- 1 Citons, parmi les ouvrages les plus récents : Christian Bachmann, Nicole Leguennec (Bachmann et Leg (...)
- 2 Voir, à titre d’exemples : À chacun selon son métier, Les cahiers de la sécurité intérieure 48, 200 (...)
1Non sans calculs et arrière-pensées politiques, la sécurité s’est imposée comme le grand thème de la dernière campagne présidentielle française, et l’on sait qu’elle en a largement marqué le déroulement et les résultats. On sait aussi ce que cette question peut cristalliser d’angoisses, d’idées fausses et toutes faites. Mais pour une fois, on ne pourra certainement pas reprocher à la sociologie d’être « en retard » ou « décalée » par rapport à la vie sociale et aux préoccupations des citoyens. En effet, depuis quelques années déjà on ne compte plus les livres, les articles, les numéros spéciaux de revues et les études consacrés aux diverses figures de ce problème : délinquance, émeutes urbaines, terrorisme, violences privées, violences civiles, violences politiques, violences scolaires, violence des images, violences au travail, harcèlement…1 De plus en plus aussi, notamment grâce aux travaux de l’IHESI (Institut des hautes études de la sécurité intérieure), les métiers et les politiques de la sécurité constituent aujourd’hui un domaine actif de la sociologie à travers l’étude de la police et du travail policier, du travail judiciaire, des prisons, des nouveaux métiers du social…2 La lecture de la plupart de ces productions est utile à un double titre. D’abord, le sociologue y voit souvent à l’œuvre un travail exemplaire croisant des bases empiriques solides, un traitement raisonné des statistiques et des monographies, avec la mise en œuvre de paradigmes généraux d’interprétation de la délinquance et de la violence. De ce point de vue, la sociologie de la délinquance et de la violence participe pleinement d’une sociologie générale dans la mesure où elle mobilise la plupart des grands modèles théoriques qui ont sédimenté l’héritage de la sociologie. Ensuite, confronté à des faits précis et à des interprétations rigoureuses, le citoyen peut se forger une opinion éclairée et résister ainsi aux paniques morales qui emportent parfois l’opinion.
2Il y a évidemment quelque chose d’arbitraire à ne retenir que quelques ouvrages dans l’ensemble de cette production et nous avons choisi de ne parler ici que des livres récents consacrés à la délinquance dans la mesure où ils traitent de la sécurité à partir du même problème et souvent des même données, ce qui confère une certaine unité à ces ouvrages et, en même temps, autorise une comparaison plus précise car le thème de la sécurité ne possède pas véritablement de frontières.
3C’est certainement le livre le plus ambitieux des ouvrages retenus, à la fois parce qu’il situe son propos dans une perspective historique, et parce qu’il aborde directement le problème du rôle des appareils d’État (Robert, 1999).
- 3 Sur ce récit « éliasien », cf. Robert Muchembled (Muchembled, 1988).
4Comme tous les chercheurs évoqués ici, P. Robert observe que la croissance des délits, notamment des vols, s’étale sur une période de cinquante ans, puisqu’ils sont passés de 500 000 à plus de 2 millions. Ceci suffit d’ailleurs à écarter l’explication trop simple en termes de crise économique et de chômage. De plus, l’efficacité policière s’est très rapidement affaissée en même temps que le processus répressif « tourne à plein régime », pour ceux qui sont pris, sans dissuader les autres pour autant, créant ainsi une spirale de l’insécurité dont les conséquences politiques sont désastreuses, dit P. Robert, parce que c’est directement l’État qui est mis en cause. En effet, l’État moderne a progressivement revendiqué et acquis le monopole de la sécurité alors que sous l’Ancien Régime, celle-ci était avant tout une affaire communautaire relevant de l’interconnaissance, de l’honneur des familles et d’un contrôle social primaire, l’accès à la justice étant très largement dissuasif. Au fil des siècles, nous serions passés d’une civilisation de l’honneur à une civilisation des mœurs appuyée sur l’État3. L’État moderne assoit ses prétentions à assurer la sécurité en se chargeant surtout des déracinés et des sous-prolétaires ; pour le reste, le contrôle communautaire suffit. Selon P. Robert, cette histoire pèse encore largement car, malgré l’épuisement des régulations et des contrôles communautaires, la police s’intéresse plus à l’ordre public