Demazière, D., 1992, Le chômage en crise ? La négociation des identités des chômeurs de longue durée, Presses universitaires de Lille, Lille.
Schnapper, D., 1994, L’épreuve du chômage, Gallimard, Paris.
Mélanie Guyonvarc’h, Performants… et licenciés. Enquête sur la banalisation des licenciements, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2017, 262 p.
Afficher l’image1Si l’étude du chômage en tant qu’épreuve vécue (Schnapper, 1994) ou identité négociée (Demazière, 1992) suscite désormais moins d’intérêt de la part des chercheurs, les pertes d’emplois suite à des licenciements collectifs, fermetures d’entreprises ou reconversions professionnelles d’ampleur donnent lieu à un nombre renouvelé d’études en sociologie ou en anthropologie et continuent d’inspirer ouvrages, films documentaires ou fictionnels, pièces de théâtre et livres de témoignages écrits ou photographiques. On en veut pour preuve le dernier film de Stéphane Brizé, « En guerre » (2018), où l’acteur Vincent Lindon campe le personnage d’un travailleur et syndicaliste meneur d’un mouvement contre le licenciement boursier et la condamnation de son entreprise. Mais comme le souligne Mélanie Guyonvarc’h, ce type de production artistique, culturelle et esthétique donne bien plus à voir les effets ou les conséquences d’une perte d’emploi qu’à en comprendre ou expliquer les causes ou soubassements idéologiques, économiques, politiques et sociaux qui sont, eux, largement frappés d’invisibilité. C’est d’ailleurs le pari que l’autrice veut relever dans son ouvrage « Performants… et licenciés » : mettre à jour les mécanismes sous-jacents qui tendent à rendre ordinaires les ruptures professionnelles, et réinterroger l’idée de plus en plus répandue du licenciement comme fatalité ou événement banal. Dépeint comme une nécessité économique par les acteurs politiques ou de l’entreprise, le changement d’emploi serait désormais une étape commune, possible voire inexorable ou même souhaitable dans nos carrières professionnelles. Ne prévient-on pas les jeunes étudiants qu’ils n’exerceront plus le même travail toute leur vie ?
2Le rapport à la perte d’emploi aurait donc changé. Mélanie Guyonvarc’h montre que les restructurations sont de plus en plus un élément endogène, propre au fonctionnement de l’appareil économique, et de moins en moins un facteur exogène, provoqué par les crises ou évolutions de l’économie mondialisée. De collectifs et massifs, les licenciements s’individualisent, comme le montre le nombre élevé de ruptures conventionnelles. Enfin, ils s’étendent à une plus grande variété de catégories sociales de travailleurs. L’originalité de cette étude est d’ailleurs de porter sur des licenciements de « gagnants » (p. 23), à contre-courant des représentations communes des « perdants » de l’économie : des travailleurs peu qualifiés, occupant des postes dévalorisés et à forte pénibilité physique ou morale, dans des structures menacées par des restructurations ou réductions d’effectifs. L’enquête a été réalisée auprès de cadres ou techniciens dans des domaines de pointe ou à forte valeur ajoutée et a priori protégés des soubresauts de l’économie ou des délocalisations : la recherche et développement dans une entreprise pharmaceutique (appelée Medica), et le conseil en management dans une société d’informatique et de services (Consulting).
3Pour vérifier son hypothèse d’une banalisation des licenciements, Mélanie Guyonvarc’h l’éprouve à différents niveaux qui structurent son ouvrage. La première partie du livre porte sur l’appareil législatif et juridique français et européen encadrant les licenciements économiques, réputé ultra-contraignant pour les employeurs et surprotecteur pour les salariés. En regardant de près l’esprit des lois et des mesures d’accompagnement des plans sociaux, l’autrice montre que l’accent est moins fortement mis sur la sauvegarde de l’emploi que sur la sécurisation des parcours professionnels. Elle met aussi en exergue le mouvement général d’une gestion « en aval », qui vient panser les effets des licenciements économiques bien plus que penser leurs causes et leurs natures « réelles et sérieuses ». Ce traitement a posteriori des effets du chômage conduit à investir fortement l’individu en lui intimant l’ordre de prendre en charge son employabilité, tout en occultant le fait que celle-ci est bien plus le produit des conjonctures de l’emploi que de ses arbitrages individuels.
4Mélanie Guyonvarc’h sonde aussi le discours des syndicats, notamment patronaux. Ceux-ci réclament unilatéralement et avec force un assouplissement des règles en vigueur. Face à eux, les syndicats de salariés apparaissent plus divisés et donc affaiblis en raison des propositions et visions divergentes qu’ils portent sur la sécurisation des parcours professionnels. On en prend pour preuve la réaction des syndicats des deux entreprises étudiées dans l’ouvrage : plutôt contestataire pour les syndicats de l’entreprise pharmaceutique Médica, plus « moderne » ou consensuelle pour ceux de Consulting.
