2La croissance très rapide du collectif et l’ampleur des échanges en son sein ont conduit les acteurs marchands de l’édition et de la distribution musicale à s’opposer à son développement, considérant que ces échanges relevaient du piratage organisé de matériau soumis aux droits d’auteur. Ils ont intenté à Napster Inc. un procès pour complicité de violation des lois du copyright, les membres du collectif arguant quant à eux du caractère privé de l’échange organisé. La plainte a abouti à la condamnation de Napster Inc. à réguler scrupuleusement les échanges au sein du collectif de manière à prévenir tout trafic de matériau soumis au copyright. Suite à la mise en application de cette décision, la plupart des membres ont déserté le collectif pour se reporter sur d’autres organisations similaires n’ayant pas (encore) fait l’objet d’une condamnation juridique. Entre temps, Napster Inc. et ses infrastructures ont été rachetées par A.G. Bertelsman, major de l’édition musicale et filiale du troisième groupe mondial de communication, qui a annoncé son intention de transformer le service en outil de distribution payant.

4Chacun de ces deux récits centre l’analyse sur une zone du collectif sociotechnique, en reléguant les autres dans l’ombre. L’analyse communautaire zoome sur les pratiques d’échange qui existent entre les utilisateurs, met l’accent sur les contributions gratuites que les membres apportent au bien commun du collectif, et occulte les infrastructures qui facilitent, articulent, orientent cette coopération. Elle est liée à l’hypothèse que l’attachement des usagers au dispositif s’explique par le lien social entre les membres du collectif. L’analyse économique concentre au contraire son attention sur les liens qui existent entre l’entreprise Napster Inc. et les autres acteurs économiques du secteur, se contentant d’une vision simplifiée de l’attachement entre le système développé par la firme et les utilisateurs qui ne prend pas en compte la culture morale dans laquelle ils s’inscrivent. Cet autre récit repose à l’inverse sur une vision des utilisateurs comme agents calculateurs motivés par l’obtention de biens gratuits. Elles véhiculent donc toutes deux une part de vérité, mais c’est une vérité partielle, issue d’une lecture partiale du dispositif.

5Le propos de cet article est de fournir une analyse du collectif qui restitue autant que possible l’ensemble du dispositif sociotechnique sans se limiter à un segment du réseau constitué. Cela implique notamment de sortir de l’aporie entre deux modèles d’explication de la participation des usagers au dispositif, celui du don et celui du calcul rationnel. Nous avons tenté d’appréhender le collectif en ses différents points cruciaux, d’identifier les mécanismes d’intéressement des différents acteurs du collectif et la solidité de leur attachement, de mettre en évidence les tensions issues des différents projets qu’ils forment quant à l’avenir du collectif dans son ensemble.

7La première partie retrace la constitution de l’objet technique et montre qu’il reste ouvert, que les tensions entre les attachements au réseau des différents acteurs ne sont pas résolues (1). Nous proposons ensuite une analyse des pratiques de partage (2) et de la sociabilité des usagers (3) prenant en compte non les seules motivations des acteurs, mais la solidarité créée par le dispositif sociotechnique.

1. Un dispositif sociotechnique ouvert

8L’examen de la genèse du dispositif sociotechnique permet de vérifier que l’innovation n’est pas une création ex nihilo mais un assemblage inédit d’acteurs humains et non humains impulsé par des innovateurs (Callon et Latour, 1991). En particulier, la rapidité de son développement et les formes de sa sociabilité ne peuvent se comprendre que par rapport aux dispositifs préexistants. Nous mettrons en évidence la transformation de l’organisation sociale des échanges de fichiers musicaux impulsée par le nouveau dispositif, ainsi que la disparition des contraintes sociales de l’ancien système. L’analyse de l’intéressement des différents acteurs au dispositif montre en outre que l’assemblage reste traversé de fissures, du fait notamment de tensions objectives entre les lectures différentes du dispositif qu’ont les utilisateurs et les investisseurs.

1.1. Préhistoire du dispositif

• 14 De nombreux sites pornographiques amateurs sont liés à des firmes du même secteur par des liens pub (...)

