1La nouvelle économie est une invention des médias que très peu d’économistes ont osé reprendre à leur compte. Revenant sur les textes fondateurs parus dans la presse spécialisée, Jean Gadrey fournit un portrait robot de cette nouvelle économie : elle se caractérise par une forte croissance sans inflation ; sa dynamique repose sur le développement et la diffusion des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) qui, en stimulant l’essor des activités de service, deviennent la source de nombreux emplois ; enfin, elle scelle la victoire définitive de l’économie de marché.

2Tout au long du livre, J. Gadrey reprend chacune de ces affirmations et démontre qu’aucune ne résiste à l’épreuve des faits : la nouvelle économie est une économie de papier, un habile montage d’affirmations non vérifiées qui composent une véritable mythologie. J. Gadrey ne se contente d’ailleurs pas de ce travail de déconstruction. Chemin faisant, il fait découvrir aux lecteurs l’économie réelle et la diversité des formes d’organisation possibles des marchés.

3Chiffres à l’appui, l’auteur commence par démontrer que les NTIC créent beaucoup moins d’emplois que certains ne l’affirment (aux États-Unis, entre 1986 et 1996, le secteur de la restauration a créé 1,6 million d’emplois, celui de la santé 2,94 millions, celui des services informatiques seulement 618 000). Quant à l’impact de la technologie sur la productivité, lieu commun des envolées lyriques sur la nouvelle économie, il est finalement très modeste : le taux de croissance de la productivité a été au cours des années 1960 et 1970 et même sur l’ensemble du siècle, bien supérieur au taux actuel. Non seulement la nouvelle économie crée plutôt moins d’emplois que l’ancienne, mais de plus elle favorise une polarisation dualiste qui renforce les inégalités entre catégories de salariés. Appuyant sa démonstration à la fois sur des comparaisons internationales (notamment entre pays anglo-saxons, pays de l’Europe du Nord et de l’Europe du Sud) et sur des études microéconomiques détaillées, l’auteur suggère de manière très convaincante que ce dualisme n’est pas une fatalité. Les expériences tentées et réussies par les agents économiques montrent mieux que de longs discours, premièrement que d’autres modes d’organisation de l’économie sont possibles et deuxièmement qu’ils ne sont pas moins efficaces que ceux qui sont prônés par l’idéologie néolibérale. Le mouvement de l’économie ne condamne donc pas au dualisme : l’intégration et la professionnalisation des salariés (en lieu et place de leur précarisation) sont compatibles avec des marchés assurant la flexibilité des prestations et la réactivité des entreprises.

4Ce constat de la pluralité des formes d’organisation de l’économie, J. Gadrey l’approfondit tout au long de son livre : il n’existe nulle part des lois intangibles qui imposeraient une relation mécanique entre des performances et des formes d’organisation. Il rappelle tout d’abord les abondants travaux de sociologie économique qui montrent l’importance des règles et des institutions sans lesquelles les marchés ne pourraient fonctionner. Le cas du marché du travail est sans doute le mieux connu et le mieux documenté. Mais aucun marché ne fait exception : l’incertitude qui entoure la qualité des produits et le comportement des agents ainsi que la nécessaire prise en considération de principes civiques ou moraux (absence de discrimination, préservation de l’environnement, respect de la dignité humaine) rendent inévitable l’existence de règles. Changez les règles et les marchés changent. La globalisation de l’économie se traduit par la mise en compétition des différentes formes d’organisation des marchés : les mauvaises règles chassent les bonnes.

