1Le lecteur qui pourrait être réticent à l’idée d’entreprendre la lecture d’un ouvrage en anglais sur l’industrie du ciment sera très vite rassuré tant le livre d’Hervé Dumez et Alain Jeunemaître est stimulant d’une part, et bien construit d’autre part. Pourtant il n’est pas aisé de prendre en main aujourd’hui une problématique aussi controversée que celle de la globalisation, car le discours médiatique a dénaturé les enjeux d’une telle tâche en confondant globalisation et internationalisation. Mais l’angle d’attaque choisi ici par les auteurs est fécond dans la mesure où il articule la question de la globalisation, comme processus de transformation des marchés, avec celle de la régulation à la fois institutionnelle et économique des acteurs qui s’y expriment. L’une des vertus de l’analyse est de souligner la complexité du processus de globalisation, ce qui permet d’emblée d’écarter une vision déterministe de ce processus qui tendrait à stigmatiser un facteur particulier, que celui-ci soit technique, économique ou politique. Ce point est particulièrement bien fait dans l’ouvrage qui, dans le cadre d’une démarche historique et longitudinale, met en exergue les effets combinés d’une série de mécanismes que les auteurs s’attachent à décrire. La construction de l’ouvrage suit les différentes étapes de l’histoire de l’industrie cimentière en Europe, aux États-Unis et au Japon, et la façon dont le processus de globalisation s’est enclenché.

2La première partie s’attache à décrire les formes de localisation des activités de production, façonnées par les contraintes historiques et géographiques. Ce processus de localisation favorise une certaine stabilisation des rapports de concurrence entre les acteurs de ce marché, à travers une organisation oligopolistique du marché. Aux États-Unis, notamment, des arrangements entre les concurrents permettent de définir momentanément mais avec une certaine stabilité les conditions de relations économiques et géographiques au marché, à partir des coûts de transport de la marchandise. Ce principe, appelé basing point system permet de délimiter le périmètre géographique de l’échange en identifiant les limites à partir desquelles le coût de livraison d’un produit chez un client excède celui du concurrent le plus proche, le marché est alors cédé à ce dernier. Se dessine alors un marché dont l’échelle est locale. L’analyse proposée dans l’ouvrage avance assez nettement sur la question des échelles pertinentes pour expliquer moins le fonctionnement des marchés que leurs conditions de stabilisation. Du même coup, elle suscite un nouveau questionnement sur les formes d’ancrage territorial des marchés et plus largement sur la définition que l’on se donne d’un marché. Le basing point system, par exemple, ne peut suffire à expliquer la localisation des formes d’expression de la demande puisque la stabilisation de ces marchés oligopolistiques peut être remise en cause notamment par le développement de moyens techniques d’acheminement des marchandises qui rompent l’étanchéité de ces marchés. Ces interconnexions font éclater le caractère local du marché, en élargissant l’espace de proximité entre les producteurs et leurs clients. Peut-on réellement faire l’hypothèse d’une telle localisation si dans le même temps on s’attache à restituer, comme le font les auteurs, les possibles interconnexions qui existent entre différents espaces d’offre et de demande ? La clôture du marché ne serait alors qu’un effet de la focale choisie par l’analyse.

3La seconde partie de l’ouvrage décrit ensuite les conditions de développement d’un processus de globalisation, en faisant une distinction fine et pertinente entre l’internationalisation, que n’exclut pas la stabilisation de la concurrence sur des marchés locaux, et la globalisation qui procède par la mise en relation des marchés locaux sous l’effet de mécanismes pluriels : équipement des réseaux de distribution, politique d’investissement en capacité, augmentation du pouvoir des clients indépendants. De manière subtile, H. Dumez et A. Jeunemaître soulignent également l’effet de stratégies de réponse des différents producteurs déjà installés dont les actions vont contribuer, non pas à enrayer le processus de globalisation, mais bien à l’accentuer (contrôle des importations, développement d’activités de courtage en interne, développement d’une solidarité multimarchés, intégration des clients directs), en rendant difficile parfois le retour à cette stabilisation du marché local. Ces stratégies sont rendues possibles par le caractère très structurant de l’offre qui efface toute forme de spécificité d’un marché, c’est-à-dire finalement des préférences qui s’expriment sur ce marché. Dès le début de l’ouvrage, les auteurs nous ont en effet expliqué que ce qui fait la spécificité de cette industrie est le caractère homogène du produit qu’elle fabrique. Cette homogénéité fonde alors la possible extension de l’espace marchand. Il nous semble possible de suggérer une autre piste d’analyse dans laquelle on ne ferait plus de l’homogénéité du produit un donné mais le résultat des actions des différents compétiteurs et principalement des nouveaux entrants. D’ailleurs, les auteurs eux-mêmes nous montrent bien que cette homogénéité n’est pas constante dans le temps, puisqu’elle varie en fonction de l’action des compétiteurs. H. Dumez et A. Jeunemaître soulignent qu’en banalisant l’offre, sur le critère territorial, les entrants cherchent à empêcher le cimentier installé de maintenir des prérogatives sur un espace d’échange territorialisé. L’offre de proximité ne peut plus devenir différenciatrice à partir du moment où elle est équivalente en prix et en qualité à l’offre globale que proposent les nouveaux entrants. Les auteurs indiquent ensuite que les premiers entrants n’ont d’autre choix que de répondre par une redifférenciation à la banalisation du produit introduite par les nouveaux entrants. On voit bien que la qualification du produit est un élément des stratégies qu’opposent les producteurs locaux à la menace potentielle que le processus de globalisation fait peser sur « leurs » marchés. Cette perspective a l’avantage de souligner que la globalisation n’est pas qu’un principe de réalité qui, technologiquement ou économiquement, interconnecte des marchés locaux éloignés, mais qu’il s’agit également de deux visions du marché qui s’affrontent à travers ce processus. Autrement dit, l’une des forces de l’ouvrage est de superposer à la restitution des enjeux économiques liés au positionnement des différents acteurs, une analyse en termes de pluralité de « visions » du marché.

4La troisième partie de l’ouvrage permet aux auteurs d’interroger les outils actuels de la régulation des marchés. Ils soulignent notamment que la question de l’échelon pertinent d’intervention reste ouverte, dans la mesure où la globalisation déplace les exigences en termes d’intervention du niveau national vers un niveau soit infranational, soit supranational. Ils insistent enfin avec beaucoup de pertinence sur le fait que la régulation doit être repensée autour d’une pluralité d’actions en fonction du degré d’exposition au processus de la globalisation. Ces deux principes suspendent l’idée d’une réponse unique face à la mise en cause de comportements d’acteurs économiques par les autorités de régulation. La globalisation modifie la donne et ne permet plus de juger de la même façon ces comportements. L’ouvrage d’H. Dumez et A. Jeunemaître nous semble donc clarifier les termes d’un débat qui s’est aujourd’hui très clairement porté sur les scènes publique et politique.