« Donc en une ligne il [le gestionnaire du serveur] t’explique ce qu’il a et ce qu’il peut te proposer, donc éventuellement il va dire Mp3, euh, soft, etc. ; tu cliques dessus, si tu dois avoir un log et un passe il va te dire comment l’obtenir et comment tu vas l’obtenir souvent c’est, « va sur un site, sur mon site perso, clique sur la troisième bannière », tu cliques sur la troisième bannière, la majeure partie du temps ça va être un site de cul ; « tu vas voir le troisième paragraphe de la deuxième page tu prends le deuxième mot, ce sera ton log et ton passe ». En gros pour lui ça lui permet tu as cliqué sur sa bannière14, t’es rentré dans le site de cul, tu as pris le mot et tu vas pouvoir te loguer. Donc il y a ce principe-là ; après il y a le principe du chat, parce que parfois en fait tu peux accéder au site mais tu peux pas télécharger ; donc en fait il faut que tu discutes avec l’administrateur « salut ça va qu’est-ce que tu fais dans la vie blabla » tu vois, tu tchatches un peu avec le bonhomme, et puis ensuite au final tu dis est-ce qui y a moyen d’avoir un passe ; il te dit si oui ou non il y a moyen d’avoir un passe, tu le marchandes en fait faut toujours marchander. »

1.2. Transformation de l’organisation sociale des échanges

13En instaurant un protocole d’échange dans lequel chaque individu est à la fois client et serveur, Napster détruit en grande partie la hiérarchie sociale qui s’était construite autour du contrôle des accès aux serveurs et affaiblit ou rend obsolètes des rituels d’échange contraignants. L’innovation représentée par Napster et le peer-to-peer est plus organisationnelle que technique. En centralisant l’ensemble des usagers en un même lieu, il accroît considérablement l’efficacité des recherches. En dispersant sur tous les utilisateurs les coûts d’hébergement et d’entretien d’un serveur, il fait disparaître le prestige lié à cette position. En outre, il rend facultative la discussion avec celui qui tient le rôle du serveur ; le logiciel se substitue aux compétences interactionnelles et techniques auparavant nécessaires. L’organisation du dispositif dispense de nombreuses interactions et contrôles sociaux qui existaient auparavant, comme le rayonnage de l’hypermarché dispense des interactions successives avec les commerçants du quartier. C’est ce dynamitage des structures existantes qui a permis le changement d’échelle du téléchargement musical.

1.3. Un assemblage inédit et ouvert

14La création du logiciel s’inscrit dans la continuité et l’amélioration des dispositifs existants, c’est donc au sein de ces univers que sont recrutés les premiers utilisateurs. C’est logiquement sur les forums et canaux de chat consacrés à la recherche de fichiers Mp3 que le logiciel trouve ses premiers relais de diffusion. Parmi ceux qui pratiquaient le téléchargement musical et qui en connaissaient tous les arcanes et les limites, l’apparition du logiciel Napster fait figure d’événement.

• 16 Version prototype d’un programme.

« Napster, là je vois moi c’était l’époque, je devais être en train de rechercher des jeux video et autres sur le Net, et là, ben « il y a un truc dément » machin… et là c’était donc bien avant, plusieurs mois avant que les médias commencent à le voir ou bien commence à être diffusé […] Donc là j’ai commencé à diffuser l’info […] « il y a un truc Napster.com allez-voir allez-voir, téléchargez la beta16 », et tout le monde était… alors c’était marrant il fallait voir, c’était waouh, waouh, tout le monde s’emballe… »

15Les canaux habituels d’interaction entre les pirates (listes de diffusion, canaux d’IRC) sont mis à profit pour répandre le logiciel et sont relayés par les réseaux personnels des différents membres : e-mails, relations amicales, mise en place d’un site internet assurant la publicité de Napster, etc.

