Nicolas Curien, Économie des réseaux
Nicolas Curien, Économie des réseaux, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2000, 128 p.
Texte intégral
1Encore un livre sur la dérégulation des services publics, dira-t-on. Eh bien, non : celui de Nicolas Curien n’est pas du tonneau habituel. Tout d’abord, il tente d’appréhender la notion de réseau de façon à la fois rigoureuse et large, sans la restreindre aux services bien connus d’énergie, de transports et de communications. Ensuite, il joint à l’usage de la formalisation économique une saine distance par rapport à ses excès.
2L’auteur reconnaît sans ambages que la notion de réseau ne va pas de soi, et propose une définition prudente. Il y a présomption qu’on a affaire à un réseau, dit-il, si une production économique satisfait à plusieurs de cinq critères : offrir des avantages de club (un service est d’autant plus intéressant qu’il relie plus d’utilisateurs et plus de fournisseurs) ; présenter des synergies de production (un producteur gagne à produire plus ou à offrir une plus grande variété de services) ; laisser place à des subventions croisées (les profits dégagés sur certains services ou clients compensent les pertes dues à d’autres) ; comporter des segments d’activité en monopole et des segments en concurrence ; faire l’objet d’une régulation publique.
3L’étude des effets de club permet d’aborder des biens à caractéristiques de réseaux différents des services publics habituellement cités : les services offerts par des familles d’appareils qui adoptent une norme commune, par exemple. Quelques formalisations mathématiques, efficacement vulgarisées, éclairent ainsi la lancinante question de savoir pourquoi VHS finit toujours par tuer Betamax, et demain peut-être Windows par éliminer MacOS. Il est toujours probable, montre l’auteur, qu’un standard l’emporte complètement sur les autres – à moins que tous ne disparaissent. Le vainqueur n’est pas forcément connu d’avance et, comme on sait, il n’est pas nécessairement le meilleur concurrent.
4À partir du troisième chapitre, le livre se concentre sur les services publics en réseaux. Il s’agit d’éclairer le vaste mouvement de réformes qui, depuis la fin des années 1970, introduit progressivement la concurrence dans ces secteurs jadis voués au monopole.
5Grâce à une analyse nuancée du monopole naturel, on comprend d’abord pourquoi il n’est jamais facile de déterminer quelle part d’une activité peut avantageusement être mise en concurrence. L’idée simple de laisser l’infrastructure en monopole et de mettre les services en concurrence n’épuise pas le problème : d’une part il y a deux infrastructures plutôt qu’une, l’une matérielle (câbles électriques, fibre optique) et l’autre informationnelle (la commande de ces réseaux) ; d’autre part, il y a parfois des avantages à mettre l’infrastructure en concurrence, comme dans les télécommunications, ou au contraire à laisser le monopole englober une part des services, comme dans la poste – au moins pour le moment.
6La question de la tarification dans les secteurs où coexistent monopole et concurrence, et où menacent des subventions croisées inéquitables, est pédagogiquement exposée elle aussi. En particulier, l’ouvrage caractérise clairement le dilemme du tarificateur : trouver une tarification qui soit à la fois raisonnablement efficace, c’est-à-dire qui ne s’éloigne pas trop de l’idéal du coût marginal, et soutenable, c’est-à-dire qui maintienne le marché en équilibre stable dans le champ de forces créé par la concurrence.
7À partir de là, les réformes et les nouvelles régulations qu’elles amènent sont caractérisées dans leurs différentes dimensions : ouvrir tout ou partie du marché ; privatiser ou non les ex-monopoles, et séparer ou non leurs diverses activités ; passer d’une intervention publique en forme de tutelle à une régulation des marchés. Ce dernier aspect des réformes est particulièrement novateur. On voit émerger des institutions d’un genre nouveau, les autorités indépendantes de régulation, qui trouvent leur place aux côtés des gouvernements et des autorités de la concurrence : ainsi l’Autorité de régulation des télécommunications et la Commission de régulation de l’électricité, créées en France en 1997 et 2000 respectivement.
8Fondamentalement, la régulation dite spécialisée qu’assurent les nouvelles autorités consiste à instaurer une concurrence équitable entre ex-monopoles et nouveaux entrants, tout en garantissant que les missions d’intérêt général sont convenablement remplies. Ni l’un ni l’autre ne va de soi. Qui dit concurrence équitable dit « bons » tarifs d’interconnexion : les nouveaux entrants doivent pouvoir louer à un prix juste et efficace l’infrastructure de l’ex-monopole. Les formules tarifaires en ce sens ne cessent de se perfectionner et tentent de concilier de nombreux objectifs : laisser entrer les seuls concurrents efficaces, favoriser la création d’infrastructures nouvelles lorsqu’elle en vaut la peine, inciter l’ex-monopole à la performance. Enfin, l’intérêt collectif commande de veiller à ce que tout usager ait accès au service à un prix abordable, quels que soient sa position géographique et son rang social. N. Curien montre comment évaluer et répartir au mieux entre les opérateurs concurrents les surcoîts qu’entraîne cette obligation.
9L’usage des comptes rendus voudrait que l’on introduisît ici une critique de telle ou telle thèse. Le lecteur voudra bien excuser que l’on n’y sacrifie pas. Qu’un expert éclaire aussi complètement une question complexe, sans rien cacher derrière le formalisme des modèles, est chose trop rare : les lecteurs intéressés doivent rapidement se procurer l’ouvrage.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Matheu, « Nicolas Curien, Économie des réseaux », Sociologie du travail, Vol. 43 - n° 2 | 2001, 267-268.
Référence électronique
Michel Matheu, « Nicolas Curien, Économie des réseaux », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 43 - n° 2 | Avril-Juin 2001, mis en ligne le 14 juin 2001, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/34901 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.34901
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