Christine Musselin, La longue marche des universités françaises
Christine Musselin, La longue marche des universités françaises, Presses universitaires de France, coll. « Sciences sociales et sociétés », Paris, 2001, 218 p.
Texte intégral
1Christine Musselin nous livre, dans La longue marche des universités françaises, les résultats de ses réflexions et de ses recherches menées sur l’université depuis plus de dix ans. L’ouvrage est pourtant bien plus qu’une synthèse de travaux épars. Il est une véritable mise en perspective historique et sociologique de l’université au travers du prisme des politiques universitaires et de leur mise en œuvre du début du xixe siècle à la fin du xxe siècle.
2Le livre commence par la création de « l’université impériale » et son évolution jusqu’à la loi Faure de 1968. Il s’agit, pour l’université française, d’une véritable « situation initiale » qui peut se résumer par deux tendances fortes qui marqueront profondément le système : son caractère uniforme, centralisé et national d’une part ; son organisation autour de « facultés », relevant d’une logique centrée sur les disciplines et de véritables corporations d’autre part. Jusqu’à la réforme de 1968, « l’université française est […] structurée en filières verticales, cloisonnées, au sein desquelles l’homogénéité nationale est forte » (p. 54). Ce système définit une « République des facultés » qui implique l’inexistence des universités en tant que telles. C’est ainsi que « l’inconsistance du niveau « université » est indissociable de la prégnance de la structure facultaire dans les modes de pilotage de la tutelle, dans les rapports entre celle-ci et la corporation et dans la gestion des carrières universitaires » (p. 51).
- 1 É. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Puf, Paris, 1969 (1re édition en 1938).
3Cette situation est connue et, de ce point de vue, l’ouvrage ne fait que rappeler ce que d’autres ont pu établir, notamment Antoine Prost, Jean Verger et bien sûr Émile Durkheim, même si ce dernier est absent de la bibliographie1. Tout l’intérêt de la réflexion de C. Musselin est ailleurs. Il est dans l’analyse des limites de la loi Faure de 1968, de l’échec de la loi Savary de 1984 et dans les mutations qui interviennent à partir de 1988 avec la politique de « contractualisation » entre le ministère et les universités. C’est là que l’ouvrage prend pleinement son envol, en produisant une véritable sociologie des politiques universitaires et de leur mise en œuvre, à partir d’enquêtes originales, fort bien documentées et d’une grande finesse.
4Le propos de l’auteur est de montrer comment et pourquoi les réformes de l’université ont échoué jusqu’en 1988. La thèse, fort convaincante, est la suivante : l’échec vient de la focalisation de ces réformes sur les structures universitaires elles-mêmes, en omettant de reconsidérer le contexte dans lequel elles s’insèrent, c’est-à-dire les relations entre l’État et l’université. « Ni la loi Faure, ni la loi Sauvage, ni la loi Savary, ni le projet Devaquet ne s’attaquèrent à la double centralisation étatique et corporatiste ou à l’existence d’un système national uniformisé. Pas plus que la loi de 1896, elles ne rompaient définitivement avec le schéma napoléonien » (p. 66). Et c’est bien par l’analyse de ces relations entre « la tutelle » et les universités que l’auteur démonte les mécanismes qui produisent dans les années 1970 et 1980 des « universités sous la tutelle des disciplines ». Les universités créées par la loi Faure, d’abord bloquées par des conflits politiques dans les années 1970, deviennent « anomiques » et douées d’une très faible capacité d’action collective dans les années 1980. Au point que le seul mot d’ordre dans cette période semble être « ne pas trancher, ne pas diriger, laisser faire » (p. 62). Mais surtout, et c’est là que la sociologie des organisations est d’un grand secours pour comprendre l’inertie institutionnelle à l’œuvre dans les universités à cette époque, aucun changement dans la structure de l’administration centrale n’accompagne la loi Faure. Cette réforme « n’a entraîné aucune rupture dans les modes d’organisation de l’administration centrale et […] les nouvelles universités ne furent pas intégrées dans les organigrammes successifs » (p. 70). En d’autres termes, domine toujours, dans les esprits comme dans les faits, un découpage disciplinaire de l’université, ce qui donne aux corporations un poids décisif dans la gestion même du système. « Comme au temps de la République des facultés, la tutelle est donc un espace de cogestion entre l’administration et la corporation universitaire où l’expertise de la seconde prime sur celle de la première dans les choix qui affectent l’allocation des ressources » (p. 74). Cette alliance entre le « centre étatique » et les corporations universitaires produit des universités « faibles », c’est-à-dire incapables de se constituer comme de véritables entités autonomes.
