- 1 Propos recueilli par l’auteur à l’Hôtel Matignon en 1998.
« Quand on consulte, on ne fait plus rien »1
- 2 Ce texte mobilise deux catégories de données. Celles accumulées dans les recherches menées par l’au (...)
1Une thèse est ici soutenue : la chute de la maison Jospin commence au printemps 2001, avec la publication des statistiques de la délinquance pour l’année 2000, et se confirme lorsqu’éclatent les manifestations policières de l’automne 2001. L’argument se soutient à un double titre. En ce que le retournement de la conjoncture délinquante et l’ampleur de ces mouvements ont précipité la focalisation de la campagne électorale sur les questions de sécurité, pour le plus grand profit de l’opposition. Et plus encore parce que le scénario de cette crise a illustré de façon exemplaire un mode de gouvernement résolument autiste. Ce dernier qualificatif a beaucoup été employé, sans être autrement justifié. On se propose d’apporter cette justification, en deux temps2. Lorsqu’il arrive aux affaires en 1997, le gouvernement Jospin dispose d’un bon diagnostic sur les questions de sécurité, et en infère une politique publique crédible. La mise en œuvre de cette politique illustre deux traits caractéristiques du fonctionnement du ministère de l’Intérieur. En premier lieu ce qu’on appelle la double incompétence : dans des domaines de responsabilité qui, ailleurs, sont reconnus comme faisant appel à des compétences spécialisées, acquises et sanctionnées par un apprentissage idoine, non seulement ces compétences ne sont pas mobilisées mais encore l’idée même qu’il puisse être nécessaire de les acquérir est déniée. En second lieu, ce qu’on a identifié dans le fonctionnement policier quotidien comme inversion hiérarchique (Monjardet, 1996) se révèle gagner les sommets du ministère, lorsque le ministre chargé d’impulser une politique dans son administration se convertit en porte-parole des intérêts corporatifs de celle-ci. Sous l’effet de ces deux ressorts, la politique énoncée en début de législature ne sera mise en œuvre que de façon caricaturale, l’écart observable entre les déclarations ministérielles et les réalités du terrain se fera de plus en plus abyssal, de telle sorte qu’au moment de rendre compte du bilan dans ce champ – confrontés à la montée des délinquances et aux mouvements policiers et gendarmiques – le ministre, le gouvernement et avec eux la majorité sortante resteront coi. Dans ce silence se dissout toute velléité de revendiquer une politique et ne s’exprime plus qu’une plainte incongrue : « la droite nous copie… » …
- 3 « Des villes sûres pour des citoyens libres », colloque de Villepinte, 24 et 25 octobre 1997. Intro (...)
2Quoiqu’en disent les thuriféraires (souvent fort mal informés) du modèle new-yorkais, une lutte efficace contre la délinquance et la baisse du « sentiment d’insécurité » ne sont pas à la portée de la seule police. Nul d’ailleurs ne le pense sérieusement, la demande sociale qui s’adresse à la police n’est donc pas de faire disparaître tout trouble de l’espace public et de prévenir tout dommage dans l’espace privé, mais de prendre au sérieux les uns et les autres. On ne demande pas à la police d’être toute puissante, on lui demande d’être concernée. Tel est l’axe qui structure la politique annoncée au colloque de Villepinte3 autour de deux nouveaux dispositifs : CLS (contrats locaux de sécurité) qui organisent le partenariat à l’échelon municipal, et police de proximité, qui réorganise la Police nationale pour l’adapter à ces nouvelles orientations décentralisées.
- 4 Mieux connu sous le nom de « rapport Peyrefitte ». Pour la première fois est développée, dans un do (...)
- 5 Je n’ai pas la place de justifier ici cette proposition, je l’ai tenté dans une série d’articles : (...)
