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Dossier-débat : L'engagement du sociologue

Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement

Michel Callon
p. 65-78

Notes de l’auteur

Je remercie A. Hennion et Y. Barthe pour leurs commentaires et suggestions.

Texte intégral

1. Introduction

1Qu’est-ce que l’engagement du sociologue dans la cité ? La question est redoutable, au moins pour deux raisons. D’abord parce qu’elle tombe au milieu d’un drame médiatique au centre duquel se trouve P. Bourdieu, drame qui remet sur le devant de la scène les intellectuels et leurs rôles dans la société française. Ensuite, parce que, dans sa formulation même, la question nous replonge dans des débats surannés dont je voudrais sortir.

2Mais comment échapper à l’actualité, comment s’extraire des catégories prêtes à l’emploi et qui, dès qu’elles sont mobilisées, nous entraînent sur des terrains qui à force d’avoir été labourés sont devenus stériles ? D’abord en s’imposant deux contraintes : ne pas parler de Bourdieu et de la controverse au cœur de laquelle il s’est plongé lui-même ; refuser de partir de notions comme celles d’intellectuels et d’engagement. Deuxièmement, et c’est le seul stratagème que je puisse imaginer, s’appuyer sur les apports des sciences studies (ou recherches sur la science), pour replacer les sciences sociales dans la dynamique sociale. En effet, comment parler de l’engagement du sociologue, comment décrire ses relations avec le monde qui l’entoure, sans prendre en considération le contenu de ses activités, sans se poser d’abord la question de la sociologie et de ses rapports avec les objets qu’elle construit et étudie ?

  • 2 Grâce aux travaux autour des revues Hérodote ou Espace-Temps.

3Malheureusement, alors qu’on commence à mieux comprendre comment l’anthropologie (Thomas [23]), la géographie2, l’économie (Callon [10]) participent à la mise en forme du social, peu de données et peu de travaux historiques ou sociologiques sont disponibles pour notre propre discipline.

4Puisque ces travaux n’existent pas, j’ai pris le parti, dans cette note destinée à introduire le débat, de rappeler quelques résultats de l’anthropologie des sciences de la nature ou de la vie, en m’efforçant de les transposer à notre discipline, les matériaux empiriques que j’utilise étant pour l’essentiel liés à mon expérience personnelle.

2. De la performation du social

5Un des apports essentiels des recherches sur les sciences est d’avoir montré la pertinence de la notion de porte-parole, habituellement réservée au domaine de l’action politique, pour rendre compte du travail du chercheur et des rapports qu’il établit avec les objets qu’il étudie.

6Quand Watson et Crick écrivent dans leur article historique publié dans Nature : « la structure de l’ADN est une double hélice », ils parlent au nom de l’ADN et de sa structure particulière. L’ADN comme entité non-humaine ne dispose pas du langage articulé ; mais le scientifique, et c’est ce qui définit à la fois son savoir-faire et parfois son génie, parvient à faire s’exprimer cette entité, grâce à un dispositif expérimental ingénieux qui produit des inscriptions qu’il déchiffre et interprète. L’énoncé est le point d’aboutissement d’une longue chaîne de traduction mise en forme par l’expérience et qui rend bavardes des entités jusque-là muettes et silencieuses. Dans le même mouvement, ces entités, d’invisibles deviennent visibles. Leur identité, leurs propriétés sont discutées dans les débats et controverses qui s’établissent entre des chercheurs qui définissent parfois différemment les entités au nom desquelles ils parlent. Des expériences sont refaites, de nouvelles épreuves imaginées, en vue de départager les points de vue. Une fois l’accord obtenu, les scientifiques deviennent, ne serait-ce que pour un certain temps, les porte-parole légitimes d’entités dont l’identité est stabilisée.

7Ce qui est important dans ce mouvement c’est que le chercheur (disons la science) fait émerger des entités jusque-là invisibles et qu’il s’érige, au terme de controverses et de débats avec ses collègues (c’est le fond de son métier) en porte-parole légitime et incontestable de ces entités. S’établir en porte-parole, et c’est là l’intérêt de la notion, c’est s’engager dans une opération de performation de la réalité. Le chercheur représente (dans tous les sens du mot) l’entité au nom de laquelle il parle, et, à travers le dispositif expérimental qui permet cette représentation, il intervient dans la constitution, dans la mobilisation de cette entité. Représenter et intervenir, telles sont les deux composantes, inextricables, du travail de recherche (Hacking [14]). On voit comment ce point de vue s’applique aisément aux sciences de la nature et de la vie : leur seule obsession est de faire proliférer des entités nouvelles, quarks, prions, neutrinos ; les dispositifs qui produisent cette prolifération constituant simultanément les moyens de la mobilisation (plus ou moins) contrôlée et maîtrisée de ces entités. La recherche scientifique allonge jour après jour la liste des êtres qui composent notre monde et avec lesquels nous devons apprendre à (ou refuser de) cohabiter.