et aux « grands crimes » qu’à la petite délinquance et à la sécurité quotidienne. Bien qu’il s’installe subrepticement, le travail de sécurité de la police reste dévalorisé, incapable de répondre à la demande des citoyens et des élus. C’est sans doute parce que le rôle de l’État comme producteur de sécurité est au cœur de son analyse, que P. Robert refuse de confondre violence et délinquance car si les vols ont été multipliés par onze en cinquante ans, les infractions contre les personnes n’ont été multipliées « que » par deux. De plus, les agressions sont plus souvent élucidées que les vols. Appuyé sur les statistiques disponibles, P. Robert « déconstruit » l’image des banlieues violentes et s’oppose au thème des incivilités qui lui semble engendrer les analyses en termes de classes dangereuses et de barbarie. « Ainsi délestée de toute information précise, la rhétorique nationale des incivilités risque surtout de véhiculer un message subreptice de toutes les sauvageries » (Robert, 1999, p. 75). P. Robert note d’ailleurs que si le sentiment d’insécurité est partagé par les électeurs de droite et par les électeurs de gauche, il ne prend véritablement de connotation politique que dans le cas où la gauche est au pouvoir.
5Le fait essentiel est l’anonymat entre le prédateur et sa victime : il facilite la prédation, généralise la plainte et rend difficile la réaction publique. Avec l’enrichissement collectif et la solitude urbaine, les opportunités de vol se sont multipliées alors que plus les objets disponibles sont nombreux, plus ils ont de valeur symbolique et sont désirables. La grande affaire est donc celle du vol, de la « prédation » dont une personne sur quatre est victime tous les deux ans, et celle de l’inefficacité des institutions qui euphémisent le problème en parlant de petite délinquance. Or, avec un taux d’élucidation de 5 % des vols déclarés, tout se passe comme si la police ne s’y intéressait pas, alors que ce taux est de 90 % pour la délinquance astucieuse (chèques sans provision, escroqueries à l’assurance…) et de 70 % pour les agressions. Au bout du compte, même si la justice condamne lourdement les voleurs, ceux-ci ont une longue expérience de l’impunité, et leurs victimes aussi. En fait, le crime ne reste impuni que pour les particuliers : les banques, les entreprises, les grandes surfaces, les bâtiments publics parviennent à se protéger alors que l’État a échoué à tenir le rôle dont il s’est assuré le monopole avec la nationalisation de la police.
6Nous sommes donc entrés dans une impasse et, progressivement, le marché tend à se substituer à l’État en matière de sécurité. Les assurances contre le vol ont explosé et, de manière générale, nous assistons à une coproduction de la sécurité entre le privé, l’État et les acteurs politiques locaux. Le problème vient de ce que cette évolution laisse les plus faibles de côté et n’assure la sécurité que des plus privilégiés. Les vols se déplacent vers les plus pauvres et les assurances ne remboursent les victimes qu’une fois sur deux dans le cas des cambriolages et des vols de voiture, et qu’une fois sur dix dans les autres cas. Bref, « l’État est en panne », il n’a pas vu le problème s’installer parce que la sûreté de l’État l’a toujours emporté sur la sécurité des citoyens et parce que les « Trente Glorieuses » ont été dominées par l’abandon de la sécurité des citoyens. La police s’est enfermée dans la répression en refusant la dissuasion et la sécurité quotidiennes. Les politiques de la ville sont des suites « d’expériences » jamais évaluées, la police et la justice continuent à s’opposer, la première étant la « pourvoyeuse » frustrée de la seconde une fois les plaintes enregistrées. Au fond, ces institutions restent prisonnières de l’imaginaire d’un l’État tout puissant et s’enferment dans les imprécations et une inefficacité croissantes. Plutôt que de dénoncer la société, sa faillite morale et la faiblesse du droit, il faut donc considérer que la sécurité est, avant tout, un problème de politique publique et de rôle de l’État. C’est parce que ce problème n’est pas abordé comme tel que se développent, dit P. Robert, les idées fausses et politiquement efficaces sur la force d’un droit qui n’est pas appliqué, sur les « noyaux durs », sur le laxisme judiciaire, sur les banlieues « sauvages »… Bref, la sécurité est d’abord l’affaire de l’État et de son impuissance, notamment à l’égard des plus démunis.