19C’est en définitive un étrange collectif qui est créé autour du logiciel. Des utilisateurs, venus pour certains de l’underground de l’internet, novices en téléchargement de Mp3 pour d’autres, mettent à disposition les uns des autres leurs fichiers, créant ainsi une base de données de fichiers riche et perpétuellement renouvelée. Le logiciel, articulation judicieuse de technologies existantes, met en place une logique de la réciprocité et de la gratuité et présente le collectif comme une communauté rassemblée autour de mêmes valeurs. L’indexation de cette base de données est assurée par des serveurs financés par des investisseurs qui croient au potentiel économique du collectif, donc in fine en la possibilité de faire de la « communauté » une clientèle, quelle qu’elle soit. Il existe ainsi une contradiction objective entre la culture morale des primo-usagers et la constitution de l’entreprise. La « communauté » d’échange est organisée et régentée par un animateur bienveillant et financée par du capital-risque. Napster reste un objet technique ouvert.

2. Pourquoi contribuer au collectif ?

21Il existe deux modèles d’analyse de ce type de coopération. Le premier, d’inspiration économique, conduit à considérer le dispositif comme la production décentralisée d’un bien collectif et se pose la question des incitations des agents à contribuer à son enrichissement. Le second, moins systématisé et beaucoup plus répandu chez les acteurs, s’organise autour de la notion de communauté et du paradigme du don. Nous en proposerons un troisième en faisant appel à la notion de solidarité technique (Dodier, 1995).

2.1. L’analyse du domaine public

22L’analyse du domaine public part d’un constat théorique : lorsqu’un bien public est produit collectivement, les individus sont incités à le consommer sans contribuer à sa production, ce qui conduit à court terme à son effondrement : c’est la « tragédie du domaine public » (Hardin, 1968). Dans le cas de grands groupes anonymes dans lesquels n’existent pas d’incitations sélectives positives (récompense) ou négatives (contraintes) au comportement altruiste, l’individu rationnel a intérêt à consommer au maximum le bien public gratuit sans en supporter (à moins d’y être contraint) les coûts d’entretien ; le passager clandestin (Olson, 1978) est la règle et non l’exception. Face au constat empirique d’efficacité de la gestion d’un domaine public de ce type (tel que c’est le cas pour Napster), la question qui se pose est alors celle des incitations sélectives à participer à la production collective, éventuellement des institutions qui organisent efficacement ces incitations et la consommation du bien public (Olstrom, 1990).

23Les coûts de contribution à Napster dépendent tout d’abord du type de connexion possédée par l’usager : ils sont faibles dans le cas d’une connexion ADSL, plus importants dans le cas d’une connexion téléphonique (lenteur du téléchargement, augmentation de la facture téléphonique) ou par câble (l’upload est facturé au-delà d’un certain seuil). À ces coûts de connexion s’ajoutent d’une part les coûts d’opportunité de l’hébergement des fichiers, d’autre part les risques, réels ou fantasmés, en termes de sécurité informatique. En outre, il existe de nombreuses autres modalités de contribution au collectif que le simple fait de laisser libre accès à ses fichiers : fournir des informations sur la qualité des fichiers, répondre à des messages s’enquérant des meilleurs morceaux de la bibliothèque musicale, convertir des enregistrements personnels rares au format Mp3 afin d’enrichir la base de données collective. Face à ces coûts, le dispositif ne met en place aucune contrainte formelle.

24En ce cas, il faut faire l’hypothèse qu’il existe des incitations des usagers à contribuer au collectif. Des études portant sur des objets voisins peuvent servir de guide pour identifier la nature de ces incitations. Peter Kollock, étudiant le fonctionnement des communautés Usenet, envisage deux types de motivations à la participation aux groupes : celles fondées sur l’intérêt personnel et les motivations altruistes (Kollock, 1999). Parmi les premières sont mentionnées l’anticipation de la réciprocité, la réputation (prestige) et la satisfaction qu’a l’agent d’agir sur son environnement (sense of effıciency). S’y ajoute l’altruisme, défini de façon assez vague comme « l’attachement au groupe » et traduit par l’inclusion du bonheur du groupe dans la fonction d’utilité de l’individu. Les collectifs de production de logiciel libre ont également fait l’objet de telles analyses. Parmi les motivations invoquées pour expliquer les contributions des programmeurs bénévoles, la principale est le gain de réputation, garantie par la signature des programmes ; dans ce cas, la renommée est directement valorisable sur un marché, puisqu’elle permet souvent d’obtenir une embauche de valeur ou des capitaux pour monter une entreprise (Dalle et Jullien, 2002 ; Lerner et Tirole, 2002). D’autres éléments psychologiques sont également mentionnés, tels que le plaisir de résoudre un problème, l’attachement à la communauté du libre, etc.