5Dans la deuxième partie, Mélanie Guyonvarc’h donne la parole à ceux qu’on interroge trop peu : des gestionnaires de ressources humaines, des consultants de cabinets de reclassement externe (outplacement) et la direction des entreprises. Pour justifier du bien-fondé de leur décision de licencier, les dirigeants d’entreprises insistent sur son caractère contraignant, exogène (s’imposant à eux de l’extérieur) et économique, alors même que leur entreprise affiche une bonne santé. Et pour les responsables en ressources humaines, ces « courroies de transmission » des discours de l’entreprise, l’art de licencier est « un outil de gestion comme un autre », fait de combines et de « bricolages » réglementaires à mettre en œuvre en toute discrétion. Au détour de quelques extraits d’entretiens, on sent poindre de leur part un certain malaise, de la retenue et beaucoup d’ambiguïté. L’autrice met d’ailleurs en avant la situation kafkaïenne des directeurs des ressources humaines qui prônent et appliquent des méthodes de licenciement pouvant tout aussi bien leur être appliquées à leur tour. C’est le cas des managers de Consulting qui, une fois licenciés, passent du camp des employeurs à celui des salariés. Ces « arroseurs arrosés » (p. 90) sont aussi des bûcherons qui scient en toute conscience la branche sur laquelle ils étaient installés. Dans les différentes attitudes face au licenciement repérées par l’autrice, peu adhèrent et justifient pleinement la nécessité de la mobilité et de la « proactivité ».
6Le troisième volet de l’étude porte sur l’expérience vécue de la perte d’emploi. Mélanie Guyonvarc’h montre que les salariés habitués à une gestion individualisée des départs se retrouvent aussi fort déstabilisés au moment de la survenue du licenciement collectif. Pour les cadres de Consulting habitués au siège individuel éjectable, le licenciement s’avère être une charrette collective qui ne fait aucune distinction entre les licenciés, notamment en termes de diplôme. Au lieu d’annihiler les différences sociales entre les travailleurs, le licenciement vient révéler voire exacerber les divergences et conflits entre catégories professionnelles. Le licenciement est une double épreuve, à la fois sociale (avec la perte d’une communauté de travail, d’une identité professionnelle et d’entreprise, le sentiment d’un gâchis industriel…) et individuelle : les plans de licenciement viennent plus souvent déstabiliser une population stabilisée dans l’emploi et donc plutôt âgée. Dans l’épreuve du licenciement se mêle le dégoût d’une fin de carrière non aboutie et l’anticipation angoissée des difficultés à réintégrer un emploi pour les salariés les moins « désirables » — les femmes et les plus âgés particulièrement. Ces craintes n’épargnent pas non plus les jeunes aux carrières nomades, tout particulièrement ceux qui ont des attaches familiales et conjugales. En somme, l’étude de la banalisation des licenciements montre bien que flexibilité ne rime pas nécessairement avec sécurité. Les plans de licenciement ne sont pas que les produits ou l’application d’arbitrages ou de pratiques juridiques ou législatives. Ils sont aussi soutenus par un socle idéologique et rhétorique faisant du chômage une fatalité, voire un horizon souhaitable. Qu’elle se vive sous la forme de la « résignation », du « zapping », d’un « challenge » ou d’une « libération » (termes de l’autrice), l’épreuve de la perte d’emploi est loin, en réalité, de constituer une transition totalement indolore ou quelconque. Elle intervient sur de nombreux aspects de la vie des salariés, jusqu’à leur rapport au travail et leur implication dans l’entreprise qui se muerait en une « adhésion sans attaches » à un rapport détaché à son emploi.
7Les conclusions auxquelles arrive l’autrice sont stimulantes sur un sujet aussi peu investigué que le chômage de salariés d’une entreprise de pointe, mais elles auraient sûrement gagné à être enrichies de données extérieures à l’enquête ethnographique. Il aurait été intéressant de mieux situer socialement les enquêtés et les modalités de leur perte d’emploi, en rappelant la part annuelle française des licenciements économiques — qui est d’ailleurs une forme minoritaire de sortie de l’emploi comparativement à d’autres comme les ruptures conventionnelles. Les caractéristiques sociologiques des enquêtés ne sont pas rapprochées de celles de l’ensemble des autres licenciés économiques, empêchant de relativiser la portée des résultats. Enfin, le contexte socio-économique et géographique du bassin d’emploi dans lequel est intervenu le plan social n’est pas décrit : comment est constitué le tissu d’entreprises environnantes ? Quel est le taux de chômage local ? Y a-t-il eu d’autres restructurations par le passé ? Ce type de données permettrait d’appréhender les chances de retrouver un emploi et, partant, la manière de vivre le chômage qui manque à l’analyse. Ces remarques et cette invitation à aborder de façon quantitative et extensive le phénomène à l’étude n’enlèvent rien à la qualité et la profondeur du travail réalisé par Mélanie Guyonvarc’h sur un sujet qui n’a rien de banal.
Demazière, D., 1992, Le chômage en crise ? La négociation des identités des chômeurs de longue durée, Presses universitaires de Lille, Lille.
Schnapper, D., 1994, L’épreuve du chômage, Gallimard, Paris.
Manuella Roupnel-Fuentes, « Mélanie Guyonvarc’h, Performants… et licenciés. Enquête sur la banalisation des licenciements », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 62 - n° 3 | Juillet-Septembre 2020, mis en ligne le 12 septembre 2020, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/33607 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.33607
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