8Cette analyse vaut également pour notre discipline (comme l’a montré Akrich [1], elle s’applique aussi à la technologie et aux ingénieurs). Puisqu’il est question actuellement de mouvement social, comment ne pas voir le rôle joué par les sociologues dans la performation de ces mouvements. Quand Touraine intervenait pour mettre en forme un mouvement social qui se posait la question de la place du nucléaire dans la société française et dans sa production, il travaillait, en bon chercheur, à la performation d’une entité (le mouvement anti-nucléaire) qui, une fois constituée, venait en quelque sorte modifier la société française, sa composition et ses débats, Ce mouvement, tel que redéfini par le sociologue, et dont il ne s’agit pas de décider ici s’il a duré ou si sa construction était suffisamment robuste pour qu’il transforme le débat social, ce mouvement donc, est né de la mise en place d’un dispositif expérimental (la montée vers l’historicité) soigneusement défini par Touraine et ses collègues. De même, Bourdieu et ses élèves, quand ils mettent en scène la misère du monde ou quand ils parlent au nom du mouvement de 1995, rendent-ils visibles de nouveaux acteurs, de nouvelles identités, qui d’une certaine manière étaient présentes mais invisibles. Que ces nouvelles entités entrent durablement dans notre société, voilà une autre question qui est celle de la robustesse de la représentation et de la capacité de ces sociologues d’être les porte-parole légitimes des acteurs qu’ils amènent à l’existence publique (tout comme la robustesse de l’entité : neutrino dépourvu de masse, dépend des épreuves organisées par leur porte-parole en désaccord). On pourrait multiplier les exemples qui montreraient la validité du parallèle entre sciences dures et sciences souples. Les deux reconfigurent le monde qui est le nôtre en important de nouvelles entités et en s’efforçant de produire des effets de réalité suffisamment forts et durables pour que nous ne puissions plus les ignorer.

9Que ce monde, notre monde, soit enrichi par des non-humains (sciences dures) et par une reclassification des humains (sciences souples), invite évidemment à ne pas dissocier les deux entreprises. C’est sans doute l’apport principal de ce qui est appelé maintenant l’Actor-Network Theory (ANT ou théorie de l’acteur-réseau) : le monde que nous constituons est un collectif hybride fait d’humains et de non-humains, et il n’est pas possible (telle est du moins l’hypothèse de l’ANT) d’étudier séparément ses composantes humaines ou non-humaines. Performer un monde social hybride, tel était l’objectif explicite d’un de mes articles dont je dois dire que le destin m’a surpris (Callon [9]). Dans cet article, fondé sur une longue enquête auprès de chercheurs et de marins-pêcheurs travaillant en étroite coopération, je n’ai rien fait d’autre que de proposer une nouvelle définition du collectif et du lien social, qui rendait visibles toutes les entités non-humaines auxquelles nous sommes attachés, par des liens qui demeuraient, au moins dans le champ de la parole légitime, invisibles. C’est en ce sens que cet article a pu être jugé fondamental : non point parce qu’il était théorique, mais parce qu’il redéfinissait explicitement la liste des entités habituellement retenues pour définir la société et la nature. Que cette performation ait réussi est une autre question, que l’ANT soit devenue le porte-parole reconnu de ces collectifs hybrides, est une affaire non tranchée. Mais la question est là, devant nous, et difficilement contournable.

10On voit en quoi l’expression commode : rendre visible ce qui était invisible, est dangereuse, et pourquoi j’ai préféré la notion de porte-parole. Le neutrino existe réellement, mais il n’existe que dans le faisceau créé par les dispositifs qui le font écrire (c’est la définition de l’instrument donnée par Latour [16]) et qui permet aux physiciens de parler en son nom. La catégorie des cadres, en France, existe, comme l’a bien montré Boltanski, dans et par un dispositif institutionnel, politique, discursif et procédural, qui non seulement l’équipe de représentants légitimes mais de plus la transforme en « chose » manipulable et dotée d’une réalité robuste (Boltanski [3] voir aussi Desrosières [12]).

11Il serait intéressant de dresser une carte de la sociologie dans laquelle apparaîtrait sur un même plan de projection les noms des chercheurs et les entités dont ils sont les porte-parole, avec les caractéristiques revendiquées pour ces entités. On verrait ainsi se dessiner un monde bariolé, d’une étonnante diversité : habitants d’un village dans le Vaucluse, bandes d’adolescents vivant dans la rue, aliénés enfermés dans des hôpitaux psychiatriques, drogués suivant des traitements de substitution, personnes âgées handicapées se battant avec les moyens de transports, familles redéfinissant leurs rapports internes, jeunes en dérives, immigrés sur le bord de l’exclusion, etc. Les sciences sociales ne sont ni moins productives ni moins imaginatives que les sciences de la vie. Avec ces dernières elles contribuent à la prolifération d’entités qui composent notre monde commun et au nom desquelles elles prennent la parole.

12Cette vision du travail de recherche comme performation est évidemment à l’opposé des réalismes simplets qui considèrent qu’il existe quelque chose qu’on appelle société et qui existe à distance du chercheur et dont il s’emploie à découvrir les règles de fonctionnement. Le sociologue ne dévoile pas : il représente, et son succès dépend de sa capacité à rendre robustes ses représentations. L’obtention de cette robustesse n’a rien à voir avec l’habileté rhétorique, elle suppose la mise en place d’équipements, d’outils qui parviennent à rendre durables les entités représentées : celles-ci, et c’est en cela que consiste l’effet de réalité, participent à la fabrication de leur propre identité à travers les instruments mobilisés (cette remarque est vraie à la fois pour les neutrinos ou pour les ainsi nommés exclus).

3. Des outils plus que des mots

13Par quels truchements les savoirs scientifiques produisent-ils des effets ? Les recherches sur les sciences ont apporté une réponse claire à cette question en montrant l’importance des savoirs incorporés dans les instruments, outils, et êtres humains. Ce ne sont pas les théories mais les dispositifs dont sont issues ces théories qui changent le monde.

