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Credits: La Découverte

1Une « bande de potes » s’amuse sur un matelas gonflable. L’un d’entre eux, resté sur le chemin terreux qui jouxte le cours d’eau, les observe. La photo de couverture est belle. En partie trompeuse, toutefois. Ce sont bien les cas de jeunes ruraux, principalement des hommes, du Grand-Est de la France que Benoît Coquard traite dans cet ouvrage. Mais c’est davantage dans les intérieurs de maisons qu’il les croque, « chez les uns et les autres », ou dans les rues de ces « campagnes en déclin » qu’il arpente en voiture. La vieille région industrielle a vu disparaître une partie de sa jeunesse en même temps que ses emplois. Pourtant, certains sont restés et c’est principalement à eux que le sociologue consacre ce travail, résultat d’une immersion de plusieurs années dans ce milieu populaire rural, composé principalement d’ouvriers et d’employés.

3La forme d’ouvrage est ainsi au diapason de l’opération de tri qui divise la génération sociale au cœur de l’enquête. Certaines silhouettes s’évanouissent alors qu’on avance dans la lecture. Parmi les premiers à être effacés des pages et des mémoires, ceux qui sont partis faire leurs études supérieures et leurs vies ailleurs. Ces enfants des classes moyennes, et certains de classes populaires, parmi lesquels de nombreuses femmes, n’appartiennent plus à l’horizon des possibles auxquels la jeunesse locale s’identifie. « Ceux qui restent » opèrent à leur tour une série de mises à l’écart, en redéfinissant, dans leur passé et leur présent, les figures exemplaires et repoussoirs. Les parcours de réussite dont on se souvient, les idéaux auxquels on aspire, sont ceux qui demeurent atteignables. Ni les élites économiques de la mondialisation, dont on se sait méprisé, ni la bourgeoisie culturelle locale n’en font partie. C’est dans l’entourage proche que se trouvent les modèles de ce que l’on souhaite devenir.

4Dans la lignée des analyses de Norbert Elias, Benoît Coquard met au jour les « logiques de l’exclusion » (Elias et Scotson, 1997) qui président ici à la formation des nouvelles solidarités. La ligne de démarcation distingue alors ceux qui se sont « posés » des « cassos », soit les plus précaires. Cette hiérarchie est perceptible dans la topographie que dévoile l’ouvrage. Les centres-bourgs ont été désertés par les jeunes « établis » qui ne « traînent » plus, que ce soit dans les bistrots ou les bals, disparaissant eux aussi, ou dans les rues sur lesquelles ne subsistent que les « perdus ». L’homme respectable, qui jouit d’une « bonne réputation », a acquis une stabilité à la fois professionnelle, matrimoniale et résidentielle. Ses amis, avec lesquels il partage goûts et style de vie, l’aident à bâtir son « chez soi » en périphérie, où il les accueille pour l’apéritif. C’est désormais dans l’intimité du foyer que se réunissent les « clans », en partie pour échapper au contrôle social. Comme l’avaient déjà montré les travaux de Nicolas Renahy (2010), l’enjeu de ces affinités électives est la constitution d’un « capital d’autochtonie » permettant le maintien d’une autonomie locale, et ainsi la mise à distance des normes dominantes à l’échelle globale qui disqualifient ces jeunes en dehors des territoires qu’ils maîtrisent. Toutefois, ces normes se rappellent indirectement à « ceux qui restent » quand les liens tissés sont mis à mal par la concurrence latente qui les imprègne, amplifiée par la raréfaction des emplois. Une longue et solide amitié peut soudainement se briser car l’un a obtenu le poste que l’autre convoitait.