3CLS et police de proximité ne sont pas une invention de la majorité qui prend les commandes en 1997. Il s’agit au contraire de la mise en forme, et en cohérence d’un cheminement initié un quart de siècle plus tôt par le Comité d’études sur la violence, la criminalité et la délinquance4, poursuivi par les rapports Belorgey, Bonnemaison, Dubedout, au début des années 1980, et au principe des multiples tentatives de réforme de la police depuis vingt ans (charte de la formation, plan Joxe de modernisation, essai de départementalisation, expérience de plans locaux puis départementaux de sécurité, LOPS ou « loi Pasqua » de 1995, etc.). Avec des inflexions diverses, il s’agit dans tous les cas de répondre à la même question : l’inadaptation structurelle de la police d’État héritée de Vichy (et performante dans ses tâches régaliennes) à la lutte contre la petite délinquance locale, les incivilités et la montée d’un sentiment d’insécurité dans des couches croissantes de la population. Le diagnostic est toujours le même : les relations entre cette police et les populations sont localement médiocres, voire mauvaises. Entièrement tournée vers le « haut » (préfets et directions centrales), la police locale ne répond pas comme il serait souhaitable qu’elle le fasse à la demande sociale locale de sécurité. On laissera ici de côté les raisons de cet état de fait, il est attesté trop unanimement et continûment pour être sérieusement contesté. Par là, les termes des réformes proposées seront toujours les mêmes : territorialisation, partenariat, primat de la demande sociale, imputabilité. Villepinte marque dans cette longue exploration une date essentielle parce que s’y ébauche – pour la première fois – une mise en cohérence générale des dispositifs proposés, autour des deux axes CLS et police de proximité5. S’y ajoute l’effort propre de la Justice pour développer à son tour une justice de proximité : maison de justice, délégués du procureur, etc.
- 6 Sur la dénégation de l’insécurité et sa rhétorique, on se reportera aux analyses du rapport de Didi (...)
- 7 Comme le démontrent de longue date les sociologues brésiliens. Cf. par exemple J.E. Mendez, G. O’Do (...)
4Voir dans l’adoption du programme de Villepinte un « virage sécuritaire » du Parti socialiste est ainsi aussi justifié que de déceler dans l’adoption d’un programme de santé publique un témoignage de panique hygiéniste. Ce jugement repose sur la sous-estimation de la gravité de la situation6, sur la méconnaissance de l’inadaptation structurelle des services publics concernés et sur l’énoncé d’alternatives absurdes ou utopiques. Quand on montre que le niveau de la délinquance est fonction de l’ampleur des inégalités sociales dans la société considérée7, on énonce une régularité statistique incontestable qui pointe un élément décisif dans la recherche des causes de la délinquance. Quand on établit qu’au regard de délinquances très visibles et très médiatisées, des pans entiers de la criminalité en col blanc bénéficient d’une ombre complaisante, on souligne un des dysfonctionnements majeurs de la justice en France. En déduire que toute forme de lutte contre les vols avec violence, les cambriolages ou les incendies volontaires doit être subordonnée à l’éradication de ces inégalités, ou perd toute légitimité si elle n’est pas adossée à d’éclatantes actions dans ces autres champs, c’est abandonner les victimes actuelles à l’avènement du royaume des cieux, et justifier l’impunité des transgresseurs actuels. On observe de surcroît que l’argumentation utilisée pour minimiser l’importance de la délinquance, des mineurs en particulier, est exactement la même que celle à laquelle recourent les groupes professionnels (policiers, magistrats ou notaires) pour « expliquer », voire dénier les fautes professionnelles dans leurs rangs : en premier lieu on explique qu’« il faut comprendre » (le contexte, l’environnement, le passé, etc.) puis on souligne que « c’est bien pire chez les autres… ». Dans ce jeu de miroirs, le plus flic n’est pas toujours celui qu’on pense…
5On se doute que la mise en œuvre d’un programme de cette ampleur nécessitait à la fois la mobilisation de différents ministères (Intérieur et Justice, Ville, Affaires sociales, Équipement, Finances), et une forte coordination entre eux. La création du CSI (Conseil de sécurité intérieure) auprès du Premier ministre sert d’abord à signifier l’importance nouvelle que le gouvernement prête à ce champ, elle correspond aussi à ce besoin de mobilisation collective.
6Le dispositif dressé au début de la législature : CLS, police de proximité et CSI paraît conséquent. S’y ajoutera le renfort des emplois-jeunes sous le double aspect des concours apportés aux administrations (plus de 20 000 adjoints de sécurité au ministère de l’Intérieur) et de nouvelles fonctions déployées dans la ville (ALMS : agents locaux de médiation sociale, correspondants de nuit).
7Ainsi, et pour la première fois depuis 1977, une politique publique d’ensemble, cohérente et crédible dans le champ policier est affichée. Sans doute, il manque à ce dispositif deux compléments essentiels, une politique de la ville et une politique de la justice de même ampleur. Ce défaut aura deux conséquences considérables :
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une sous utilisation du CSI, qui eut dû être le « patron » de la réforme, et n’a pas assuré la tutelle requise ni à l’égard du ministère de l’Intérieur et de ses idiosyncrasies, ni à l’égard du corps judiciaire et de ses légendaires pesanteurs. On peut ainsi soupçonner que malgré l’importance assignée à ce champ dans la déclaration d’investiture du Premier ministre, Matignon ne lui a pas accordé une vraie priorité, et il s’agit là, vraisemblablement, de l’erreur politique majeure de son titulaire ;
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- 8 Le remarquable rapport Charvet, publié en mars 2001, est arrivé bien tard dans la législature, et i (...)