25Ce modèle d’analyse permet donc de rendre compte des mécanismes qui décident de l’efficacité et de la survie de ces dispositifs et d’expliquer un certain nombre de comportements égoïstes : une étude portant sur Gnutella, un système voisin de Napster, a ainsi montré que le système hébergeait 70 % de free-riders (Huberman et Adar, 2001) et que son fonctionnement réel reposait en définitive sur le comportement altruiste d’une minorité d’usagers. En revanche, les arguments invoqués pour rendre compte des comportements altruistes sont moins satisfaisants : tout d’abord, pour intéressantes qu’elles soient, ces explications manquent fortement de confirmations empiriques. En outre, lorsqu’elles ne correspondent pas à des gains réputationnels valorisables sur un marché, les notions de profit symbolique et d’espérance de gain deviennent vite floues, bouche-trou conceptuel plutôt que véritable explication des pratiques des acteurs ; il en est de même pour la notion de motivation altruiste.

26Enfin, cette analyse conduit à replacer l’ensemble du dispositif dans un univers marchand, du moins calculateur. Or c’est précisément ce que refusent un certain nombre d’acteurs militants du dispositif qui revendiquent l’internet comme possibilité de construire un univers où les principes de l’échange ne sont pas nécessairement marchands. En rester au cadre d’analyse précédent revient donc à écarter a priori cette interprétation des acteurs, de n’être pas seulement consommateur, mais citoyen, membre, etc. (Vitalis, 1994).

2.2. La notion de communauté

27L’autre modèle d’explication du fonctionnement des collectifs tels que Napster, à la fois discours savant et indigène, se centre au contraire sur les conduites altruistes et explique la coopération par l’existence d’une forme de lien social fondé sur l’échange non marchand et le don ; cet argumentaire s’organise autour de la notion de communauté.

29Dans l’esprit des auteurs du xix^e siècle, la communauté renvoie à l’interconnaissance, à la chaleur des relations fortes, affectives et durables ; elle s’oppose aux liens éphémères et froids fondés sur le droit ou l’intérêt, plongés dans les eaux glacées du calcul égoïste, qu’ils désignaient sous le terme de « société ». De même, l’attachement à la communauté virtuelle implique l’existence de normes de réciprocité (Wellman et Gulia, 1999). Des collectifs tels que Napster peuvent alors être considérés comme le lieu du don généralisé : c’est ainsi que le conçoivent une grande partie des usagers, dans nos entretiens comme sur le web, ainsi que de nombreux analystes de ces systèmes (Barbrook, 1999 ; Blondeau, 1999 ; Samudrala, 1999). Les échanges qui s’observent au sein de Napster se rapprochent en effet des figures du don mises en évidence par la sociologie : « don Maussien » (Mauss, 1993) dans le cas d’échanges réguliers de biens entre deux individus (beaucoup plus rares sur Napster que dans les systèmes précédents), « don altruiste » – Richard Titmuss, cité par Philippe Steiner (Steiner, 2001) – ou « don aux étrangers » (Godbout, 1992) dans le cas des individus proposant leurs fichiers au tout venant. Dans cette perspective, les comportements altruistes ne sont plus aberrants ; leur compréhension réside dans la valeur du lien même éphémère créé par le don, et dans le fait qu’il institue le donateur en tant que personne (Godbout, 1992). Le fait que sur Napster le don ne soit pas nécessairement suivi d’un contre-don le rapproche du don moderne, dans lequel « le retour du don est souvent dans le don lui-même », dans le « retour d’énergie immédiat pour celui qui donne, il est grandi » (Godbout, 1992).

