1Les sciences sociales s’intéressent assez peu aux techniques et prendre les automates pour sujet(s) peut sembler bien téméraire. En fait, le titre peut prêter à confusion car évidemment les acteurs en cause ne sont pas les automates mais la manière dont ils s’insèrent dans le tissu social. Utilisant le terme d’anthropologie dans le titre, l’auteur veut ainsi souligner une démarche ouverte sur le sens que les êtres humains donnent à leur activité, en le resituant dans le contexte global de la « tribu » qu’il observe.

2Ainsi, « l’homme n’est pas modélisable » lui répètent à l’envi les ingénieurs dans leurs entretiens, affirmation de caractère plutôt humaniste à première vue. Certes ! Mais replacée dans le contexte général, cette formule prend une toute autre signification, « l’homme est pensé d’abord comme une cause potentielle d’accident ». C’est non seulement l’analyse des discours des ingénieurs qui lui permet d’affirmer cela mais aussi l’observation des faits socio-historiques qui se sont produits autour de l’objet technique A–320. L’auteur, en effet, a suivi avec le groupe du Cetcopra (Centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques), l’arrivée de l’Airbus 320 sur les lignes commerciales et il a accompagné les pilotes dans le cockpit dès les premiers vols. L’objet technique « avion automatisé » a en quelque sorte parlé dès les premiers temps. Les problèmes du début, que l’on connaît et qui n’ont pas empêché sa réussite finale, ont, en effet, été l’occasion d’un dialogue conflictuel entre les pilotes et les ingénieurs. Bien plus, ce fut le moment où les opérateurs surent détourner, provisoirement au moins, la finalité tendancielle de ce progrès qui consisterait à « réduire l’autonomie de l’homme au fur et à mesure que progresse l’intégration des systèmes » (p. 46).

3Victor Scardigli, du reste, ne fait aucun reproche aux ingénieurs, la sociologie n’est pas une morale. Il rappelle simplement que ceux-ci ne font que reprendre une orientation technologique, un trend, qui serait la mathématisation du monde qu’Edmund Husserl et la phénoménologie ont depuis longtemps dénoncé sur le plan des idées. La digitalisation, la numérisation, nous dit l’auteur, en sont des traductions, des réalisations au sens littéral qu’accompagnent des images soulignant l’inévitabilité du devenir, tels le « village planétaire » de Mac Luhan et Bill Gates ou « l’intelligence collective augmentée » chère à une certaine ergonomie.

4V. Scardigli prend aussi une position philosophique contre l’autonomie des techniques. Selon lui s’il n’y a pas de déterminisme, les choix des bureaux d’études sont parfois reliés aux usagers, parfois non, mais ils expriment toujours des choix collectifs et ne se situent pas dans une histoire unilinéaire d’un pseudo-progrès technique. Il le montre avec beaucoup de perspicacité à propos de la genèse de l’Airbus 320 et sa démonstration devrait figurer dans une anthologie de l’innovation technique. Alors que le Concorde laissait entrevoir un avenir de l’aéronautique, que « Monsieur tout le monde » aurait trouvé évident si Concorde avait réussi, c’est brusquement le « glasscockpit » (cockpit de verre ainsi dénommé parce qu’il comporte des écrans au lieu de cadrans) qui s’impose comme évident dix ans plus tard dans les épures des bureaux d’études. Entre temps il y a eu l’arrivée du numérique et ce n’est pas cette arrivée en soi qui crée l’innovation mais le fait que le collectif des ingénieurs choisit cette voie comme incarnant celle de l’avenir, « l’invention est en réseau social autant que technique » (p. 78). Ce collectif lui-même n’est pas homogène « au sein de l’entreprise de construction aéronautique, c’est un groupe très restreint de quelques dirigeants managers qui a effectué le choix de l’automate » (p. 66), mais on y trouve les diverses facettes d’un même système de pensée, comme l’indique le titre du chapitre cinq.

5La position de l’auteur sur l’univers mental, les représentations collectives des ingénieurs est assez abrupte. Le « filtre cartésien » marque tous les projets tandis que la mathématisation du monde, déjà évoquée, constitue la trame de la réflexion. V. Scardigli rejoint ainsi les interrogations philosophiques sur la techno-science, celle de Nietzsche « la peur de l’incalculable est l’instinct fondamental de la science » ou celle de Martin Heidegger « que la calculabilité de la nature calculable s’empare en tant que monde présumé vrai de toute réflexion et aspiration de l’homme… voilà qui est digne d’être considéré comme un problème ». Le grand intérêt de cet ouvrage consiste aussi à rendre concrets ces processus qui, pour beaucoup de chercheurs sur les techniques, appartiennent à l’univers fumeux de la philosophie des sciences.

6Ainsi le progrès se déploie selon des lignes qui semblent aller de soi après coup et les succès vérifient la justesse de la nécessité d’aller toujours plus loin dans la réduction de la part sensuelle de l’homme et de son corps. La démonstration tautologique de la fatalité technologique est ainsi faite et la passivité des citoyens induite par cette illusoire nécessité. L’auteur ne croit pas à la démocratisation de la techno-science et il s’oppose clairement à l’optimisme moderniste, celui d’Alain Touraine en particulier qui croyait à l’« agent capable de transformer sa situation au lieu de la reproduire ». La conclusion, « L’autonomie de la personne ne peut exister que dans la reconnaissance de l’autre comme sujet désirant », pose clairement le problème du devenir technologique et du fait « moral » qu’incorpore tout projet techno-scientifique. Cet ouvrage passionnant sur l’innovation technique devrait donc devenir un référent en sociologie du travail car il situe avec précision les enjeux à l’intérieur d’un univers non galiléen, la science.