14Ce résultat me semble s’appliquer parfaitement à notre discipline. Pour montrer l’inefficacité des théories, aussi longtemps qu’elles ne sont pas accompagnées des instruments et des compétences qui leur donnent un sens et un intérêt, qu’on me permette de prendre un exemple personnel. Dans les années 1970, j’ai consacré un long travail de recherche au véhicule électrique. J’avais choisi cet objet, après la lecture de La Production de la société de Touraine. Le véhicule électrique, à l’époque à l’état de projet, promettait d’être ce que j’avais alors appelé une innovation totale, touchant à tous les compartiments de la vie sociale (recherche académique, industrie, marché, urbanisme, styles de consommation, énergie, politiques publiques). Le cas me semblait intéressant pour suivre la mobilisation d’acteurs qui, à travers des programmes techniques et économiques, se posaient la question de l’organisation et des finalités de la vie en société.

  • 3 La Délégation générale à la recherche scientifique et technique a été créée en 1958, par le pouvoir (...)

15Ce travail, dont l’essentiel n’a pas encore été publié, m’avait notamment amené à reconstituer en détail, à travers interviews et archives, l’aventure de la DGRST3. Au moment où j’écrivais la dernière ligne de mes rapports, j’étais probablement un de ceux qui, en France, connaissait le mieux les limites et les avantages des différentes procédures d’intervention des pouvoirs publics dans le domaine de la science et de la technologie. C’est sur ces entrefaites que la gauche est arrivée au pouvoir après un long exil. Pour des raisons personnelles et qui n’ont sans doute rien à voir avec la sociologie (encore que !), j’ai accepté d’être rapporteur général adjoint du Colloque national Recherche et Technologie, organisé par Jean-Pierre Chevènement. Comme il s’agissait de mettre en chantier une nouvelle politique de la recherche et d’apporter les retouches institutionnelles nécessaires, je m’imaginais que l’expérience que j’avais accumulée, notamment sur le rôle et les effets des procédures, pourrait être utile dans le large débat qui s’ouvrait. J’étais notamment arrivé à la conviction que les liens entre sciences et société ne se laissaient pas saisir par le modèle linéaire, mais plutôt par un modèle en réseau, montrant tous les liens réels constitués entre les chercheurs et leurs différents partenaires, liens qui allaient bien au-delà des traditionnelles relations personnelles ou financières pour toucher à la constitution même des objets de recherche. Rien de bien original, encore qu’à cette date ces idées fussent plutôt marginales. Je pensais que ce colloque pouvait être l’occasion de rendre visibles et de traduire dans des formes institutionnelles différentes, les réseaux que j’avais vu se dessiner dans les archives et dans les entretiens. Je venais de publier deux articles, dont l’un (Callon [8]) était le premier d’une longue série qui avec ceux de Latour puis de Law allaient donner forme à la sociologie de la traduction et à J’analyse des réseaux socio-techniques. En un mot, je me sentais intellectuellement armé pour être une force de proposition.

  • 4 J’ai tenu un journal détaillé des discussions qui ont abouti à la loi d’orientation et de programma (...)

16Le résultat a été sans appel. J’ai beaucoup appris de l’expérience, et notamment des mécanismes de décision politique en situation de forte mobilisation sociale4, mais je crois pouvoir dire que personne n’a rien appris de moi. Pas une des lignes que j’ai écrites, pas une seule des réflexions que j’ai avancées n’a résisté plus d’une journée. Quand je parlais science, les plus cultivés me renvoyaient Popper. Quand je parlais procédures, les plus ouverts y allaient de leurs remerciements et passaient à autre chose. Les forces qui étaient en jeu me débordaient de tout côté. Je ne pense pas que ce que je disais, par exemple sur la procédure des actions concertées, sur les programmes mobilisateurs, sur les conditions du transfert, sur les métiers du chercheur, était faux. C’était tout simplement inaudible, et pourtant j’étais placé à l’endroit où je pouvais être entendu, c’était tout simplement inintelligible et pourtant quatre ans plus tard le même discours paraissait aller de soi. Les seules traces que j’ai laissées sont dérisoires : une longue introduction, même pas signée de mon nom, aux actes du colloque, que j’avais tenu à écrire pour essayer de fixer, à chaud, des lignes d’interprétation de l’événement. Une association, l’Ademast, à laquelle j’ai consacré beaucoup de mon temps et de mon énergie, qui, sur le modèle des associations hollandaises, a organisé des forums sur des choix techniques et qui est morte de sa belle mort au milieu du désintérêt général. Et pourtant le projet n’était pas stupide : la multiplication actuelle des instances de discussion publique des choix techniques le prouve à l’envi.

17Il y a plusieurs manières d’expliquer ces échecs. La première est mon inexpérience et ma jeunesse. La seconde mon isolement. Mais la seule et véritable explication est que des analyses, lorsqu’elles ne sont pas incorporées dans des instruments qui rendent visibles et palpables leurs résultats, lorsqu’elles ne sont pas relayées par des acteurs qui les portent, soit parce qu’ils s’y reconnaissent soit parce qu’ils y ont été formés, n’ont aucune raison de convaincre et encore moins de mettre en forme des pratiques et des décisions. Ce que j’ai appelé les réseaux de l’innovation ou les réseaux technico-économiques étaient partout, mais invisibles, et je ne disposais d’aucun instrument, d’aucun témoignage pour les imposer comme des évidences incontournables. Ils sont maintenant sous nos yeux, tout simplement parce que des outils, patiemment conçus par des chercheurs en sciences sociales, permettent de les visualiser. Un discours, seul, ne rend jamais visible, ce sont les instruments, les méthodes qui y parviennent. Un discours sans instrument ne peut être qu’incantatoire, dénonciateur, ou répéter ce que tout le monde sait déjà, sous une forme un peu plus attrayante, un peu plus chatoyante.