- 9 Une recherche sur les relations entre police et jeunes sur le terrain illustrerait sans doute, à la (...)
l’absence d’une politique « jeune » intégrée. Il a été diagnostiqué très tôt – et les contrats locaux de sécurité ont sans cesse enfoncé le clou – que « les jeunes des quartiers » étaient un des problèmes essentiels auxquels devaient s’attacher les politiques locales de sécurité. À l’évidence, il ne s’agit pas au premier chef d’une question policière. Encore faut-il, pour qu’elle ne prenne pas ce trait, que l’action policière à l’égard des jeunes soit intégrée dans une politique publique d’ensemble. Ce n’a pas été le cas8, et laissées à elles-mêmes, profession et administration policières ont déployé leurs recettes traditionnelles et traditionnellement contre-productives : la polémique avec la justice au sommet, la nomination formelle de « correspondants jeunes » au niveau bureaucratique, le harcèlement des contrôles d’identité sur le terrain9.
- 10 Il semble suffire pour être jugé apte à diriger la Police nationale d’avoir fait état, en tant que (...)
8Conséquence de ces insuffisances collatérales, le ministère de l’Intérieur a pu jouer sa partition en solo, et ont donc pu se déployer – dans la mise en œuvre de la politique affichée – les traits essentiels de la haute administration de ce ministère : distance infinie à l’égard des choses policières10 et compétence bornée aux exigences du maintien de l’ordre, de telle sorte que les propriétés de celui-ci (et notamment le fonctionnement très discipliné requis par la manœuvre collective) sont indûment étendues à l’ensemble policier. En pratique, les sommets du ministère ignorent les mécanismes élémentaires du fonctionnement concret des services, a fortiori les ressorts de leur éventuel changement.
- 11 Jusqu’à la création d’une mission ad hoc. Cf. note 14 infra.
- 12 P. Duffé, IGA, cité in « Maires de France », janvier 2002, p. 42.
- 13 Le texte de référence est le document rédigé par Philippe Estève (Estève, 1990).
9La mise en œuvre des CLS, confiée à la direction centrale de la sécurité publique au niveau ministériel11, et aux préfets sur le terrain, va introduire lumineusement à ces traits. Le CLS n’est pas une nouvelle forme administrative, il a été conçu comme outil de mobilisation de l’ensemble des acteurs locaux concernés par délinquance et insécurité : il s’agissait de tirer les leçons du dispositif des conseils communaux de prévention de la délinquance en développant les ressources du partenariat sur un champ plus large et plus opérationnel que la seule « prévention », et en explicitant les priorités locales assignées aux détachements locaux des services de l’État. La nouvelle démarche doit être initiée par un « diagnostic local de sécurité ». La compréhension de cette phase diagnostic résume le mécanisme d’absorption/traduction que met en œuvre l’administration du ministère de l’Intérieur lorsqu’elle est sommée d’appliquer une politique qu’elle n’a pas elle-même générée. En l’espèce, la (malheureuse) métaphore médicale du « diagnostic » a été déclinée ad nauseam : on s’est efforcé de singer les outils techniques de la médecine de pointe (scanner, IRM, etc.) sous forme de sondages, statistiques, échantillons, enquêtes, etc. Avec bonne foi pour la plupart, scepticisme ou cynisme chez beaucoup, directeurs de cabinet des préfets, directeurs départementaux de la sécurité publique et conseillers techniques des maires ont collationné les statistiques éparses disponibles pour tenter de leur faire dire quelques évidences sur l’état des lieux. À défaut, on a trouvé souvent plus expédient de sous-traiter le diagnostic à un cabinet-conseil externe. Certaines officines ont ainsi vendu dans toute la France des diagnostics locaux étrangement similaires et concluant invariablement par les mêmes préconisations techniques. Le président de la mission interministérielle d’évaluation des CLS confirme le bien-fondé de cette démarche : « Il y a d’abord une phase technique, celle du diagnostic qui est réalisé par la police, la gendarmerie, l’Éducation nationale et d’autres institutions. Il s’agit donc d’un document basé essentiellement sur des statistiques qui n’est pas grand public. »12 Or cette acception technique du diagnostic, que l’IHESI (Institut des hautes études de la sécurité intérieure) va vulgariser, est une construction sui generis de l’administration, totalement opposée à la conception initiale des inventeurs des CLS. Pour ceux-ci13, le diagnostic est une occasion, ou prétexte, pour mettre en débat, le plus largement possible, les perceptions locales de l’insécurité, de ses formes et causes. Si métaphore il doit y avoir ce n’est pas celle du « savant » se penchant au microscope sur un objet extérieur, mais celle de la lice où s’affrontent les points de vue. Le diagnostic local de sécurité devait être le prétexte de la mise en commun, en débat, et le cas échéant en conflit, des perceptions, analyses, de chacun des acteurs concernés, avec l’objectif d’en extraire les aspects consensuels, comme de mettre au clair les divergences. Il s’agissait en quelque sorte de produire une scène politique locale, contenue dans une obligation de production. Et le moment est décisif : il n’est pas possible d’échafauder un plan d’action cohérent entre une large gamme de partenaires locaux s’il n’y a pas cette étape d’éclaircissement, mise en débat, des analyses de chacun.
