculin neutre » qui de fait favorisent les hommes. Si des règles bureaucratiques formelles sont censées garantir l’application d’un principe d’égalité de traitement entre tous les agents, elles ont aussi pour effet de masquer les inégalités entre les hommes et les femmes. L’existence de « corps » bénéficiant de règles de développement de carrière distinctes vient complexifier la situation ; ainsi, les corps d’État auxquels l’ENA donne accès offrent à leurs membres (hommes ou femmes) un « droit à la carrière » sans comparaison avec celui des hommes et des femmes non issu·es du même concours.
5Un deuxième ensemble de facteurs concerne des politiques et des pratiques plus ou moins formalisées qui s’avèrent déterminantes pour le développement de carrière et qui, ici encore, favorisent les hommes. Ainsi en va-t-il des règles et des injonctions à la mobilité qui conditionnent l’accès à une promotion ou des pratiques de sollicitation directe et de soutien de la hiérarchie envers les candidats aux concours internes, en particulier dans les ministères masculins, l’appartenance à des réseaux (de corps, d’écoles, etc.) venant consolider ce processus. À cela s’ajoute, last but not least, l’existence implicite de critères d’âge (30-40 ans) pour la sélection des futurs dirigeants, un critère fortement discriminant compte tenu de l’âge moyen des maternités. Un troisième ensemble de facteurs concerne ces « choix » que font certaines femmes : choix de ministères moins prestigieux (affaires sociales, santé, travail), « goût pour le social », choix d’un poste d’expertise plutôt que d’un poste de responsabilité hiérarchique, choix qui tendent à se révéler moins porteurs en termes de perspectives de carrière.
6Enfin, des « arrangements asymétriques » en matière de carrière et de conjugalité contribuent à la rareté des femmes aux niveaux élevés de la hiérarchie. Le plus souvent, les hommes bénéficient du soutien de leurs conjointes dans leur développement de carrière, celles-ci devant alors revoir leurs ambitions de carrière pour se maintenir disponibles pour la famille. À l’inverse, les femmes disent ne pas avoir assez de temps pour se consacrer à la préparation des concours et quand elles s’y consacrent, leurs conjoints, le plus souvent, ne les soutiennent pas suffisamment en s’investissant dans le soin aux enfants. De surcroît, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et la restructuration de différentes directions ont conduit à un rétrécissement des opportunités d’ascension, en particulier pour les femmes non énarques. Certes, l’obligation de quotas de 40 % dans les emplois de direction devrait théoriquement protéger l’accès à ces postes d’une minorité de femmes, mais cela n’empêche pas une compétition renforcée pour les femmes au niveau intermédiaire.
- 1 On applique ici un « féminin neutre » au pluriel, l’effectif désigné étant majoritairement féminin (...)
7Dans le troisième chapitre, les autrices1 prolongent leur analyse de la division sexuée du travail au sein de la famille face à une exigence organisationnelle de disponibilité totale qui limite la capacité des femmes à développer leur carrière, à l’exception de celles dont le niveau de rémunération élevé peut leur permettre de déléguer en partie leurs tâches familiales. Cette exigence justifie des horaires de travail extensifs, intervient sur l’articulation entre calendrier parental et calendrier professionnel et tend à porter atteinte à la légitimité des congés de maternité.
8Dans le quatrième chapitre, les autrices analysent la réception des politiques d’égalité chez les cadres supérieur·es et dirigeant·es interviewé·es. Elles notent que du fait des principes de « neutralité » et d’« objectivité » censés caractériser la fonction publique, les inégalités sont justifiées par ces « choix » et « arrangements conjugaux asymétriques » qui sont le fait des femmes. Par contre, les normes de disponibilité totale et de présentéisme qui de fait favorisent les hommes ne sont pas mises en question. Dans ce contexte, la réaction des femmes est envisagée à trois niveaux : attitudes vis-à-vis du sexisme, neutralisation du genre, attitudes vis-à-vis du féminisme. De nombreuses femmes évoquent — en les dédramatisant — des traitements sexistes ou discriminatoires, la position de classe des dirigeants masculins et l’aura dont ils bénéficient les protégeant d’accusations de sexisme, tandis que les comportements des autres cadres masculins en position plus subalterne seront associés à la « bêtise » ou à la « vulgarité ». La neutralisation du genre apparaît ici comme l’une des modalités possibles de réception des politiques d’égalité : l’injonction à la « virilisation » est plus forte à Bercy et moins forte dans les ministères sociaux, plus féminisés. Voix, vêtements, manière d’interagir, tous ces comportements doivent permettre aux femmes concernées d’affronter la « double injonction » — bien connue désormais — d’être « trop » ou « pas assez » féminines ou encore « trop masculines » dans leur manière d’aborder leur rôle de dirigeantes.
9Concernant la capacité des dirigeantes à se dire « féministes », les autrices distinguent plusieurs attitudes : le refus de se dire féministe, la revendication d’une identité féministe (et l’approbation de mesures de traitement préférentiel) et enfin la mise à distance du terme de féministe — trop revendicatif, trop agressif — tout en adhérant à certaines des luttes pour l’égalité des sexes. En ce qui concerne les hommes, bon nombre des cadres supérieurs disent soutenir les politiques d’égalité et de diversité mises en œuvre et ils endossent volontiers les habits de « l’homme moderne » qui soutient la carrière de sa conjointe. Cela ne les empêche pas de s’inscrire dans un modèle masculin d’engagement total dans leur carrière que seule la peur du divorce vient tempérer. Quant à la politique de quotas, elle fait l’objet de critiques dans ces services déconcentrés soumis à des réorganisations qui brouillent les perspectives de carrière.
10On doit souligner les qualités de cet ouvrage, tant du point de vue de la richesse des matériaux empiriques accumulés que du point de vue de la clarté de son plan et de sa lisibilité. En comparant les mécanismes de plafond de verre dans des administrations dont les domaines sont perçus comme « féminins » ou comme « masculins », en ne se focalisant pas sur le sommet de l’élite administrative mais en s’intéressant aux élites « ordinaires », et enfin en analysant les perceptions des politiques d’égalité par les cadres femmes et hommes, la mission est ici accomplie de documenter de manière très pertinente la genèse et la dynamique des inégalités de genre et de classe et leurs effets sur les trajectoires dans la fonction publique.
11En conclusion de leur ouvrage, les autrices soulignent la grande proximité des processus de construction du plafond de verre entre organisations de la fonction publique et grandes entreprises privées. On peut regretter que ce constat soit formulé sans autres commentaires à propos de ce qu’un tel constat peut nous apprendre du poids respectif des logiques organisationnelles et des logiques de marché dans la « construction de la rareté » des femmes au sommet des organisations.
Notes
1 On applique ici un « féminin neutre » au pluriel, l’effectif désigné étant majoritairement féminin (NDLR).
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Référence électronique
Jacqueline Laufer, « Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic et Anne Revillard, Le plafond de verre et l’État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 62 - n° 3 | Juillet-Septembre 2020, mis en ligne le 12 septembre 2020, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/33537 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.33537
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