18On a beaucoup trop sous-estimé, me semble-t-il, l’importance et le rôle joué par les instruments qu’ont élaborés les sociologues au cours du temps. Des apports de la sociologie, on ne retient bien souvent que les concepts et les cadres théoriques. Pourtant, à l’instar de toutes les autres disciplines, l’essentiel des effets produits par la sociologie est passé et passe par les instruments, méthodes, dispositifs d’observation que les chercheurs ont élaborés et par les activités de formation qu’ils ont mis en place. Envisagée dans cette perspective on peut dire que la sociologie a réussi au delà de tout espoir. On ne peut plus interviewer un acteur sans tomber sur des outils et par conséquent des modes de raisonnement qui à un moment où à un autre ont été conçus, testés, transportés, inculqués par des sociologues. Nos sociétés sont sociologisées de part en part, grâce à la dissémination des méthodes et des instruments utilisés pour produire des données qui, en retour, c’est une dette acquittée, facilite la poursuite du travail sociologique (sur le rôle des statistiques sociales voir Desrosières et Thévenot [11]). Enquêtes, questionnaires, analyses factorielles de correspondance, sondages, analyses stratégiques, tables de mobilité, il faudrait une bibliothèque pour recenser ces outils qui font plus que décrire la société, puisque, utilisés en permanence par les acteurs eux-mêmes, ils la mettent en forme, la composent, la structurent et par voie de conséquence influencent fortement le cours des actions.

4. Un transfert de compétences

19Un livre fait actuellement sensation dans le domaine des Science studies : celui de Gibbons [13]. Il dit, sous une forme simplifiée et sans doute un peu caricaturale, que les modes de production des connaissances scientifiques ont changé. Au modèle linéaire, qui sépare production académique de connaissances fondamentales et applications de ces connaissances, il oppose un modèle dans lequel les connaissances sont produites sur une base multidisciplinaire mais surtout développées dans des contextes d’applications disséminés à travers la société et faisant collaborer spécialistes et non-spécialistes. Des historiens comme Pestre soulignent à juste titre que le premier modèle est une invention très récente (et ajoute-t-il essentiellement rhétorique), surtout valable pour la physique théorique, et que le caractère local des contextes de production a toujours été la règle tout comme la prolifération des liens entre les laboratoires et leur environnement social, économique et politique (Pestre [19]). La production de connaissance est un travail collectif, et qui ne se réduit pas aux seuls chercheurs. Sont particulièrement actifs, soit directement soit par porte-parole interposés, ceux qu’on appelle les utilisateurs et tous les intermédiaires, dont les idées, les techniques de mesure et les réactions contribuent constamment à la dynamique des connaissances. La prégnance de cette forme d’organisation est encore plus évidente dans les sciences sociales, mêmes si les efforts rhétoriques y sont plus intenses pour rendre invisibles tous ces liens et toutes ces coopérations...

  • 5 Le recours à la notion de performation permet d’éviter le relativisme sociologique associé à l’expr (...)
  • 6 Sur ce point l’apport de l’ethnométhodologie et de l’interactionnisme symbolique a été capital.

20Il faudrait une histoire sociale des sciences sociales (sur l’anthropologie voir Stocking [2l]) qui reste en grande partie à écrire pour montrer le déploiement et la dynamique de ces solidarités. Mais celles-ci, et c’est là que le changement se trouve si changement il y a, sont maintenant revendiquées par certains sociologues. À une sociologie du dévoilement (le sociologue rend visibles des liens que les acteurs ne voient pas), succède une sociologie qu’on peut qualifier de constructiviste et qu’il serait plus juste d’appeler performative5. Son ambition est de restituer et d’analyser la capacité des acteurs à construire les collectifs dans lesquels ils vivent. Aux acteurs agis par des structures, noyés dans des contextes, ballotés par des champs, mis en scène par la sociologie du dévoilement (ou de l’Aufklärung), cette deuxième forme de sociologie substitue des acteurs faisant flèches de tout bois pour constituer de nouveaux collectifs, pour se donner de façon réflexive et volontaire des environnements à leur action et pour les mettre en forme6. Cette sociologie attentive aux phénomènes émergents opère en quelque sorte un transfert de compétences. Ce qui caractérisait jadis le savoir-faire du sociologue sert désormais à définir l’acteur qui se dote d’outils lui permettant de reconstituer ces trames invisibles et d’agir sur (et avec) elles. Les questions, généralement qualifiées de théoriques, que le sociologue se posait, voilà qu’on découvre que certains acteurs se les posent, et que c’est parce qu’ils se les posent que ces questions ont des réponses : celles, pratiques, inventées et sanctionnées, dans le cours de l’action elle-même. Le sociologue n’est plus celui qui fait apparaître des explications cachées. Il laisse les acteurs construire leurs identités et les négocier avec d’autres acteurs (Strathem [22]), inventer de nouvelles formes d’organisation, s’interroger sur les conséquences attendues ou non de leurs actions, et il s’efforce de restituer les mécanismes complexes, changeants, foisonnants qui permettent aux acteurs de parvenir à leurs fins. Il participe avec ses propres outils à l’entreprise réflexive, et c’est précisément cette participation qui lui permet à la fois de produire des connaissances et de contribuer à la performation continue du social. L’homo sociologicus est devenu un hybride, à la fois acteur et sociologue.