- 14 En apparence, l’instauration d’une mission spécialisée paraît symboliser l’importance accordée à so (...)
10Il est vraisemblable que cette démarche, même bien comprise par les intéressés, aurait connu des mises en œuvre inégales. C’était la tâche des structures ad hoc créées dans les agences concernées d’en identifier les meilleurs exemples, comme les pires et d’en diffuser les leçons. Rien de tel n’a été tenté, non seulement le contresens initial sur la nature de l’opération « diagnostic » a perduré mais c’est l’ensemble du dispositif de guidage des CLS qui a été progressivement marginalisé. La forte impulsion politique donnée par le colloque de Villepinte a soutenu l’empressement initial des préfets (certains ont fait remonter à Paris des CLS signés moins d’un mois après le colloque, on soupçonne leur degré d’élaboration partenariale…), mais dans un ministère saturé par l’événement et le court terme, une priorité chasse l’autre : le suivi des CLS a été confié à une mission spécialisée, très sûr moyen de signifier à toute l’administration que l’essentiel n’est plus là14.
- 15 Les commissaires ont obtenu la possibilité de signer les CLS à la fin 2001.
11Le diagnostic local, une fois approuvé, devait donner lieu à des plans d’action et d’abord pour le premier partenaire concerné : le détachement local de la police d’État. Pour s’assurer sans doute de sa mobilisation dans le dispositif, son responsable, le commissaire chef de circonscription, a été écarté de la signature du CLS, au motif que le préfet représentait l’ensemble des services locaux de l’État. On dédie cette explication à tous ceux qui daubent Saint-Simon et son obsession pour les problèmes de tabouret… apparemment, ils sont encore très vivaces dans l’administration préfectorale. Quoiqu’il en soit, le principal rédacteur du contrat (souvent), et celui sur qui va reposer le plus directement son application (toujours), n’est pas appelé à le signer15. On comprend mieux, dès lors, que pour nombre d’entre eux, ce document censé devenir la charte de leur action locale ait pris figure de formalité protocolaire imposée (après et avec bien d’autres) par la préfecture et sans autre signification concrète.
- 16 Et ceci bien que ce soient les mêmes préfets qui impulsent les CLS et déploient localement les ADS (...)
12L’incapacité du ministère de l’Intérieur à rassembler, former, entretenir durablement et à l’échelle requise les compétences nécessaires à la mise en œuvre du dispositif CLS mériterait de plus longs développements, on se contentera ici de signaler que la notion même de contrat, avancée notable par rapport à la première version des « plans locaux de sécurité » en 1992, est elle-même restée métaphorique. Ainsi l’allocation des emplois d’adjoints de sécurité, qui devait s’inscrire dans la démarche, et en constituer une ressource importante, en a été entièrement dissociée16. Plus généralement, si les contractants sont supposés « s’obliger », nul n’a jamais vérifié, et encore moins sanctionné, le respect par l’administration policière de ses engagements contractuels locaux.
13Plus gravement enfin, le contrat local de sécurité, en ce qu’il identifiait et justifiait des priorités policières locales spécifiques, avait été conçu comme le cadre dans lequel devait se déployer la nouvelle police de proximité. Ici encore, la logique et la cohérence internes du programme de Villepinte ont été méconnues. Ce qui s’est déployé à grands fracas médiatique sous le nom de police de proximité n’a qu’un très lointain rapport avec l’objectif affiché de recréer une police urbaine efficace.