5Pourtant, à partir de 1988, une nouvelle forme de pilotage du système universitaire émerge, avec la « contractualisation ». Il s’agit du « passage d’un mode de régulation bureaucratique et réglementaire s’appuyant sur des normes et des règles nationales vers un mode de régulation par les finalités qui fixent les orientations générales et les principes mais qui laissent aux universités la possibilité de déterminer les objectifs secondaires et d’établir des priorités entre eux. L’hétérogénéité entre les établissements est reconnue, voire recherchée, même si la tutelle essaie de limiter le spectre en fixant des bornes » (p. 132). La question est alors de savoir comment une telle réforme a pu voir le jour et réussir « en douceur ». Un ensemble de circonstances, à la fois sociales et politiques, permet de l’expliquer.
6Il s’agit d’abord de changements liés à l’enseignement supérieur lui-même. L’accroissement démographique et la diversification des universités, en fonction de l’offre de formation qu’elles proposent, déstabilisent le modèle centralisé, « uniforme et égalitaire » qui prévalait jusqu’à la fin des années 1980. En effet, « les universités offrent (alors) une gamme de formations de plus en plus diverses et, dans nombre de cas, elles abritent une variété d’enseignements bien plus large que leurs homologues étrangères […]. L’une des conséquences de cette évolution est la singularisation de chacune des institutions universitaires françaises » (p. 94). Cette singularisation est telle, que le caractère national des diplômes devient illusoire, du fait de la diversité croissante des filières et de « la libre interprétation des maquettes nationales, une fois les projets habilités » (p. 101).
7Ensuite, un contexte politique très favorable, comme la longévité du gouvernement Jospin, a permis de rompre avec les politiques précédentes. On voit alors comment, concrètement, cette politique de contractualisation a pu voir le jour et les conflits qu’elle a pu susciter entre les différentes directions du ministère de tutelle : Desup (Direction des disciplines) d’une part et DPDU (Direction des établissements) de l’autre. Pour cela, C. Musselin met en œuvre une véritable sociologie du ministère en montrant qu’une réforme aussi profonde n’a été conçue que par « un mécanisme d’essai–erreur, des échanges, de la diffusion d’information… La DPDU est partie de quelques idées, qu’elle a ensuite précisées en « marchant » » (p. 124). En fin de compte, si « la politique de contractualisation avec les établissements en 1989 ne s’est pas ajoutée à la liste des innovations sans lendemain, c’est qu’elle a échappé aux dangers qui menacent ce type de tentative et a bénéficié d’un concours de circonstances exceptionnelles » (p. 181). Ainsi, l’autonomie des universités apparaît comme une conséquence non programmée de la politique de contractualisation, elle-même fruit d’une contingence et d’un phénomène de path dependency : « une fois le mouvement enclenché, il s’est accéléré et étendu, rendant plus improbables les risques de retour à l’équilibre précédent » (p. 185).
8En définitive, La longue marche des universités française relève à la fois d’une sociologie de l’organisation universitaire et d’une sociologie de la décision politique et de sa mise en œuvre. En ce sens, l’ouvrage donne à voir toute la fécondité d’une approche des politiques universitaires au travers des catégories et des méthodes de la sociologie des organisations. Mais simultanément ce choix théorique fort soulève quelques interrogations. Notamment, la perspective adoptée tend à réduire l’institution universitaire à son organisation. La première propose aux acteurs bien plus qu’un contexte d’action ou la construction d’intérêt, et l’on se détourne d’une part importante de la réalité en considérant que l’une peut se réduire à l’autre. Ce choix théorique conduit à sous-estimer le poids des « cultures disciplinaires ». Ces cultures ne définissent pas seulement des « intérêts » défendus par des « corporations ». Elles constituent aussi un ensemble de réponses communes à des problèmes communs, spécifiques à chaque discipline. Le « gouvernement des universités » par exemple ne prend pas la même forme au sein de la culture très notabilisée de ce que l’on nomme encore les « facultés » de droit et dans celle, plus marquée par la recherche et la vie des laboratoires, des universités scientifiques. Le concept de configuration universitaire, proposé au final pour penser à la fois le système et les acteurs des universités, gagnerait sans doute à intégrer cette dimension à la fois objective et subjective de l’action.
9En fin de compte, l’ouvrage de C. Musselin est important à plus d’un titre. D’abord par la sociologie des politiques universitaires et de leur mise en œuvre qu’il propose. Ensuite par les questionnements qu’il soulève sur la nature de l’université aujourd’hui et ses évolutions futures.
Notes
1 É. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, Puf, Paris, 1969 (1re édition en 1938).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Georges Felouzis, « Christine Musselin, La longue marche des universités françaises », Sociologie du travail, Vol. 44 - n° 3 | 2002, 443-446.
Référence électronique
Georges Felouzis, « Christine Musselin, La longue marche des universités françaises », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 44 - n° 3 | Juillet-Septembre 2002, mis en ligne le 17 octobre 2002, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/34044 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.34044
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