7H. Lagrange s’intéresse moins directement à l’État qu’aux diverses figures de la délinquance juvénile aujourd’hui, et notamment à la violence des jeunes des quartiers pauvres, violence qui interdit de réduire ces conduites à leur seule dimension pénale (Lagrange, 2001).
8De 1978 à 1997, les vols avec violence ont été multipliés par près de quatre, les viols, par cinq, comme les coups et blessures et les dégradations de bien publics. Cette violence est principalement le fait de mineurs issus de la périphérie urbaine et des quartiers à forte composante immigrée. En cela, il s’agit de conduites structurelles dans la mesure où elles procèdent d’une étiologie recouvrant largement la formation d’un problème social et urbain. Si le vol n’a cessé de croître depuis cinquante ans, les conduites violentes semblent surtout associées au développement de la crise économique et des ghettos urbains à partir de la fin des années 1970. Les vols procèderaient de l’enrichissement et du maintien ou du creusement des inégalités, conformément à la théorie mertonienne de l’anomie, alors que l’augmentation de la violence serait plus indépendante de la conjoncture économique et procéderait de la situation générale de la jeunesse et des modes d’entrée dans la vie.
- 4 H. Lagrange rejoint ainsi les analyses de F. Dubet (Dubet, 1987), Michel Wieviorka et al. (Wieviork (...)
9Les études mobilisées par H. Lagrange font ressortir des « causes » relativement classiques de la délinquance : disparition ou décès du père, absentéisme et échec scolaires, chômage, immigration… Il faut aussi considérer des causes moins « banales » et plus surprenantes, comme la rigueur du contrôle familial, la propension plus forte des cadets à la délinquance et le « transfert de la frustration » vers les plus jeunes. Depuis 1990, les violences collectives ont augmenté en s’intensifiant dans certains quartiers sans pour autant s’étendre à toute la société. Au bout du compte, les thèses savantes et les discours quotidiens sur l’anomie et le déclin de la morale laissent H. Lagrange « perplexe ». C’est plus du côté de la pauvreté, de la ségrégation et de l’inefficacité des institutions qu’il faut chercher les causes de la délinquance, ce qui n’implique évidemment pas de considérer les délinquants comme des victimes. Mais la délinquance expressive et violente conduit à penser en termes de problème social, et de problème social s’accentuant du fait même de l’insécurité qui renforce la ségrégation sociale par un mécanisme de défection : ceux qui le peuvent quittent les zones, les écoles et les quartiers dangereux, accentuant ainsi leur exclusion. La France se caractérise moins par un taux de vols particulièrement élevé, que par une violence collective issue d’un désir de reconnaissance ; à côté d’une délinquance de prédation rationnelle, il existe une violence expressive, sans objet, une violence qui n’est rien d’autre qu’un moyen d’exister, quitte à se détruire dans l’accomplissement de ce désir4.
- 5 Sur la force du respect, on lira notamment Philippe Bourgois (Bourgois, 2001), David Lepoutre (Lepo (...)
10Dans la tradition des études conjointes de l’homicide et du suicide, H. Lagrange n’oublie pas que, à l’ombre de l’affrontement et de la violence spectaculaire, se développent des conduites d’esquive dans lesquelles « le rapport de soi à soi » se substitue à l’agression et à la « crise historique ». Bien sûr la toxicomanie est associée à la délinquance dans 13 % des cas de vols, mais elle reste d’abord une épreuve de désocialisation, surtout pour les plus pauvres. Cependant, la consommation de drogues, notamment des drogues « récréatives » (Ecstasy, LSD…) qui « explosent » dans les années 1990, atteint tous les jeunes et plus encore ceux qui viennent des milieux aisés, alors que les fournisseurs vivent dans des quartiers pauvres. Ainsi la statistique criminelle montre que les villes riches consomment les drogues alors que les villes pauvres sont marquées par l’importance des coups et blessures et du business. Deux figures de la crise juvénile se dessinent ainsi. Deux figures sexuées s’opposent aussi parce que les filles restent beaucoup moins délinquantes et violentes que les garçons, mais surtout parce qu’elles sont de plus en plus victimes de violences sexuelles. Cette augmentation ne tient pas seulement à la facilité relative des plaintes puisque les enquêtes d’autodéclaration montrent que le nombre des victimes est plus élevé chez les plus jeunes femmes. H. Lagrange pense que cette forme de violence procède d’une large mutation des rôles sexuels et d’une crise de la masculinité, notamment dans les milieux populaires où s’installe une culture de la violence et du « respect » valorisant « l’hyper masculinité » virile5.