- 17 Cette formulation est sommaire, la démarche de construction des diagnostics de sécurité des CLS ne (...)
14On l’a déjà mentionné : l’évaluation était devenue consensuelle, dans une police d’État performante en matière d’ordre public ou de lutte contre la criminalité organisée, c’est la police locale, police de sécurité publique au quotidien, qui faisait figure de maillon faible. L’étatisation, la centralisation et la standardisation avaient peu à peu détruit ses ressources locales, ses capacités d’adaptation au territoire et par voie de conséquence affaibli ses relations avec la population. Réinventer une police de proximité consistait ainsi à rétablir un lien de connaissance et de service entre le détachement local de la police d’État et son territoire d’exercice. La doctrine de police de proximité se prête à de longs développements, et le ministère n’en a pas été avare (IHESI, 2000) mais l’intention est fort simple : remettre la capacité et la volonté de répondre prioritairement à la demande locale de sécurité17 au principe de cette administration.
15Mais si l’idée est simple, il s’agit en réalité d’un bouleversement drastique des méthodes, des ressources et des pratiques établies depuis plus d’un demi-siècle dans l’administration et les professions policières. On ne va développer ici qu’un exemple : il y a incompatibilité absolue entre le projet d’une police de proximité et le statut actuel des fonctionnaires de police. Pour le dire rapidement : une vraie police de proximité suppose que se créent entre police et population des rapports d’interconnaissance étroite. Les policiers de l’unité locale doivent connaître de façon approfondie le terrain, les populations, être connus par celles-ci. Cette propriété élémentaire suppose une permanence des effectifs. Il est impossible d’y parvenir si les fonctionnaires en poste ne doivent leur affectation qu’au hasard de l’informatique centrale, ne résident pas sur place, ont leur famille installée à des centaines de kilomètres et attendent avec impatience la mutation qui – tous les trois ans – leur permettra de se rapprocher de la localisation désirée. Tel est cependant le système actuel, généré par le recrutement national unique. Paris et l’Île-de-France occupent un quart des emplois mais ne fournissent que 10 % des recrues. Conséquence des règles statutaires de mobilité géographique, s’est instauré un « mouvement » général qui voit 95 % des sortants d’école affectés en région parisienne et entreprendre à partir de celle-ci le mouvement de retour, par sauts de puce tous les trois ans, vers la région d’origine ou souhaitée. Ce trajet va durer dix ou quinze ans, pendant lesquels l’intéressé ne sera jamais « chez lui » mais dans une affectation temporaire contrainte. Ce « matériel humain » est dans l’impossibilité pratique de mettre en œuvre une quelconque « police de proximité », étant lui-même dépourvu de toute proximité avec le lieu qu’il est censé policer.
16Il est ainsi clair, et d’abord pour les policiers intéressés, que tout discours sur une « police de proximité » qui ne s’accompagne pas d’une régionalisation des recrutements et carrières est un faux-semblant, du « pipeau » dans le langage indigène. Le ministre et ses cadres supérieurs ont multiplié les proclamations sur la « révolution culturelle » requise par leur nouvelle police de proximité. Comme ils se sont gardés de changer les règles de gestion du personnel, celui-ci a vite compris que rien d’essentiel ne serait changé, et que la « proximité » s’ajouterait à la liste infinie des slogans creux auxquels chaque ministre se croit tenu de laisser son nom.
17L’exemple est particulièrement significatif, mais il en est d’autres aussi criants qu’on se contentera de signaler. La police de proximité, si elle veut réinvestir des terrains urbains délaissés, est coûteuse en effectifs, ceux-ci doivent donc être renforcés. Il y a la solution des supplétifs sous-qualifiés, et ce fut le cas des adjoints de sécurité, avec cette conséquence de qualifier du même mouvement l’importance réelle accordée aux tâches affirmées essentielles d’accueil du public et de patrouille. L’alternative est le redéploiement fonctionnel aux dépens des effectifs surdimensionnés des CRS, et la fermeture des commissariats survivants dans des villes vidées de leurs effectifs. Ni l’un ni l’autre n’ont été sérieusement amorcés, et le personnel en a conclu à nouveau que la « révolution culturelle » resterait culturelle…
18Tout le système actuel de comptes rendus, enregistrements, sanctions est fondé sur l’activité répressive des services. Si elle veut répondre à la demande sociale, la police de proximité doit anticiper le délit c’est-à-dire prévenir et dissuader, et donc accorder en conséquence ses propres indicateurs d’activité. Rien n’a été fait en cette direction pour contrebattre les pratiques traditionnelles.