21Le choix des acteurs auxquels le sociologue s’associe est par conséquent crucial. De lui dépendent le contenu et la qualité des connaissances qu’il va produire. On dit dans l’industrie des services que la force d’une entreprise dépend désormais des compétences et de l’imagination de ses clients. La maxime s’applique à la sociologie qui ne peut faire l’économie de cette collaboration avec ceux qu’elle étudie, collaboration qui laisse aux sujets sous analyse toute l’autonomie dont ils ont besoin et qui les dote de tous les instruments d’auto-réflexivité qu’ils requièrent.

22À plusieurs reprises de telles relations se sont nouées au cours des travaux que j’ai conduits ou auxquels j’ai participé. J’en donnerai un exemple récent, celui d’une recherche en cours avec une association de malades : l’AFM (Rabeharisoa et Callon [20]). Voilà une organisation réflexive qui se pose des problèmes que le sociologue se pose : quelles procédures, quelles formes d’organisation ou d’incitation, quels outils concevoir et mettre en œuvre pour permettre une coopération étroite entre d’un côté les spécialistes (chercheurs cliniciens, médecins, chercheurs en biologie, professions paramédicales), et de l’autre côté les malades et leurs familles. Cette interrogation qui depuis près de vingt ans taraude les responsables de l’association, n’est pas très éloignée de la question des relations entre expertise et décisions politiques posée par les recherches sur les sciences depuis plusieurs années : sous quelles conditions les profanes sont-ils associés à l’élaboration et à la mise en œuvre des savoirs scientifiques et des options technologiques ? Quelles modalités de participation, de débats émergent dans la mise en place de ces interactions ? L’AFM est un acteur collectif compétent qui imagine au jour le jour de telles procédures et qui, dans le même mouvement, s’interroge sur la caractérisation de ces procédures et sur leurs effets. Voici un cas où la collaboration ne peut-être que fructueuse, la fameuse distance épistémologique entre problème social et problème sociologique étant réduite au strict minimum, savoirs théoriques et pratiques coulant pour ainsi dire de la même source. La construction est d’autant plus impressionnante qu’au total c’est une triple coopération qui se forme autour de l’AFM, puisque sont embarqués dans la même aventure réflexive et dans la même entreprise de performation du social à la fois les sciences sociales, les professions médicales, les biologistes, les malades et leurs représentants. Le tissu est sans couture. Émergeront sans aucun doute de ce processus de nouvelles formes d’organisation sociale mais également les connaissances permettant de les décrire et d’agir sur elles.

23Pour l’association, cette collaboration s’inscrit dans sa volonté de maîtriser en continu l’apprentissage collectif dans lequel elle s’est investie. Pour nous, l’enjeu théorique est considérable, puisqu’au delà de la question de l’engagement des non-spécialistes dans la production de savoirs et de savoir-faire les concernant, c’est à une véritable anthropologie politique des corps que nous sommes confrontés : si les malades peuvent intervenir c’est parce qu’ils ont des corps, multiples, à la fois objets et sujets de science. Après avoir rapatrié dans l’analyse du lien social les non-humains, l’enjeu est maintenant de montrer l’importance des corps souffrants, singuliers, opaques, dans la construction du corps politique, qui depuis les Lumières ne mobilise que des volontés désincorporées.

24Se lier à des acteurs considérés comme compétents (au sens sociologique), confrontés à des problèmes qui supposent une forte dose de réflexivité, tel est l’enjeu central de la recherche sociologique : ce qui est crucial c’est le choix des sujets et non le choix de l’objet.

5. Transports de savoirs

25Derrière la question du rôle des intellectuels, de leur engagement et de leur capacité à éclairer les acteurs, se profile l’immense et terrible silhouette de l’universel. Les sciences sociales, logées, de ce point de vue, à la même enseigne que les sciences dures, ne produisent-elles pas, grâce à leur autonomie chèrement acquise et bruyamment revendiquée, des savoirs qui transcendent les conditions locales et les circonstances particulières de leur production ? La quête de l’universel n’est-elle pas assurée par les institutions et les mécanismes d’incitation qui contraignent les chercheurs à se soumettre constamment à la critique mutuelle (Merton [17]) ?

26Cette vision orthodoxe a été sérieusement ébranlée par les recherches sur les sciences et au premier chef par les historiens des sciences. Il ne faut pas confondre deux choses : les mécanismes et les procédures qui conduisent à des épreuves au cours desquelles sont testés des savoirs, et les conditions de validité et de transportabilité de ces mêmes savoirs. À un modèle diffusionniste classique, qui distingue le temps de la production et le temps de la dissémination, les recherches sur les sciences ont substitué un modèle en réseau, la notion de réseau devant être entendue dans sa signification logistique ou métrologique. Les savoirs sont toujours produits localement, et leur transport dépend du transport des dispositifs matériels, humains, techniques auxquels ils sont attachés (Callon [4]). La généralité du savoir se construit pas à pas par déplacement, chaque déplacement enrichissant et transformant les savoirs eux-mêmes. On duplique les laboratoires et non pas les énoncés.

