1Cet ouvrage rassemble les réflexions d’une dizaine de sociologues (affiliés au Laboratoire de sociologie du changement des institutions) spécialistes de l’intervention en entreprise. Si la majorité d’entre eux ne dispose pas d’un statut de chercheur ou d’enseignant-chercheur, ils n’en font pas moins de la sociologie, rappelant ainsi que le métier de sociologue s’exerce aussi en dehors de l’université ou du CNRS. Le texte cherche à dégager les lignes théoriques et méthodologiques communes de leurs pratiques respectives ; il s’articule en trois parties.

2Tout d’abord, au travers d’une périodisation courant de la moitié du xix^e siècle à nos jours, c’est la question de la relation des sociologues à l’action qui est soulevée. Le résultat du tour d’horizon proposé est sans équivoque : tous les grands noms de la discipline, ceux d’hier comme d’aujourd’hui, ont situé leurs travaux dans un rapport à la pratique. Du coup l’intervention (notion qui vient d’« entrevenir », ce qui signifie aller à la rencontre de l’autre, rappellent-ils) sociologique est (re)située de plain-pied dans la tradition disciplinaire. « Recherche impliquée », elle ne doit pas être opposée à la recherche fondamentale ; les deux approches correspondent à des « degrés d’approfondissement, de temporalités et de types de productions » distincts mais relevant d’un même processus. La production d’un savoir local et contractualisé « ne contredit pas la perspective de l’accumulation scientifique ; elle en constitue simplement une première phase incontournable » (p. 95). En d’autres termes, l’intervention sociologique relève, pour nos auteurs, d’une véritable « sociologie scientifique ». Certes, ses référentiels sont multiples (la recherche-action, la sociologie de l’organisation et des identités, la sociologie de l’action, la psychosociologie, la psychopathologie du travail, la sociologie de la régulation…) et ses formes revêtent toujours un caractère éminemment « pratique », mais, dans tous les cas, l’intervention procède toujours d’une véritable « théorie d’action » (Chris Argyris). Ce sont ses principaux contours que l’ouvrage entend dessiner en même temps qu’il souhaite combler quelques-uns des « angles morts de la tradition de la sociologie de l’organisation et de l’entreprise » (p. 25).

3Dix récits structurent la seconde partie ; ils mettent en scène des recherches conduites dans des secteurs très différents (grandes entreprises industrielles publiques ou privées, organisations syndicales, cabinet de consultants, administrations) et qui ont été classées thématiquement (recherches auprès de « systèmes locaux de productions », « d’acteurs dirigeants », « d’acteurs fonctionnels ») afin de dégager plus facilement quelques enseignements dominants. Ici l’intervention du sociologue est décrite comme un processus conduisant à un diagnostic toujours restitué aux acteurs dans la perspective d’enclencher et/ou d’activer des compromis sociaux, de modifier les mécanismes individuels et collectifs de décision, ou bien encore de soutenir les individus et les collectifs pris dans des tensions institutionnelles. Les analyses soulignent que l’intervention ne ressemble jamais à un long fleuve tranquille sur lequel le chercheur, appuyé sur ses connaissances savantes (et rassurantes), s’emploierait à naviguer paisiblement. Les récits montrent au contraire que le sociologue est à chaque fois pris dans des tourbillons très puissants ; de tous côtés il est aspiré, tiraillé, secoué, contesté. S’il aboutit dans sa mission, c’est en raison de sa capacité à mobiliser une pluralité de registres d’action : tantôt la « dimension scientifique » lui permet d’assurer « une distance critique », tantôt une posture « socio-politique » lui offre d’autres possibilités en donnant des accents très impliqués à son travail (p. 169). Toujours, il oscille entre « compréhension et action », endossant une multiplicité de rôles (facilitateur, médiateur, négociateur), aidant à la structuration d’espaces et de modes de confrontation entre acteurs (p. 185). Son « éthique » (dont on ne sait toutefois pas très bien comment les auteurs la définissent) est un des pivots de sa pratique ; elle lui fournit d’indispensables repères, notamment lorsqu’il est placé dans la position du « militant acceptant que son intervention serve de moyen d’action et développe les ressources de certains acteurs » (p. 304). De ces pages surgit clairement l’idée que la finalité de l’intervention sociologique, outre le fait qu’elle participe d’un travail d’élaboration théorique à verser parmi les productions relevant du champ scientifique, consiste à obtenir « une meilleure régulation » des ensembles organisés étudiés. La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à une réflexion portant principalement sur ce thème.