19Au rebours, ou tout au moins parallèlement à l’activité discrète du chasseur, qui tente de réaliser les beaux « flag »(rants délits), la police de proximité met l’accent sur l’occupation visible de l’espace public. Encore faut-il que ceux que l’on envoie ainsi « montrer du bleu dans les rues » soient dotés des compétences correspondantes : s’ils n’ont comme seule ressource acquise, pour entrer en contact avec un groupe de jeunes, que le contrôle d’identité (le plus souvent illégal, de surcroît), il est douteux que leur action soit productive. Dans cet immense chantier des compétences et savoir-faire d’une police visible dans l’espace public, rien ou presque rien n’a été entrepris.
- 18 Lorsque J.‑P. Chevènement quitte le ministère, le 29 août 2000, la statistique de la délinquance, a (...)
20Enfin il était de science certaine qu’une police de proximité cohérente aurait pour premier effet de faire croître sensiblement la statistique de la délinquance. L’explication est simple : cette statistique additionne deux bases de données. L’une recense les plaintes déposées par le public (et jugées recevables par la police). L’autre recense les crimes et délits constatés de leur propre initiative par les policiers (les supposés « délits sans victime » comme les infractions à la législation sur les étrangers ou les délits liés aux stupéfiants). Une police plus mobilisée, plus active, va ainsi mettre en évidence plus de délits. Si elle accueille mieux une population plus confiante, celle-ci retrouvera le chemin du commissariat et déposera plus systématiquement plainte. Conséquence mécanique : la « criminalité » (statistique) va augmenter. C’est ce qu’a expliqué le directeur général de la Police nationale lorsqu’en 2000 la statistique a flambé à la hausse. Mais il n’a pas expliqué les raisons pour lesquelles lui-même et son entourage avaient volontairement maintenu en l’état un dispositif statistique capable d’engendrer un tel effet boomerang, avec les conséquences politiques qu’on a pu observer18.
21À la recherche de ces raisons, il est difficile, sauf à souscrire à l’idée de permanents et improbables complots, d’écarter la simple impéritie. Le cas des téléphones portables est ici éclairant. Leur vol, le plus souvent à l’arraché, est comptabilisé comme « vol avec violence ». La diffusion fulgurante des portables a généré l’explosion de leurs vols et donc une croissance justement inquiétante des « vols avec violence » dans la statistique policière. Les médias, comme l’opposition, se sont amplement servis de ces chiffres pour illustrer la « montée des violences » en France, sous gouvernement socialiste… Atteints par le même phénomène, nos voisins hollandais et anglais ont trouvé une parade efficace : comme pour les cartes bancaires, les opérateurs « débranchent » immédiatement du réseau les portables déclarés volés. Les vols de portables ont ainsi dans ces deux pays rapidement et considérablement chuté. À ce jour, plus de trois ans après la prise de conscience du phénomène et l’identification de la solution, le ministère de l’Intérieur n’a pas encore été à même d’imposer cette mesure aux opérateurs français. La statistique des « vols avec violence » continue donc de flamber. Ce cas permet au passage de souligner un des traits les plus constants de la haute administration du ministère : une ignorance abyssale de ce qui se fait en dehors de l’Hexagone. À l’échelle d’une métropole importante, le service de police de la ville de Montréal met en œuvre depuis 1995 une réforme de grande ampleur sous le titre « police de quartier ». On dispose là d’une « expérience » en temps réel d’une remarquable richesse et dont la pertinence pour une police de proximité » à la française » est évidente. Le ministère de l’Intérieur y a expédié deux missions, on serait cependant bien en peine d’évoquer une seule mesure qui de près ou de loin ait pris en compte un des très nombreux enseignements de cette réforme.
22Enfin on signalera, pour mémoire, que dans la conduite même de la réforme : calendrier, outils, démarche, suivi, rien n’évoque un questionnement, une interrogation quelconque sur les ressorts, conditions et modalités du changement dans une grande organisation complexe. On reste impavidement dans le modèle de commandement d’une administration centralisée et disciplinée : le sommet produit des textes (règles, procédures, organigrammes) que les subordonnés appliquent. Seul le sociologue risque l’idée que l’organisation policière est sans doute, de l’avis de tous les observateurs, le contre-exemple absolu de ce modèle bureaucratique, mais puisqu’il n’est ni policier ni préfet ni même courtisan, son propos ne saurait être pertinent.