5En soulignant la diversité des marchés et en mettant en évidence leur adaptabilité, J. Gadrey n’entame pas pour autant un plaidoyer pour le tout marché ! Les marchés ont des limites et des défaillances. Ils tendent à fabriquer des irréversibilités socio-techniques et du même coup à réduire la diversité des biens et produits proposés ; ils ne parviennent pas toujours à produire de l’intégration et de la solidarité sociale, tout simplement parce que ces valeurs ne sont pas calculables ; par ailleurs, lorsqu’ils calculent les intérêts et les valeurs, ils opèrent nécessairement des choix arbitraires entre ce qui est pris en compte et ce qui est externalisé. J. Gadrey donne une illustration frappante de ces limites dans le chapitre consacré aux nouveaux modes de gouvernance des entreprises et aux marchés financiers. Il retrace les évolutions qui ont conduit à la tyrannie des marchés financiers et à l’instauration d’un market for corporate control : les équipes dirigeantes, que la facilité des prises de contrôle met en concurrence les unes avec les autres, sont jugées sur leur capacité à accroître les profits pour les actionnaires. Les célèbres fonds de pension, même s’ils sont minoritaires, s’emploient à faire respecter cette règle du jeu qui s’incarne dans des outils de gestion et de calcul qui favorisent les shareholders (ou au moins certains d’entre eux) au détriment des stakeholders.

6Le tour de force réalisé par l’auteur est de combiner deux lignes d’analyse. La première l’amène à réfuter point par point les discours sur la nouvelle économie ; la seconde le conduit à proposer une analyse profonde, originale et convaincante de la diversité des formes d’organisation des marchés. Il évite du même coup le débat stérile qui oppose ceux qui sont farouchement hostiles au marché et ceux qui en sont les défenseurs inconditionnels. Pour lui, la question n’est pas d’être pour ou contre les marchés (ils sont là, et bien là), mais de réfléchir aux règles de leur organisation qui peuvent et doivent faire l’objet d’un débat ouvert et informé. Du même coup, il redéfinit de manière drastique le rôle et la contribution des économistes. Leur tâche, comme celle de tout scientifique, est de débusquer les discours non étayés par les faits, mais également et surtout de mettre en évidence l’existence empirique d’une pluralité de formes d’organisation, et d’essayer d’imaginer les règles et les conditions qui permettraient aux expériences minoritaires de se diffuser.

7On l’aura compris, ce petit livre est un maître livre qui ouvre de nouveaux espaces à l’analyse économique. La rigueur du raisonnement est impressionnante tout comme la solidité des données qui l’étayent et la maîtrise de la littérature qui est mobilisée. La clarté de l’exposé le rend accessible non seulement aux spécialistes mais à tous ceux qui sont intéressés par les questions économiques. C’est en outre un livre généreux. La postface qui a été ajoutée à l’édition de poche, parue en 2001, fait le point des débats auxquels le livre a donné lieu. Elle permet à l’auteur de préciser sa pensée et d’enrichir la démonstration en apportant de nouvelles données plus récentes qui confirment les anciennes. J. Gadrey montre la complémentarité entre son livre et la somme de Luc Boltanski et Ève Chiapello. Une fois la postface lue, il ne reste plus tellement de critiques auxquelles l’auteur n’ait pas répondu. J’en vois une pourtant que je me contenterai de suggérer ici. Elle porte sur les relations que J. Gadrey établit implicitement entre économie et politique. La thèse de l’encastrement, qui est très commode pour montrer le caractère organisé des marchés, a une limite sérieuse. En diluant les marchés dans les institutions, dans les réseaux, dans les règles ou dans les luttes entre groupes d’intérêt, elle empêche de comprendre, me semble-t-il, comment se tracent et se déplacent les frontières qui délimitent les marchés. Le seul contre-pouvoir à leur extension réside dans l’indignation morale et politique qui trouve son origine dans des valeurs ou des idéologies qui sont étrangères aux marchés proprement dits. C’est d’ailleurs ce que souligne Bernard Perret dans sa critique du livre : il estime que J. Gadrey ne met pas suffisamment l’accent sur les arguments éthiques ou politiques qui seuls permettent, selon lui, de résister à l’économicisation de la planète. Comment ne pas voir, pourtant, que si cet argument était vrai, le combat, pour lequel B. Perret milite, serait perdu d’avance ! Il me semble que c’est en prenant au sérieux les mécanismes d’externalisation et les débordements qui sont au cœur du fonctionnement des marchés, et non à l’extérieur, que l’on peut comprendre comment les marchés, en même temps qu’ils fabriquent de l’économie, fabriquent aussi de la politique et nourrissent ainsi un débat sur leurs limites.