30Les études sociologiques qui se sont penchées sur le lien social réel au sein de ces communautés ont été amenées à nuancer le discours communautaire et la généralité du don. Les travaux s’accordent également sur la difficulté des collectifs à fonctionner de façon purement décentralisée, à se stabiliser en l’absence d’émergence d’une certaine forme d’autorité. « De fait, la seule médiation de la technique paraît souvent impuissante à créer du lien social qui soit se ressource dans des réseaux sociaux préconstruits, soit est activé par le rôle régulateur et catalyseur joué par les modérateurs officiels ou les leaders de fait de certaines messageries de certains sites », note Josiane Jouët dans un bilan des études portant sur le lien social virtuel (Jouët, 2000). Le personnage du modérateur s’est généralisé même sur les réseaux les plus réticents à toute forme d’autorité et de centralisation, comme le réseau Usenet (Revillard, 2000). Les communautés virtuelles ne peuvent réellement fonctionner sur le modèle décentralisé et égalitaire qu’elles affichent ; le fonctionnement du collectif repose la plupart du temps sur une minorité d’individus ayant une position de premier plan, officielle ou de fait et le don est surtout le fait d’un petit nombre de membres du collectif.

31Il est tentant de se contenter de juxtaposer ces deux analyses : la communauté se définit in fine comme ce qui exclut les comportements de rationalité égoïste pour encourager des liens alimentés par le don, et l’analyse du passager clandestin explique les comportements coopératifs par des motivations ad hoc supposant l’existence de formes communautaires. On construit alors deux idéaux-types d’usagers, le premier « partageur » et militant, le second égoïste et calculateur. On expliquerait ainsi le fonctionnement de l’ensemble en supposant, comme le suggèrent les analyses du domaine public, que le système repose sur le comportement d’une minorité de militants acquis à la cause du « libre » : parce qu’ils tiennent à la survie et à la richesse du système, ils assurent l’alimentation en fichiers musicaux d’une masse d’utilisateurs peu soucieux de partage et heureux de trouver une réserve de fichiers gratuits.

32Notre étude montre qu’une telle typologie ne tient pas. Au contraire, les acteurs combinent les deux registres d’action explicités par les modèles du domaine public et de la communauté. Pour reprendre les termes de Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger (Dodier et Baszanger, 1997), à « l’ethnographie intégrative » qui enferme les acteurs dans une culture et un registre d’action unique, on peut préférer une posture descriptive « combinatoire » qui restitue à ces acteurs leurs possibilités d’arbitrage et de combinaison entre un nombre limité de registres. En outre, les analyses précédentes font résider le fonctionnement du dispositif tout entier dans les motivations et la rationalité des acteurs et font disparaître le dispositif. Or, dans ce type d’échange, les usagers sont engagés dans des négociations avec des instances techniques éclatées (Akrich, 1993), et non avec un système unique d’administration du domaine public. Dans un tel dispositif sociotechnique, « de la performance collective d’un don reçu et rendu, on ne peut induire aucune compétence individuelle de l’agent » (Callon et Latour, 1997, p. 56).

2.3. Le fonctionnement de la solidarité technique comme moyen de sortir de la dichotomie

34Le choix du partage se présente en première approche comme une négociation avec l’objet technique dont l’issue dépend entre autres de la compétence informatique générale de l’utilisateur et de sa connaissance du logiciel. Les options par défaut du logiciel, qui sont effectives en l’absence d’une intervention de l’usager, font que celui-ci partage ses fichiers. Si le nouvel utilisateur souhaitait effectivement partager, la production des compatibilités lors de l’installation du logiciel relève de « l’harmonie préétablie » définie par N. Dodier (Dodier, 1995, p. 49), chaque instance présentant une face compatible avec celle de l’autre. Si en revanche le néophyte est peu au fait des enjeux du partage et de ses modalités techniques, c’est le logiciel qui impose sa normativité. C’est par exemple le cas dans la pratique du logiciel d’un jeune utilisateur (18 ans) qui laisse accès à ses fichiers car « on est obligé non ? Je pense pas qu’on a le choix… ».