23Les contrats locaux de sécurité croissent en nombre à mesure que leur enjeu se fait plus mince, la réforme de la police de proximité ne convainc personne, et la statistique de la délinquance se retourne. Ainsi se dessine le paysage qui encadre le mouvement des policiers à l’automne 2001.
24Le traitement du mouvement de novembre 2001 exprimera tous les traits mis en évidence dans la gestion des réformes : à force de refuser d’observer, d’écouter et d’apprendre, le ministère s’est rendu incapable d’entendre. Lorsque la campagne électorale précipitera le déferlement des critiques, le gouvernement et la majorité dans son ensemble ne sauront lui opposer qu’une désormais légendaire « naïveté ». On a même pu voir le ministre de l’Intérieur pendant quatre des cinq années de la législature et à ce titre le premier comptable de l’état des lieux sécuritaire, enfourcher le thème de l’insécurité en déniant toute responsabilité personnelle.
25Le gouvernement Jospin a perdu les élections en novembre 2001, lorsque les policiers sont descendus dans la rue, y sont restés un mois… et qu’il a témoigné jour après jour de son incapacité à leur parler. Il est toujours difficile de démêler exactement l’écheveau des mobiles qui se conjuguent un jour pour précipiter une profession dans la rue. Au-delà du drame immédiat (et des calculs intéressés de l’opposition), il est vraisemblable que s’est exprimé dans l’ampleur du mouvement un contentieux accumulé de longue date (Monjardet et Gorgeon, 2002). On y trouvera la fatigue de la réforme permanente que semble vivre la police depuis un quart de siècle, le rajeunissement brutal des effectifs, le sentiment accentué par la mise en œuvre de la police de proximité d’être plus exposé à une population plus hostile et nombre de revendications catégorielles attisées par la concurrence intersyndicale. Mais ce qui a marqué plus que tout – au moins aux yeux de l’observateur – le mouvement, c’est le silence du pouvoir, l’incapacité de tenir aux policiers un langage d’autorité raisonnable, dont la trame pouvait être : « Sans doute, vous devez être protégés contre le crime, et s’il vous manque des moyens, gilets pare-balles ou voitures blindées, on va vous les donner sans attendre. Mais vous devez tout autant nouer une relation de confiance avec la population. C’est le sens de la police de proximité, et ces deux exigences, bien loin d’être contradictoires, sont complémentaires : l’une est condition de l’autre et réciproquement. Et on ne gagne pas la confiance de la population en se terrant dans des commissariats fortifiés mais en allant au devant de ses besoins, en répondant à ses attentes, qui sont notamment d’une présence plus visible et plus constante de la police en uniforme dans l’espace public. En uniforme et non en tenue de combat. La police est un service public comme les autres, et comme les autres, elle se doit d’adapter l’offre policière à la demande de sécurité. Et vous devez adopter cette posture, ou songer à changer de métier. »
- 19 Ce dernier, tout puissant conseiller de J.‑P. Chevènement, devait sa carrière météorique auprès de (...)
- 20 Ce jugement ne visait pas l’auteur mais un cabinet de consultants.
26Ce discours n’a pas été tenu parce que personne ne savait – au ministère – quoi leur dire. Le ministère a été muet, cadres supérieurs, directeur général19, ministre, Premier ministre, parce que nul n’y juge qu’il y a quoi que ce soit de pertinent à écouter dans la piétaille des services. Lorsqu’un intervenant extérieur s’y risque, le jugement est sans appel : « chiasse sociologique »… (sic)20.
27Le paradigme de cette posture est le cri du cœur recueilli dans les bureaux de Matignon quelque temps plus tôt : « Quand on consulte, on ne fait plus rien ! » Le propos concernait une loi destinée à mettre quelque transparence dans le traitement des plaintes concernant la police, et dont je m’étonnais qu’elle s’élabore – au rebours de son objet même – dans le plus grand secret. La suite a montré que lorsqu’on décide sans consulter, on poursuit sans observer, on développe sans évaluer et on conclut que la lune est carrée, et les policiers tous conquis par la police de proximité qu’ils mettent en œuvre avec enthousiasme.