11Quitte à ignorer toute la subtilité des analyses proposées par H. Lagrange, on pourrait dire qu’il interprète surtout la croissance continue de la délinquance violente comme le produit d’une crise sociale profonde associant le creusement des inégalités et de la ségrégation au développement d’un individualisme moderne privant ainsi les jeunes de la plupart des cadres sociaux qui permettaient la régulation de leurs conduites. Alors que P. Robert interprète les mêmes phénomènes et les mêmes données comme les effets imprévus du processus de civilisation, il semble qu’H. Lagrange s’attache à une représentation plus tragique en termes de « décivilisation », de renversement d’une tendance séculaire à la pacification des mœurs (Lagrange, 1995).
12S. Roché interprète la croissance de la délinquance et de la violence comme un déclin de la civilité, du contrôle social et de la morale (Roché, 2002).
- 6 Cf. notamment, La délinquance des jeunes. Les 13–19 ans racontent leurs délits, Le Seuil, Paris, 20 (...)
- 7 Sur ce thème, voir aussi S. Roché (Roché, 2000).
13Comme ses collègues, S. Roché n’ignore rien de la délinquance, du crime et de leurs statistiques6, mais il s’attache surtout aux incivilités banales, celles qui pourrissent la vie des individus, surtout les plus pauvres, et alimentent ainsi le sentiment d’insécurité : « Je défends que les incivilités, ou désordres en public, en souillant l’espace urbain, annulent l’idée même d’un monde à partager, c’est-à-dire d’un lieu où faire l’expérience de l’autre » (Roché, 2002, p. 2)7. Il dénonce d’emblée l’indifférence et la « hauteur » des intellectuels bien pensants, des travailleurs sociaux et des privilégiés protégés eux-mêmes de l’insécurité et des injures des incivilités, prompts à transformer les coupables en victimes, et inversement. Il dénonce aussi l’inaptitude d’un État affectant 4,7 policiers et gendarmes pour 1000 habitants et 9 délits en Lozère, contre 2,3 policiers et gendarmes pour 1000 habitants et 55 délits dans le Rhône.
14Le sentiment de l’urgence et le souci de l’action (on ne saurait les lui reprocher) conduisent S. Roché à détacher le développement des incivilités de la question sociale et du marxisme latent de la pensée sociale des années 1970. En réalité, les incivilités proviennent d’une crise de l’individualisme démocratique, elles ne contestent pas l’ordre social, elles le contournent, elles s’inscrivent dans une crise profonde de l’autorité et des valeurs morales, dans une absence de lien social. Elles sont l’image grimaçante d’une société libérale sans être pour autant une simple conséquence du libéralisme. S. Roché opte résolument pour une analyse en termes de crise du contrôle inspirée des analyses de Travis Hirschi, alors que ses collègues sont plus proches des analyses de Robert K. Merton et de la première École de Chicago (Hirshi, 1969).
- 8 Cette théorie s’est imposée avec l’article de James Q. Wilson, Georges Kelling (Wilson et Kelling, (...)
- 9 Tous nos auteurs observent que les séries télévisées et les films policiers commandent l’imaginaire (...)