27La conclusion s’impose d’elle-même : à la notion inutile et mystificatrice d’universalité, doit être substituée celle de degré de généralité des savoirs, ce degré étant mesuré par la taille, la longueur des réseaux dans lesquels ont été dupliqués l’ensemble des savoirs incorporés et des dispositifs techniques qui permettent la reproduction ou la mobilisation de ces savoirs (Callon [5]). Dans ce modèle chaque duplication, chaque extension nouvelle est une épreuve : il faut convaincre, résister aux assauts d’autres collègues, rendre compatibles les savoirs en cours d’émergence avec les savoirs institués, etc. Il n’y a pas moins de débats, d’épreuves ou de controverses dans le modèle de la traduction qu’il n’y en a dans le modèle de la diffusion. Pour que les réseaux s’étendent, et par conséquent pour que les savoirs se généralisent et deviennent utilisables en plusieurs points, il faut des institutions qui organisent ces affrontements et ces transports.

28Revenons à la sociologie et au cas de l’AFM. Le sociologue qui se lie à cette association pour étudier avec elle les conditions de mise en œuvre d’un nouveau modèle de co-production des savoirs et des savoir-faire est inévitablement enfermé dans les conditions particulières du cadre d’action de cette association. Les expériences collectives, les apprentissages qui se déroulent et dont, avec les acteurs, le sociologue s’efforce de déchiffrer les enseignements, sont locaux, dépendant des circonstances particulières de leur déroulement, ou encore de la spécificité des maladies neuro-musculaires.

29C’est à ce point précis que se manifeste l’importance des opérations de transport des connaissances. Celles-ci définissent la singularité du sociologue par rapport aux acteurs avec lesquels il est engagé. En élaborant des outils, en contribuant à l’interprétation des mécanismes à l’œuvre, en travaillant à l’identification des effets produits, le sociologue rend plus visibles, plus palpables, plus tangibles, les mécanismes émergents. Ce qui est tissé par les acteurs, engagés dans l’expérimentation de nouvelles formes d’action, d’identité et d’organisation, le sociologue, grâce à ses propres compétences, le fait apparaître, l’exprime, l’explicite, le rend manipulable, évaluable.

30C’est précisément dans ce travail d’explicitation que se trouve la possibilité de la généralisation. Le seul apport possible des sciences sociales, mais il est immense, est de participer avec les acteurs eux-mêmes à la mise en forme des leçons qui peuvent être tirées d’une expérience collective en cours, toujours singulière, de manière à en exprimer la possible généralité pour ensuite la transporter ailleurs, en espérant que d’autres acteurs seront convaincus par l’équivalence et s’en saisiront (Hennion et la notion de médiation [15]). Ce que nous espérons, dans ce cas particulier, c’est que les procédures inventées par l’AFM, (et à l’explicitation évaluation desquelles nous sommes ou serons associés), pour faire dialoguer sur des sujets scientifiques, fortement ésotériques, très incertains et engageant l’identité profonde des acteurs impliqués, des experts et des non-experts, seront susceptibles d’être dotées d’une portée générale. Il n’est par exemple pas déraisonnable de considérer qu’elles sont transposables à d’autres forums hybrides (Callon et Rip [6]), dans lesquels expérimentations et apprentissages collectifs, mêlant spécialistes et profanes, sont cruciaux.

  • 7 Je remercie Vololona Rabeharisoa de m’avoir permis d’utiliser dans cet article une réflexion qui no (...)

31Mais ce transport ne s’opère pas tout seul ; il suppose un investissement de la part du sociologue. Aucun transfert n’est gratuit, et il inclut toujours des adaptations qui relancent le processus d’évolution. En s’attribuant ce rôle d’abeille butineuse la sociologie ne déroge pas à la vocation de toute science : fabriquer du général à partir du particulier, tisser des équivalences, construire des similitudes. Et dans ce travail toujours recommencé, il ne jouit que d’un bref instant d’autonomie, celui du transport, ou encore de la transposition, qui lui permet d’opérer un lien inattendu entre deux situations jusque-là indépendantes, entre par exemple, le forum hybride des maladies génétiques et celui de la vache folle. Instant d’autonomie qui est également instant d’incertitude, qui est aussi au cœur du travail scientifique et qui lui donne cet attrait si particulier, car personne ne peut savoir si l’équivalence tiendra. C’est cette autonomie, celle du transport, que doit à tout prix préserver ce qu’on appelle l’institution scientifique. C’est au cours de ce transport que le sociologue, comme tout scientifique, doit rencontrer ses collègues, discuter avec eux, car c’est dans ce mouvement qu’il sort du local pour fabriquer une équivalence, étendre un réseau, et il ne peut le faire, qu’encadré par d’autres sociologues attachés à d’autres lieux, à d’autres acteurs. La science ne naît pas d’une prise de distance, ce mot d’ordre rabâché n’a aucun sens. Elle est engendrée par le double mouvement de la coopération et du transport, de l’attachement et du détachement (cet argument est développé par Callon et Rabeharisoa [7])7.

6. Attachement et détachement

32Le choix des acteurs avec lesquels le sociologue décide de travailler est stratégique. À qui s’attacher ?

33La réponse à cette question est évidemment complexe. Elle engage des considérations à la fois scientifiques, politiques et éthiques. Je ne peux donner ici que des indications.

34a) Il me semble tout d’abord qu’une première gamme de choix est liée au degré d’innovation dont font preuve les acteurs. Certains se posent des problèmes pour lesquels il n’existe aucune solution toute faite, problèmes qui prennent à revers les configurations existantes, qui font émerger de nouvelles questions et de nouvelles pratiques. Par exemple, dans le cas de l’AFM, ce qui est en jeu c’est la question originale du remodelage des rapports entre spécialistes et non-spécialistes et de l’irruption du corps dans le débat politique. La charge théorique de ces interrogations est élevée. Une des compétences du sociologue est précisément d’être capable, appuyé sur une littérature qu’il maîtrise, d’évaluer le degré de nouveauté des questions qui sont posées.