28Comme ses prédécesseurs, Lionel Jospin n’a pas manqué de répéter sans cesse que la sécurité était affaire d’État et qu’il n’était pas question d’en confier la responsabilité aux maires, que cela transformerait indûment en shérifs. On s’étonne toujours de ce que des hommes politiques confirmés, ayant fait de bonnes études dans des écoles prestigieuses puissent colporter de telles sornettes. Cache-t-on si soigneusement à l’ENA que durant toute la Troisième République, de 1875 à 1941, la sécurité urbaine a été assurée dans toute la France (sauf quelques exceptions de police préfectoralisée) par des polices municipales ? La police parisienne elle-même, quoique directement sous les ordres de l’État, a conservé jusqu’en 1967 un statut de service municipal, qui interdisait la mobilité évoquée supra. On ne sache pas que la France était à l’époque à feu et à sang, et la délinquance plus inquiétante qu’aujourd’hui. Au vrai il y a à la base de ces pétitions de principe une confusion plus ou moins volontaire entre les diverses missions policières. Sous la même sécurité, on amalgame à la fois la protection de l’État et de sa souveraineté (police des frontières et des étrangers, renseignement et contre-espionnage, ordre public), la lutte contre la grande délinquance organisée (police criminelle liée à la justice) et la sécurité quotidienne (tranquillité publique et ordre public local). La France est un des très rares pays occidentaux qui continue à confier ces trois polices à la même administration. Elles sont d’ordinaire assurées à des échelons territoriaux différents, l’État n’assurant directement que la police de souveraineté. L’expérience historique et géographique confirme l’évidence intuitive : une menace terroriste requiert une mobilisation étatique, la lutte contre des réseaux professionnels demande une spécialisation pointue, ni l’une ni l’autre ne sont adaptées à la protection du portefeuille de Mme Michu, ou à la lutte contre les pyromanes de Strasbourg, démonstration en est faite quotidiennement.
29Mais les corporations intéressées continuent (et sans doute à tort) à se croire mieux loties dans le giron de l’État que sous tutelle décentralisée. Tout est fait dès lors pour identifier sécurité en général et prérogatives régaliennes, et se cramponner à celles-ci. Après plus d’un demi-siècle de routine centralisatrice, le résultat le plus clair de l’étatisation de 1941 a été de faire perdre à une police nationale totalement délocalisée (et la gendarmerie semble désormais atteinte du même mal) les compétences et les savoir-faire d’une police urbaine adaptée à son environnement. Lorsque la croissance de la délinquance locale, le sentiment d’insécurité qui en résulte et les conséquences politiques que cela entraîne (montée du Front national) se conjuguent pour presser l’État de se montrer enfin efficace, il ne dispose tout simplement plus des ressources cognitives requises : il ne sait pas faire. Et lorsque ces ressources lui sont indiquées (CLS et police de proximité, pour une bonne part grâce à l’étude des expériences étrangères), il se révèle incapable de les mettre en œuvre. Comme par ailleurs le champ policier dispose par lui-même de quelque attrait ésotérique, les groupes professionnels concernés sont passés maîtres dans l’art de subjuguer le ministre du moment, promptement transformé en porte-voix de ses troupes. Ainsi est constamment clos tout espace de débat sur les choses policières, interdit ou disqualifié tout savoir profane sur les questions de sécurité, et le ministère peut espérer – faute de toute contestation étayée – continuer à prospérer dans l’être.
30Tout se passe comme si le ministère de l’Intérieur visait à illustrer ce lieu commun du supposé « mal français » : la réforme est impossible, il faut casser et rebâtir. La gauche politique n’a rien voulu, ou rien su faire, pendant la dernière législature, pour contredire le dicton. Le ministère de l’Intérieur a été, une fois de plus, abandonné à lui-même et l’impulsion politique initiale promptement ensablée dans la routine des circulaires et les jeux d’influence internes. Se clôt probablement ainsi un cycle qui aura duré un quart de siècle. Depuis le milieu des années 1970, la police d’État et derrière elle tout l’appareil du ministère de l’Intérieur, résistent victorieusement à toutes les tentatives entreprises pour leur faire prendre au sérieux la sécurité publique locale et y consacrer les ressources humaines, organisationnelles et matérielles nécessaires. Aux dernières élections nationales, et pour la première fois de façon aussi éclatante, la majorité sortante a payé au prix fort son incapacité à vaincre cette résistance, son refus de prendre politiquement à bras le corps l’inadaptation du service public policier. Pour la même raison, ce sera peut-être la dernière fois qu’une majorité politique se laisse ainsi enfermer sur ce terrain, et le nouveau ministre a clairement signifié qu’en échange des moyens supplémentaires rassemblés, il exigeait des « résultats ». Si ceux-ci ne sont pas promptement au rendez-vous, plus durablement que par la manipulation locale de la statistique, l’architecture actuelle des polices en France aura vécu.
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