15Alors que la théorie de la tolérance zéro, soutenant que tout délit doit être appréhendé et sanctionné, lui semble incantatoire et démagogique, S. Roché défend la théorie de la vitre brisée8 qui en appelle à une action policière de contact, efficace et capable de restaurer confiance et sécurité en répondant aux intérêts de la communauté, plutôt qu’en se consacrant uniquement à la recherche du criminel une fois le crime commis9. Il affirme que la recherche obsessionnelle des causes profondes de la délinquance interdit d’agir dans un espace public souillé par les incivilités, alors que la délinquance n’est jamais le produit mécanique de conditions sociales ; même si les chances d’être délinquant sont plus élevées chez les pauvres, la plupart d’entre eux ne sont pas délinquants alors que les incivilités des classes moyennes ne sont pas négligeables. Dans la mesure où les incivilités engendrent la délinquance parce qu’elles donnent à leurs auteurs un sentiment de toute puissance et d’impunité, dans la mesure où elles leur démontrent que la société est anomique et faible, il importe d’abord d’agir à ce niveau plutôt que de croire à l’efficacité de réponses judiciaires inappliquées et inapplicables ou à des changements sociaux aussi radicaux qu’improbables. S. Roché démontre, statistiques à l’appui, comment les Américains, notamment à New York, ont obtenu de larges succès en réformant profondément la police et son travail, pendant que les courbes françaises de la criminalité ne cessent de croître. Les enquêtes de victimisation américaines indiquent une chute de la moitié depuis 1989, alors que les taux français ne cessent de croître et de se rapprocher de ceux des États-Unis. Enfin, il y a plus de coups et de viols en France qu’aux États-Unis. On se tue toujours plus en Amérique, mais de 1993 à aujourd’hui, les États-Unis ont vu le taux de meurtres passer de 10 à 6 pour 100 000 habitants ; il reste stable en France, de l’ordre de 2 pour 100 000. Au bout du compte, la situation américaine s’améliore alors que celle de la France se dégrade.
16Fort de ces conclusions, qui seront sans doute discutées par les experts en statistiques criminelles, S. Roché en appelle à une profonde réforme de l’action publique sans croire pour autant en une simple importation du modèle américain. Bien que ses explications de la délinquance soient sensiblement différentes de celles de P. Robert, S. Roché le rejoint dans sa critique du modèle française de sécurité. Le « républicanisme » rate la diversité des contextes sociaux, la culture et les syndicats policiers répugnent à changer de missions, le travail social s’enferme dans l’angélisme et l’on ne parvient pas à se détacher de l’image d’un État construit sur une société rurale. L’école refuse de nouvelles missions et l’État craint la participation directe des citoyens tout en déplorant leur passivité. Toutefois, S. Roché ne veut pas désespérer son lecteur et montre que les pratiques évoluent sous la force des choses. Il décrit un grand nombre d’initiatives locales et efficaces, il en appelle à la création de nouveaux métiers de la sécurité associant prévention, répression et maintien de l’ordre public, sans ignorer cependant que ces nouveaux métiers de la sécurité, ces métiers de défense des « règles d’usage », restent encore largement précaires et méprisés.
17Il serait artificiel et sans doute faux de pousser au plus loin les différences entre les trois ouvrages évoqués plus haut. Chacun des auteurs y affirme un style intellectuel, une sensibilité et peut-être des valeurs spécifiques ; en même temps, tous veulent donner une base empirique solide à leurs analyses, multipliant les statistiques, les observations et les références, et l’on voit bien se nouer plusieurs fils de débats. Pour le dire d’un mot, P. Robert interprète la délinquance comme une montée des opportunités de prédation associée à une accentuation des problèmes sociaux et surtout, à une faillite de l’État ; H. Lagrange insiste plus nettement sur la crise sociale et sur les dimensions culturelles et expressives d’une violence juvénile tournée contre les autres et contre soi-même. Enfin, S. Roché met en exergue les causes morales des incivilités et l’incapacité de l’État de construire une politique pragmatique de sécurité, en ce sens il est probablement plus dans l’air du temps que ses deux collègues. Mais cette présentation ne rend pas justice aux analyses proposées car, en réalité, toutes combinent un certain nombre d’explications et de paradigmes de la sociologie de la déviance et du crime et, plus largement, de la sociologie générale.