35À l’inverse, dans d’autres situations, qui correspondent à ce que j’ai appelé ailleurs des réseaux socio-techniques consolidés, les transports, transferts de connaissances sont aisés, car les équivalences sont faites, les dispositifs et compétences étant dupliqués et largement disponibles. Le travail que nous effectuons avec l’AFM pourra peut-être un jour être utilisé sans difficulté dans n’importe quel forum hybride. Mais si ceci s’avère possible, c’est parce que pendant de longues années des équivalences auront été patiemment construites par le CSI mais également par d’autres acteurs. Par goût personnel, je préfère renouveler les expériences risquées, ou, si l’on préfère, faire de la théorie (mais dans le sens redéfini ici), sans pour autant me désintéresser du travail de transport : les premières équivalences sont évidemment stratégiques, car c’est la robustesse des savoirs qui s’éprouvent ; les extensions suivantes ne sont pas moins passionnantes ni moins cruciales, car j’ai tendance à penser qu’une des grandeurs de notre métier est d’être les agents de cette généralisation des expériences réussies, qui performent une société différente et d’où à leur tour émergent de nouvelles questions et pratiques.

36b) La seconde gamme de choix est liée aux asymétries que le sociologue aide à créer. Dans le cas de l’AFM, il est clair que le CSI va contribuer à doter cette association d’outils de représentation qui accroîtront sa force. Choisir de rendre visibles, de mettre en relation et de faire apparaître des liens, et ceci pour le compte de certains acteurs, c’est retirer des marges de manœuvre à d’autres acteurs, c’est contribuer à fabriquer des asymétries et à rendre impossibles certaines configurations. Il s’agit donc d’un travail politique. Là encore deux options s’offrent au sociologue.

37Ou bien il se contentera d’assumer cette responsabilité : dans le cas de l’AFM, il dira par exemple que la construction et le renforcement de ce nouveau centre de calcul (Latour [16]) va permettre de contrebalancer le pouvoir d’autres centres de calcul existants (entreprises, organismes publics de recherche – OPR) qui, par leurs pratiques mêmes, tendent à exclure certaines sous-populations, celles souffrant de maladies dites orphelines, du système de santé.

38Ou bien il ira jusqu’à contribuer à la mise en débat des différentes représentations qui émergent, en partie grâce à ses interventions. Par exemple en faisant en sorte que les représentations concurrentes des entreprises, des OPR et de I’AFM, représentations qui font foisonner des entités et des relations profondément différentes, voire contradictoires, deviennent objets de discussion politique. Puisque le travail du sociologue, comme de tout scientifique, est de participer à la multiplication des porte-parole et des entités au nom desquelles il parle, sa tâche politique pourrait être d’introduire, voire d’organiser, le débat entre ces porte-parole : voulons-nous un collectif dans lequel les myopathes et leur association, la thérapie génique, l’appel à la générosité publique, le marché et les financements étatiques coexistent ? Je trouverais parfaitement légitime qu’après avoir contribué à rendre visible l’introduction de nouvelles entités dans le collectif, le sociologue poursuive son travail en s’associant à l’organisation du débat sur la place de ces nouvelles entités dans le collectif.

39S’attacher à des acteurs pour produire avec eux la théorie de leurs pratiques émergentes, et faire proliférer, avec eux, les porte-parole et les entités nouvelles, suppose, par symétrie, une volonté de détachement.

  • 8 Les notions d’attachement et de détachement me semblent préférables à celle d’engagement qui rabat (...)

40Détachement de ces acteurs, une fois le travail de transport et de mise en politique réalisé (Barthe [2]), mais également travail de détachement d’autres acteurs qui auraient pu être candidats à cette coopération. Tous les acteurs réflexifs et émergents se valent-ils ? Je dois dire que je bute sur cette question qui est à la frontière de la morale et de la politique. J’aurais tendance à répondre, et je vois évidemment la filiation avec les Lumières qu’implique ma réponse, que ce qui fait l’intérêt de la vie en société et ce qui la rend tout simplement humaine, c’est cette faculté constante qu’ont les acteurs de se déprendre des liens qu’ils tissent dans leur actions, pour ouvrir de nouveaux espaces. Se détacher pour s’attacher autrement : telle me semble être la seule définition acceptable de l’action, qui, sans cesser d’être dépendante des actions passées, devient moins déterminée par ces dernières. S’attacher puis se détacher, telle me semble être la seule définition possible du travail sociologique. Ce chassé-croisé définit les positions et les rôles respectifs tout en montrant les complémentarités et les solidarités entre action et analyse de l’action. Aller vers les acteurs qui se donnent pour raison d’être ce travail de détachement et d’attachement, s’attacher à eux pour faciliter leur détachement, et s’en détacher quand ils sont pris dans leurs nouveaux attachements (sur les dilemmes moraux engendrés par cette double stratégie d’attachement et de détachement, voir les profondes réflexions de Moser et Law [18]) telle me semble être la seule morale à suivre8.

41La période actuelle, avec le retour en force du débat ancien sur le rôle des intellectuels, est sans doute une des moins favorables qui soit pour ouvrir à nouveaux frais le débat sur la place du sociologue dans la cité. Ce que j’ai essayé de montrer c’est qu’il fallait avoir le courage de se débarrasser de ces notions d’un autre temps et qui ont fait leur temps. Ne plus parler d’intellectuel, spécifique ou non, collectif ou non, organique ou non, ne plus s’interroger sur les conditions de l’engagement ou du dégagement, faire son deuil de la prise de distance et de l’universalité : tel me semble être l’effort collectif que nous devons entreprendre. Tous ces mots sont impuissants pour décrire les pratiques réelles des sociologues et la contribution des sciences sociales à la performation toujours locale, toujours recommencée des collectifs hybrides dans lesquels nous vivons.