35Si ce réquisit de compétence technique est satisfait, la négociation du partage prend la forme d’un arbitrage entre l’efficacité de l’utilisation personnelle de l’outil et un impératif extérieur de fonctionnement global du collectif sociotechnique. La première est fonction de paramètres techniques – puissance de l’ordinateur et de la connexion – mais aussi d’éléments tels que le nombre de morceaux détenus, leur rareté, la demande dont ils font l’objet sur le réseau, etc. Le second est un impératif moral de contribution au collectif. Il formule une règle de participation au collectif de chacun, un principe de réciprocité entre l’usager et le reste du collectif. Le logiciel rappelle cet impératif par sa construction et sa terminologie : l’usage du mot « partage » y est récurrent dans les différentes fonctionnalités, les individus sont caractérisés par leur « pseudo » et le nombre de fichiers qu’ils partagent. La norme du bon usage – partageur – du collectif est ainsi énoncée par l’infrastructure technique en plus d’être rappelée de temps à autre par les utilisateurs. Les discours des usagers – sur les forums comme en situation d’entretien – témoignent tous de l’acceptation de la norme, soit par l’énonciation et la justification de la règle de partage, soit par la mauvaise conscience de ne pas l’observer.

36Cette négociation entre un impératif moral et des considérations d’optimisation personnelle de l’usage est présente chez tous les usagers, plus ou moins consciente, plus ou moins explicitement problématisée. Les arbitrages moraux sont divers mais partagent une grammaire commune. Par exemple Patrice, 46 ans, utilise régulièrement Napster et bénéficie pour cela d’une connexion ADSL haut débit. Il laisse donc ouvert son dossier partagé, ce qui ne lui coûte guère. Néanmoins, lorsqu’il en supprime des fichiers, c’est en fonction de l’impératif de contribution au collectif, puisqu’il efface prioritairement les morceaux très présents sur le réseau et laisse de façon permanente les « perles » qui furent très difficiles à obtenir. Il considère qu’il « fait son boulot » de contribution à l’enrichissement de ce qu’il nomme lui-même une communauté. Pour de nombreux autres usagers, le kit de connexion téléphonique d’un côté, les fournisseurs d’accès et câblo-opérateurs de l’autre sont des instances porteuses de normativité qui infléchissent l’activité technique. Frédéric ne peut pas « passer sa connexion à donner aux gens », mais il estime qu’« il faut quand même jouer le jeu ». Il ne partage donc que ses morceaux de musique de jazz : comme genre plus confidentiel, le jazz est moins demandé, donc son partage perturbe moins le download ; mais c’est aussi un style musical où l’on ne rencontre quasiment que des amateurs éclairés, membres a priori méritants du collectif. Les contraintes techniques et financières l’emportent plus ou moins fortement sur l’impératif moral selon les usagers et la nature de leur inscription dans cet univers : un autre usager, connecté à Noos, « laisse les gens télécharger [ses] musiques dans une certaine limite » : celle, imposée par le câblo-opérateur, de la quantité d’upload au-delà de laquelle il sera surfacturé. De nombreux utilisateurs ont également « arrêté d’être communautaires » lorsqu’ils se sont rendu compte de l’accroissement de leurs coûts de connexion. Pour quelques rares usagers enfin, plutôt utilisateurs occasionnels ou préférant rester dans des dispositifs plus étroits et moins impersonnels, l’impératif de partage que nous avons décrit ci-dessus n’est pas reçu. Ils ne se sentent pas concernés par l’idée d’un bien commun.

37Dans le fonctionnement de la solidarité technique, la négociation avec les différentes instances laisse une marge de manœuvre à l’usager qui autorise diverses lectures de la règle et de l’impératif moral qui la soutient. Les usagers peuvent (ou non) suivre le chemin tracé par le logiciel, comme les consommateurs peuvent (ou non) suivre ceux tracés par les professionnels du marché (Cochoy, 2002). Napster correspond parfaitement à la description que donnent Hugues Peeters et Philippe Charlier du « dispositif contemporain (qui a) une visée d’efficacité, d’optimisation des conditions de réalisation, (mais qui délègue) à l’individu-usager une certaine faculté d’exercer sa propre intelligence ou sa propre moralité » (Peeters et Charlier, 1999).