18Le premier de ces paradigmes relève d’une théorie du choix rationnel et de l’individualisme méthodologique (Cusson, 1983 ; Cusson, 1998). Les trois livres soulignent que le crime et la délinquance, notamment le vol multiplié par plus de dix depuis la guerre, procèdent tout simplement d’un accroissement considérable des opportunités des vols. Les voitures et les téléphones portables se sont multipliés, les bicyclettes sont laissées sans surveillance, il n’y a plus de personnels de sécurité dans les gares et les stations de métro, les résidences secondaires sont vides plusieurs mois de l’année… Autrement dit, il est facile de voler et rationnel de le faire étant donné l’inefficacité relative de la répression et la faiblesse du contrôle social et de la réprobation dans une société d’individus utilitaristes. D’ailleurs les premiers vols sont une sorte de jeu enfantin et de sport juvénile avant que d’entrer dans la carrière délinquante. Tous nos auteurs reprennent plus ou moins ce type d’analyse sans lui donner pour autant la connotation répressive qui lui est souvent associée et selon laquelle seul le durcissement des châtiments peut freiner le crime. En fait, aucun d’entre eux ne s’en tient à ce paradigme et ils en soulignent les limites en proposant d’autres interprétations.
- 10 Chapitre 5 de La délinquance des jeunes, op. cit.
19Tous les individus étant a priori rationnels et intéressés, comment expliquer l’inégale répartition sociale du crime ? Parmi les réponses disponibles, la plus classique est celle que R.K. Merton a formalisé dans sa théorie de la déviance : les sociétés démocratiques sont traversées par une tension structurelle entre un idéal d’égalité et le maintien de profondes inégalités sociales. C’est ce qui peut expliquer que les moins favorisés sont aussi les plus délinquants par conformisme plus que par révolte, et que le creusement des inégalités génère le crime. H. Lagrange et P. Robert reprennent cette explication, notamment pour ce qui est de la répartition urbaine du crime. Quant à S. Roché, il réfute ce paradigme tout en lui concédant une place pour ce qui est de l’école qui homogénéise les aspirations des jeunes, tout en les inscrivant dans l’échec ; ainsi pourrait s’expliquer la corrélation entre échec scolaire et délinquance juvénile10.
20Cependant, aucun de nos auteurs ne s’en tient à ce paradigme mertonien et au thème de la frustration relative, car il ne rend pas compte du fait que tous les jeunes défavorisés ne sont pas délinquants et surtout, du fait que la délinquance suppose une certaine indifférence normative ou une capacité de « neutraliser » les normes de la morale courante (Matza, 1964). Dès lors, tous adoptent plus ou moins le paradigme de l’anomie et de la faiblesse du contrôle social. La délinquance procéderait d’une double crise du contrôle social, d’abord d’une crise éducative et morale, une lacune du contrôle intériorisé, ensuite, d’une crise du contrôle par autrui, celui du voisinage, des adultes et des institutions. Alors que P. Robert réfute assez fermement ce thème, H. Lagrange lui fait une plus grande place pour ce qui est de la consommation des drogues et des violences sexuelles. Mais c’est à partir de là que l’analyse des incivilités développée par S. Roché prend toute son ampleur et rejoint une représentation sociale banale de la crise de la morale, de la démission des pères et des familles, de la mort du lien social et des communautés…
21Tous les auteurs évoqués ici, notamment H. Lagrange avec la violence et S. Roché avec les incivilités, sont sensibles aux aspects expressifs et a priori irrationnels de conduites délinquantes qui ne visent pas seulement à s’approprier des objets, mais aussi à détruire, à saccager, à humilier, à faire mal, à violer… Avec les incivilités, S. Roché s’en tient à une explication en termes d’anomie et de crise du contrôle moral. Sans la justifier pour autant, H. Lagrange pense que cette violence « gratuite » doit être comprise comme une forme de révolte et de revendication de reconnaissance dépourvue d’objet et violente, justement, parce qu’elle est sans objet. Il y a là un paradigme en termes de domination, plus exactement, en termes de sujet impossible et de mouvements sociaux impossibles. Ne pouvant désigner et combattre un adversaire, les jeunes détruisent leur propre monde et eux-mêmes, comme s’est efforcé de le montrer M. Wieviorka (Wieviorka et al., 1999). Par exemple, la mauvaise foi des jeunes délinquants issus de l’immigration africaine et maghrébine dénonçant le racisme pour mieux justifier leurs crimes et leurs délits, n’empêche pas qu’ils sont « objectivement » victimes du racisme. Au fond, nous sommes là face à un tout autre paradigme dans lequel la violence n’est pas l’irruption de la sauvagerie dans l’homme, comme dans celui de l’anomie et du contrôle social, ou la résolution de frustrations relatives, mais dans un modèle où la violence des individus est une réponse à la violence sociale, à l’exclusion, au mépris, au racisme, au chômage, à l’échec scolaire, à la perte d’estime de soi… Ce qui ne signifie pas qu’elle soit politique ou même justifiable, mais elle est plus qu’un problème social.
