Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire
Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire, Presses universitaires de France, Paris, 2000, 280 p.
Texte intégral
1Le livre n’existait pas. Il y avait certes des témoignages ou une ethnographie des hommes à la rue, un regard médico-légal ou compassionnel plutôt misérabiliste, des récits journalistiques grimés pour quelques mois dans des centres d’hébergement, mais point de sociologie.
2D’entrée de jeu, l’événement « vivre à la rue » ne réside pas dans les faits qui s’y passent nous dit Corinne Lanzarini, tout du moins son actualité n’est possible qu’à travers un ensemble de violences institutionnelles, des séries de stigmates et d’enfermements qu’il faut patiemment retracer. Changement de regard donc.
3L’auteur observe les sorties mécaniques par le bas des institutions d’assistance, avec son flot de discrédits ; les rampes assistancielles à portée de rue, avec ses petites ressources et les souffrances qui s’y attachent ; les injonctions qui épuisent physiquement et parfois conduisent à retourner la violence contre soi. Elle mesure la mécanique qui fait des hommes à la rue « les démonstrateurs » d’un effondrement des protections sociales, une perte des sécurités qui habituellement tiennent les individus, bref, un jeu de dominos qui se couche pièce à pièce jusqu’au silence.
4Nous sommes bien dans une situation extrême où l’homme à la rue a épuisé de nombreuses ressources, brûlé bien des secours, consumé les opportunités de hasard. Conséquence, l’auteur n’hésite pas à mettre en correspondance cette situation extrême, aux formes de violence à l’œuvre dans les institutions totalitaires – la prison, l’hôpital psychiatrique, les camps de concentration ou le foyer de semi-liberté – pour montrer combien les corps surexposés dans la rue ont à voir avec cette nudité vitale. C. Lanzarini relie les risques de vivre à la rue, les violences du dehors et celles des pairs avec l’univers carcéral ou concentrationnaire en montrant comment la nudité existentielle suscite les mêmes facultés d’adaptation : une vigilance de tous les instants, un souci des détails pour trouver le sommeil, le corps comme dernière ressource, l’autopunition ou la violence retournée contre soi. Par éclipse, le monde se retourne lentement sur le dos de celui qui marche sans savoir où il va. En gros, il prend tout sur son dos, les rôles sociaux s’effacent au profit d’une « vie nue » où ne reste que les petits rôles de la manche, de l’arnaque ou du dépouillement du voisin. Noir le tableau.
5À partir de cette forme d’analyse – qui prend bien des risques, notamment celui de congédier les circulations dans les situations au profit des injonctions institutionnelles – on peut dire que l’auteur délivre l’hypothèse d’un bio-pouvoir qui produirait un type d’individu au bord de la folie.
6Du centre d’hébergement par exemple, une orientation « des cas » se réalise en fonction du diagnostic porté sur les capacités des individus, le passé proche ou à partir des signes manifestes du respect du règlement intérieur. Les cérémonies d’entrée et de sortie visent à différencier les étiquetages : à travers l’âge, la posture physique, la manière d’être ensemble et de se donner à voir, le récit des journées précédentes, le degré d’alcoolisation ou les signes possibles de violence.
7En montrant que l’entrée en hébergement consiste à évaluer les formes possibles de pacification pour enrayer les violences, l’ouvrage analyse bien les ressorts d’une injonction éducative à laquelle les hommes répondent par des tactiques de présentation de soi plus ou moins réussies.
8Par une desexualité imposée, ces violences répétées conduisent à l’impossibilité d’organiser une conduite. Il en surgit une sorte d’onirisme social, un embellissement du moi : on s’accorde volontiers une identité inventée ou une biographie étrangères à soi.
9L’hypothèse est forte : l’onirisme social est un récit qui sert d’anxiolitique social, comme une marque identitaire provisoire, celle de l’honneur viril ou de l’autonomie retrouvée. L’embellissement de soi est une façon de s’autoriser à désirer quelque chose : « on peut s’en sortir ». Là aussi, l’onirisme social serait porté par toutes les institutions gardiennes de la normalité : puisqu’elles se mettent en position de contrôler tous les actes et toutes les pensées accomplis dans une sphère publique qui ne cesse de s’étendre, elles parviendront à conquérir l’ensemble des rôles jusqu’à l’intimité.
10L’intérêt majeur du livre de C. Lanzarini vient de ce qu’il pose un regard qui recompose de larges sphères institutionnelles censées construire de la sécurité pour les individus déclassés. C’est l’histoire d’une grande rupture, une communauté de condition qui rencontre les mécanismes des « institutions totales » analysées par Erving Goffman. Pourtant l’on peut se demander si une approche en termes de carrière institutionnelle n’aurait pas eu la vertu de démassifier le point de vue, plus encore, une typologie des situations d’engagement et d’évitement n’aurait-elle pas montré une véritable circulation des individus ? Si sans conteste les formes de coopération institutionnelle ne marchent guère, les choses et les interactions se détériorent, les propos et les conduites brouillent le personnel en place, ne gagnerait-on pas à approfondir de quoi est fait ce trouble ? Comment se représenter cette oscillation entre le normal et le pathologique qui use l’attention des professionnels (et parfois celle du sociologue). Et pourquoi ne pas prendre au sérieux les « récits fous » comme autant de récits de vie, c’est-à-dire des lignes de fuite qui ont lieu en interaction avec le personnel et le sociologue ? À ne pas prendre pleinement cette prise parole, serait-elle troublante, on raye à nouveau les mouvements du corps lorsqu’ils tapent des pieds et des mains. Comme en détention, les coups de pieds et les gestes importent puisqu’il ne reste plus qu’eux pour manifester.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-François Laé, « Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire », Sociologie du travail, Vol. 43 - n° 2 | 2001, 282-283.
Référence électronique
Jean-François Laé, « Corinne Lanzarini, Survivre dans le monde sous-prolétaire », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 43 - n° 2 | Avril-Juin 2001, mis en ligne le 14 juin 2001, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/35017 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.35017
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