5Si les sociabilités amicales ne sont plus structurées par les collectifs de travail, la valorisation sociale continue d’être liée au statut professionnel. Cela explique la position en arrière-plan des femmes dans l’ouvrage, à l’image de celle qu’elles occupent, selon l’auteur, dans les espaces publics et privés de ces zones rurales. Les emplois qui leur sont habituellement destinés étant les plus rares, les jeunes femmes sont moins intégrées que leurs conjoints aux réseaux de sociabilité, qui sont également soudés par la pratique d’activités — travail au noir, football, chasse, moto-cross — majoritairement masculines. La centralité de la question du travail se révèle à double tranchant : les jeunes qui ont un emploi reconnu disposent de ressources matérielles et d’un capital social qui leur permettent d’envisager une possible ascension en direction des petits patrons et de la bourgeoisie économique ; ceux qui sont peu intégrés échapperont difficilement au cercle vicieux de la précarité, tel Lorenzo, issu d’une lignée familiale stigmatisée. Si sa « beauté » l’a un temps sauvé des commérages médisants, il a été désormais placé, avec le passage des années, dans la catégorie des « déchets ». Ces épouvantails, « fainéants », « assistés » et autres « crevards » sont — plus encore que les immigrés et leurs descendants — les véritables exclus de ce « nous, d’abord », réduit comme peau de chagrin au groupe d’amis sur lesquels on peut compter.

6La vision sombre du monde social que révèle cette expression est aujourd’hui captée politiquement, dans un langage ethnicisé, par l’extrême-droite, historiquement très présente dans ces territoires ruraux. Le discours nationaliste, qui est actuellement le plus en phase avec les vécus et ressentis d’une grande partie de ces populations, semble pourtant un couvercle mal ajusté à cette réalité plurielle. Il ne correspond pas aux stratégies sociales et matérielles de vie voire de survie qui orientent l’élaboration de ces nouvelles solidarités. Le mouvement des « gilets jaunes » a ponctuellement rebattu les cartes, offrant alors la possibilité aux exclus des groupes d’appartenance locaux de s’inscrire dans des collectifs. Ce mouvement, qui a également montré les tensions politiques contradictoires qui travaillent ces territoires, ne constitue néanmoins que « la partie fluorescente de l’iceberg », comme l’indique l’intitulé du premier chapitre de l’ouvrage. Comme y invite son auteur, il faudrait étudier plus avant les formes politiques que prennent ces reconfigurations sociales, les conditions de possibilité du passage d’un « nous » local à un « nous » élargi, au cadre national ou au-delà. Surtout, il serait important de le faire comme Benoît Coquard, c’est-à-dire en prenant le temps de l’observation et de l’analyse, et en suivant les préceptes de la collection dans laquelle il est publié : révéler « l’envers des faits », c’est prendre les choses par le bon bout, à rebours des images surplombantes et déformées.

7L’apport le plus significatif de l’ouvrage est donc de tirer, à partir d’un matériau empirique considérable, un portrait actuel des classes populaires qui se recomposent localement, en milieu rural, sous l’effet des grands bouleversements économiques de notre temps. Articulant focale individuelle et vision holistique, Benoît Coquard s’inscrit dans les pas de sociologues portés vers l’histoire tels Norbert Elias, déjà cité, ou plus récemment Michel Pialoux. Comme ce dernier, l’auteur prête une grande attention aux mots de ses enquêtés. Mais il s’en distingue par la forme moins littérarisée de son texte, où les courts extraits d’entretiens sont privilégiés. Benoît Coquard opère par petites touches langagières, en reprenant les expressions les plus significatives employées par les jeunes hommes et femmes avec lesquelles il s’est entretenu. On aurait aimé les entendre plus longuement parler, car leurs visions du monde restent indissociables du langage dans lequel ils et elles s’expriment, et qui les modèle en retour. Néanmoins, ce parti pris permet d’échapper à l’un des principaux risques corollaires au recueil de la parole : l’illusion d’authenticité. L’auteur assume ici le caractère construit de son objet et de la mise en récit d’un monde dont il est originaire et qu’il avait quitté. Il est revenu sur ce terrain familier en ayant chaussé les lunettes du sociologue. À la bonne distance, Benoît Coquard offre aux lecteurs des sciences sociales une image, certes traduite, mais pleine de justesse, de ceux qui sont restés.