4C’est dans une logique de complémentarité théorique que les auteurs entendent se situer. S’ils n’ont aucune exclusivité, ils privilégient toutefois les corpus permettant de saisir tout à la fois le déploiement de jeux stratégiques (Michel Crozier, Erhard Friedberg), les identités au travail (Renaud Sainsaulieu), les régulations (Jean-Daniel Reynaud) et les mécanismes d’apprentissage (Chris Argyris) à l’œuvre dans l’entreprise… Les développements consacrés aux impacts de l’intervention sur la régulation sont tout particulièrement approfondis. Cette dernière est définie comme le résultat de la mise en tension d’un niveau « institutionnel » (désignant les instances dirigeantes de l’entreprise) et d’un niveau « socio-productif » (correspondant aux productifs et aux autres acteurs relais que sont les cadres, les organisations syndicales). Pour chacune de ces deux instances deux formes de déclinaisons sont possibles : l’une est « organisationnelle » (les règles de contrôle auxquelles répondent les règles autonomes) l’autre est « sémantique » (la signification que les acteurs donnent à leurs actes et à leur identité) et, là encore, toutes deux sont en frottement. Ces points cardinaux s’ajustent les uns aux autres, au travers de conflits, de compromis, de jeux que l’intervention sociologique vient analyser et bousculer à la fois. Ce faisant, elle contribue à redéfinir simultanément les équilibres « socio-productifs […] et institutionnels […] à travers un processus cognitif et identitaire de développement des capacités instituantes… » (p. 358). En somme, même si chaque situation est singulière, c’est à la régulation, entendue dans toute sa complexité, que vient à chaque fois se confronter le sociologue ; en outre son intention est toujours la même : renforcer les processus de « démocratisation ». Ici, les auteurs assument la dimension socio-politique de leur démarche. Celle-ci ne se confond pas avec « l’éthique de la conviction » ; elle s’apparente plutôt à ce qu’ils nomment une « éthique de la responsabilité sociale », laquelle trouve sa cohérence dans le dépassement du cadre webérien séparant et opposant le savant et le politique et, symétriquement, l’éthique de la responsabilité et celle de la conviction. Estimant, en effet, que l’intervention sociologique mobilise « des savoirs théoriques sur la société et (permet) leur mise en application sur des problèmes concrets… » (p. 463), ils refusent la disjonction entre activité savante et engagement citoyen. Toutefois (et c’est, selon nous, la principale limite de cet ouvrage), comme pris de vertige par leur transgression des recommandations webériennes, ils s’empressent d’ajouter que « la raison du politique reste subordonnée à celle du savant » (p. 467), réintroduisant ainsi (sous la forme du primat d’un des termes sur l’autre) une séparation entre l’un et l’autre. En d’autres termes, ils placent in extremis leur raisonnement dans un cadre épistémologique « classique » construit sur les traditionnelles dissociations entre subjectif/objectif, connaissance ordinaire/connaissance savante, faux/vrai… Comment peut-on penser l’intervention sociologique comme tout à la fois marquée par une perspective critique, pédagogique et démocratique, cherchant à « peser » (p. 420) politiquement sur des situations problématiques, comme le suggèrent nos auteurs, sans revisiter en profondeur l’épistémologie de la coupure ? En effet, si le sociologue entend attacher entre elles les dimensions pragmatico-politiques et théoriques, les postures militantes et savantes, les intentions critiques et relativistes, l’action et la compréhension, l’implication et l’objectivation, se retrouvant ainsi dans une position hybride (au moins au regard de ce qu’Émile Durkheim appelait Les règles de la méthode), il ne peut plus, nous semble-t-il, se satisfaire de raisonnements marqués par les frontières, les dissociations, les ruptures ; il doit préférer les liens, les imbrications, les attachements, les associations, les métissages, bref une épistémologie très singulière. La sociologie d’intervention mérite sans doute des investigations supplémentaires dans cette direction. Il y a là un vaste chantier à ouvrir.