- 11 Qui n’est cité, semble-t-il, par aucun des auteurs.
22Un dernier paradigme est mobilisé par les trois auteurs, celui de la légitimité de l’action publique. Largement inspiré de Max Weber11, ce modèle affirme que la pure répression ne suffit pas à freiner le crime, encore faut-il qu’elle soit légitime et efficace, que les individus y croient et aient confiance en elle. Sur ce point, les trois auteurs se retrouvent pour montrer en quoi les appareils de contrôle et de répression, la police et la justice, sont inefficaces et peu légitimes aux yeux des citoyens et des délinquants. P. Robert souligne la vacuité de l’État, H. Lagrange, la haine qui commande les relations des jeunes et de la police, S. Roché est plus sévère encore pour ce qui est de l’incapacité française de donner aux individus la sécurité à laquelle ils ont droit. Ici, c’est moins la délinquance qui pose problème que l’incapacité de garantir une sécurité élémentaire, et la sociologie de la délinquance devient une sociologie politique.
23Tous les types d’interprétation que je viens d’évoquer sont de véritables paradigmes, non seulement parce qu’ils s’inscrivent dans des traditions intellectuelles établies et fort stables dans la sociologie de la délinquance, mais aussi parce que chacun d’entre eux propose un schéma causal spécifique et un type d’interprétation, d’attribution de sens, irréductible aux autres. Je suis délinquant parce que c’est mon intérêt, parce que je suis frustré, parce que suis dépourvu de morale, parce que je suis une victime ou parce que l’autorité n’est pas légitime. Évidemment, je puis être délinquant pour toutes ces causes et toutes ces raisons à la fois. Il importe alors que le sociologue les hiérarchise et les distingue, mais il ne peut les confondre parce que chacune de ces explications repose sur une logique propre et, peut-on ajouter, sur une anthropologie, une conception de la nature humaine et de la vie sociale, particulière et cohérente. Si la science consiste à mettre ces paradigmes à l’épreuve des faits, les trois ouvrages évoqués dans cette note ont réussi l’exercice.
- 12 Notons cependant qu’en tapant avec une certaine allégresse sur les intellectuels et les analyses de (...)
24La mobilisation de paradigmes aussi différents et parfois contradictoires confère à ces livres, clairement écrits, une certaine complexité intellectuelle car la densité des matériaux mobilisés contraint les auteurs à enchaîner les raisonnements plutôt que de développer une idée, et une seule, comme on peut le faire quand on croit que les phénomènes ont une cause, et une seule. Idéologiquement, puisque le sujet passionne, on pourrait sans doute jouer à classer tel ou tel paradigme à droite ou à gauche, du côté de l’ordre ou du côté de sa critique, mais je serais bien incapable de dire quelles seraient les couleurs des combinatoires proposées12. Il apparaît aussi nettement que, derrière la relative unité des catégories juridiques et statistiques, les délinquances, les violences et les problèmes de sécurité n’ont pas d’unité, ni dans leurs causes, ni dans leurs significations. Et c’est sans doute cette découverte et cette affirmation réitérée qui font que ces livres, et bien d’autres dont nous aurions pu parler, ne sont pas seulement intéressants : ils sont aussi vertueux. Dommage qu’ils soient trop sérieux pour que la télévision en parle entre deux faits divers saignants et deux déclarations bien senties, la sociologie serait alors utile à la démocratie. Mais c’est un autre problème…
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