3. Des logiques d’usage entre consommation gratuite et coopération

38Au-delà des attitudes de « partage » au sens strict, c’est l’ensemble des facettes de l’usage qui peut relever de cette analyse. Le fonctionnement de la solidarité technique contraint les pratiques sans les déterminer, et laisse une place à l’interprétation que font les usagers du système. La diversité des pratiques s’organise autour de deux pôles principaux : le dispositif peut être lu et pratiqué tout à la fois comme le lieu d’obtention gratuite de biens marchands, et comme celui d’une coopération conviviale et alternative aux formes d’échange marchand existantes. Cette variété des usages s’observe dans les pratiques organisant l’échange des biens comme celui de l’information.

3.1. La circulation des biens

39L’échange des morceaux relève d’un hybride entre pratique de consommation et pratique d’échange interpersonnel. Même si la première est nettement dominante, la dimension « pair à pair » resurgit fréquemment dans l’activité technique.

42Existent à l’inverse sur le réseau quelques pratiques ludiques et agonistiques, consistant à interrompre le téléchargement d’un downloadeur faible et laborieux (connexion modem) une petite minute avant son achèvement : « C’est juste pour rire, on se met à la place du mec qui voit sa barre grandir, il arrive à 99 %, et puis tout d’un coup paf… » Ces comportements sont néanmoins rares sur Napster, bien moins fréquents que sur d’autres réseaux tels que l’IRC.

3.2. La circulation de l’information

45En définitive, ces pratiques d’échange recréent, au sein du vaste collectif anonyme qu’est Napster, de petites communautés spontanées au sein desquelles s’organisent des interactions réelles. Fondées sur un intérêt commun, la plupart du temps le partage de goûts musicaux, elles émergent dans la reconnaissance réciproque d’indices de bon goût confirmés ou non par la visite des disques durs respectifs et les conversations. Ces pratiques sont beaucoup moins structurées que celles qui existent sur l’IRC, puisque leur seul ancrage technique est l’inscription réciproque des membres dans la hotlist.

46Si la logique de consommation domine, la coopération est régulièrement imposée par le fonctionnement de la solidarité technique, tout comme elle est abondamment mobilisée par les usagers les plus enthousiastes. Dans l’ensemble, la sociabilité de la « communauté » est facultative, fonctionnelle et simultanément ludique. Elle se rapproche de celle décrite par les études existantes portant sur la sociabilité au sein des groupes de passionnés, de l’informatique ou autres, faite de relations horizontales orientées vers l’échange de biens et d’information ne débouchant que rarement (mais cela se produit) sur des relations personnelles (Jouët, 2000). Ils correspondent à ce que l’économie nomme des « communautés de pratique », définies comme des collectifs horizontaux, dont la raison d’être est l’enrichissement de la pratique de chacun (Cohendet et al., 2001).

4. Conclusion

47Napster apparaît en définitive comme une hybridation ratée entre deux modèles d’organisation. D’un côté, il s’inspire du principe de contribution volontaire, d’utilisation des bonnes volontés éparses, de réciprocité non marchande de nombreux dispositifs et discours utopiques sur l’internet ; mais le point névralgique du dispositif échappe au contrôle du collectif et à cette logique. De l’autre côté, conformément à la logique marchande, l’architecture technique du dispositif est financée par des investissements devant être rentabilisés. Mais la mise en place d’un modèle économique viable ne peut se faire sans transformer l’organisation du système lui-même. L’échec de cette hybridation peut être relié à celui de nombreuses tentatives (start-up et projets non marchands) d’articuler par le web des acteurs marchands et non marchands. Le déroulement du procès atteste que les deux lectures du collectif ont peu de chance de fusionner en un compromis. En revanche, ces deux lectures ont une dimension performative importante. Elles indiquent le sens dans lequel les différents acteurs du dispositif tentent d’en construire les irréversibilités. Les firmes liées aux éditeurs mobilisent ainsi le droit de la propriété intellectuelle pour asseoir les structures d’un marché efficace (construisant le déterminisme économique), tandis que les utilisateurs les plus militants tentent d’élaborer de nouvelles technologies informatiques et organisationnelles qui permettraient de se passer d’un animateur bienveillant (tentant de réaliser la prophétie du déterminisme technologique).