42La vision que j’ai proposée devrait nous soulager. Au lieu de nous laisser écraser par des responsabilités qui nous dépassent et qui nous accablent, au lieu d’avoir devant les yeux cette terrible interrogation, source de tant de malheurs et d’erreurs : que faire ?, laissons nous guider par ces simples questions que nous avons à résoudre au jour le jour : à qui décidons-nous de nous attacher ? de qui est-il temps de se détacher ? comment organisons-nous ce détachement et le transport d’un lieu à un autre ? Je ne dis pas que les réponses à ces questions sont évidentes ; je dis qu’elles sont tout simplement à notre portée, et que, dans les solutions que nous inventons, nous avons le droit à l’erreur sans risquer autre chose que notre propre peau.

43[1] Akrich M., The De-Scription of Technical Objects, in: Bijker W., Law J. (éd.), Shaping Technology/Building Society, The MIT Press, Cambridge, MA, 1992, pp. 205‑224.

44[2] Barthe Y., La mise en politique des déchets nucléaires, thèse de l’École des mines de Paris, 1999.

45[3] Boltanski L., Les cadres. La formation d’un groupe social, éditions de Minuit, Paris, 1982.

46[4] Callon M. et al., Four Models for the Dynamics of Science, in: Jasanoff S. et al (éd.), Handbook of Science and Technology Studies, Sage, Londres, 1995, pp. 29‑63.

47[5] Callon M., Analysis of strategic relations between firms and university laboratories, in: actes de la conférence de (1997), The need for a new economics of science, University of Notre-Dame, (1998).

48[6] Callon M., Rip A., Humains, Non-humains : morale d’une coexistence, in: La terre outragée. Les experts sont formels ! Autrement, Paris, 1992, pp. 140‑156.

49[7] Callon M., Rabeharisoa V., Le pouvoir des malades. L’association française contre les myopathies et la recherche, Éditions de l’École des mines de Paris, Paris. 1999.

50[8] Callon M., Struggles and negotiations to define what is problematic and what is not. The Socio-logic of Translation, in: Knorr K., Krohn R., Whitley R. (éd.), The Social Process of Scientific Investigation, Reidel Publishing Company, Dordrecht, 1980.

51[9] Callon M., Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc, L’Année sociologique 36 (1986) 169‑208.

52[10] Callon M., The Laws of the Markets, Blackwell, Oxford, 1998.

53[11] Desrosières A., Thévenot L., Les catégories socioprofessionnelles, La Découverte, Paris, 1988.

54[12] Desrosières A., La politique des grands nombres, La Découverte, Paris, 1993.

55[13] Gibbons M., et al., The new production of knowledge, Sage, Londres, 1994.

56[14] Hacking I., Concevoir et expérimenter, Christian Bourgois, Paris, 1989.

57[15] Hennion A., La passion musicale : une sociologie de la médiation, Métailié, Paris, 1993.

58[16] Latour B., La science en action, La Découverte, Paris, 1989.

59[17] Merton R., The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations, The University of Chicago Press, Chicago, Londres, 1973.

60[18] Moser I., Law J., What makes a person? methodology, ethics and politics (mimeo), 1998.

61[19] Pestre D., La production des savoirs entre académie et marché, Revue d’Économie Industrielle 79 (1997) 163‑174.

62[20] Rabeharisoa V., Callon M., L’implication des malades dans les activités de recherche soutenues par l’association française contre les myopathies, Sciences Sociales et Santé (3) 16 (1998) 41‑66.

63[21] Stocking W., Victorian Anthropology, New York University Press, New York, 1987.

64[22] Strathem M., What is Intellectual Property after? in: Law J. (éd.), Actor-Network Theory and After, Blackwell, Oxford, 1998.

65[23] Thomas N., Entangled Objects. Exchange, Material Culture and Colonialism in the Pacific, Harvard University Press, Harvard, 1991.

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Notes

2 Grâce aux travaux autour des revues Hérodote ou Espace-Temps.

3 La Délégation générale à la recherche scientifique et technique a été créée en 1958, par le pouvoir gaulliste pour doter notre pays d’une politique scientifique volontariste.

4 J’ai tenu un journal détaillé des discussions qui ont abouti à la loi d’orientation et de programmation (LOP) votée par le Parlement en 1982.

5 Le recours à la notion de performation permet d’éviter le relativisme sociologique associé à l’expression : construction sociale.

6 Sur ce point l’apport de l’ethnométhodologie et de l’interactionnisme symbolique a été capital.

7 Je remercie Vololona Rabeharisoa de m’avoir permis d’utiliser dans cet article une réflexion qui nous est commune.

8 Les notions d’attachement et de détachement me semblent préférables à celle d’engagement qui rabat sur le même plan science, morale et politique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Callon, « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement »Sociologie du travail, Vol. 41 - n° 1 | 1999, 65-78.

Référence électronique

Michel Callon, « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 41 - n° 1 | Janvier-Mars 1999, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/37417 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.37417

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Auteur

Michel Callon

Centre de sociologie de l’innovation, École des mines de Paris, 60, boulevard Saint-Michel. 75006 Paris

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