Pierre-Yves Gomez, Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion
Pierre-Yves Gomez, Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion, Inter-Éditions, Paris, 1996, 271 p.
Texte intégral
1On s’est beaucoup interrogé pour savoir si « l’entreprise » pouvait constituer, en elle‑même, un objet pour la sociologie. À la lecture du Gouvernement de l’entreprise, de P.-Y. Gomez, on en vient plutôt à se demander si la sociologie peut rendre compte, sans appui extérieur, du monde entrepreneurial. Depuis que les économistes – néo-institutionnalistes, régulationnistes, conventionnalistes, etc. – ont réinvesti les ensembles organisés de travail, nous ne pouvons plus ignorer l’extrême hétérogénéité disciplinaire des analyses de l’entreprise, et nous gagnerions donc à confronter davantage nos approches avec celles de nos voisins. De ce point de vue, le premier mérite Du gouvernement de l’entreprise est de fournir un excellent raccourci à tous ceux qui souhaiteraient découvrir les théories économiques de la firme.
2La première partie de l’ouvrage se présente comme une revue de littérature, qui expose avec une grande clarté les trois principales théories économiques « orthodoxes » de l’entreprise : théorie des droits de propriété, théorie des coûts de transaction, théorie de l’agence. Mais le grand intérêt de l’ouvrage est d’aller bien au‑delà du simple résumé des différentes approches de la firme pour en montrer plutôt la complémentarité et la convergence : les trois théories s’efforceraient d’expliquer la coexistence du marché et de l’organisation (quand l’efficacité supposée optimale du premier mode de coordination devrait rendre inutile l’existence même du second), via la préservation du modèle libéral et de ses trois axiomes – autonomie, rationalité et information de l’individu. Plus précisément, l’auteur entend montrer que les trois théories visent à conforter la vision libérale du monde d’une part en s’attachant chacune à conserver/infléchir l’un de ses axiomes, d’autre part en rétablissant un continuum entre organisation et marché.
3Ainsi, la théorie des droits de propriété joue sur l’axiome d’autonomie, en limitant la liberté de chacun à la jouissance de ses droits de propriété, et fonde l’organisation comme location (marché) des droits de propriété attachés au travail auprès d’une hiérarchie (organisation) censée coordonner une action qui ne peut se faire qu’en commun.
4La théorie des coûts de transaction modifie l’axiome de rationalité, en partant de l’incapacité pratique des acteurs à tout connaître et à tout calculer (rationalité limitée). À partir de là, le choix du degré d’organisation – c’est‑à‑dire l’option pour une forme de contrat plus ou moins proche de la transaction marchande – repose sur un arbitrage entre coûts de transactions (dépenses nécessaires pour réduire l’incertitude et fiabiliser les échanges marchands) et avantages d’une coordination par le marché (souplesse, transparence, rapidité des ajustements).
5Quant à la théorie de l’agence, elle entend renforcer l’axiome d’information afin d’assurer la bonne exécution des rapports (agence) de mandant (principal) à mandataire (agent). L’idée est ici de réinjecter le marché dans l’organisation via l’extraction et la communication d’informations dans et sur l’entreprise, ceci afin de limiter l’opportunisme des acteurs. Il s’agit de faire en sorte que, pour chacun, le respect des engagements mutuels soit plus rationnel que leur trahison (par exemple, on brandit le marché du travail comme menace ou comme récompense vis-à-vis des salariés respectivement fautifs ou modèles).
6La grande originalité de l’ouvrage consiste donc à subsumer un ensemble de théories a priori distinctes les unes des autres sous un seul et même modèle : le modèle contractualiste libéral. L’entreprise y serait un « nœud de contrats » distribuant les droits de propriété, arbitrant entre vertus du marché et coûts de transaction, et s’efforçant de faire en sorte que des pratiques avant tout guidées par l’intérêt et par l’opportunisme soient conformes à la lettre des engagements contractuels réciproques. Ici, le paradoxe et le tour de force veut que l’effet de cohérence entre théories de la firme vise autant à renforcer leur modèle commun (les partisans des théories en cause trouveront dans ce livre une articulation de leurs propres constructions allant peut-être au-delà de leurs propres espérances !) qu’à en permettre sinon la critique, du moins le dépassement.
7La critique : après avoir présenté les versants du modèle contractualiste avec une grande précision (et même avec une abnégation louable), P.-Y. Gomez fait part en quinze pages très (trop ?) denses de ses doutes à leur encontre : ces modèles, limités à des arbitrages portant sur des facteurs et des situations donnés, et bornés par le postulat individualiste/utilitariste, ne rendraient compte ni de la contribution proprement créatrice du fait d’entreprendre (toujours présenté comme « exogène » à l’organisation), ni des solidarités inhérentes au collectif « entreprise », ni de l’évolution dynamique des organisations.
8Mais si la critique est brève, c’est qu’elle importe moins que le dépassement auquel elle est censée conduire. En fait, P.-Y. Gomez ne cherche nullement à condamner le modèle libéral, pour trois raisons. D’abord parce qu’on ne saurait réfuter des théories qui sont aujourd’hui passées dans les faits, ensuite parce qu’il entend situer son analyse dans le cadre de l’économie capitaliste et non au dehors, enfin parce qu’il pense qu’il s’agit d’un modèle parmi d’autres possibles, et qui mérite à ce titre le respect. C’est précisément dans ce « parmi d’autres possibles » que réside la conciliation paradoxale entre l’énoncé compréhensif et respectueux du modèle libéral, et le parti pris résolu de l’auteur en faveur d’un mode de pensée alternatif... qui constitue l’enjeu principal de son ouvrage et le thème de sa seconde partie : la présentation d’un « modèle conventionnaliste de l’entreprise ».
9Puisque la force du modèle contractualiste repose sur une axiomatique cohérente, c’est à partir d’une axiomatique alternative, mais symétrique, que P.-Y. Gomez entend construire une autre façon de voir les choses : il convoque les travaux des conventionnalistes, régulationnistes et autres théoriciens hétérodoxes pour poser autrement les questions de l’acteur, de la rationalité et de l’information.
10La première remise en cause porte sur l’autonomie de l’acteur, au motif que le choix d’ego est fondamentalement incertain, puisqu’il dépend à la fois de son comportement en t + 1 et du comportement des autres. Dans ces conditions, on ne peut choisir sans référentiel de choix – sans « convention ». De ce point de vue, l’entreprise se définit comme une « convention d’effort », qui fournit à chacun une définition conventionnelle de l’effort à accomplir, et qui permet donc l’ajustement des comportements individuels sur les comportements conventionnellement définis, par « mimétisme » (il n’y a plus d’autonomie des acteurs indépendamment des conventions qui soutiennent leurs choix).
11À partir de là il convient d’expliquer comment individus et conventions s’articulent, c’est‑à‑dire comment les individus justifient leurs choix dans un cadre conventionnel. Poser cette question, nous dit P.-Y. Gomez, c’est s’apercevoir que les personnes sont moins rationnelles qu’elles ne sont capables de rationaliser : chacun donne la raison de son comportement d’après la convention qu’il mobilise… convention à laquelle peuvent cependant s’opposer d’autres acteurs, d’autres façons de rationaliser, d’autres conventions (il n’y a plus de modèle unique de rationalité). De ce point de vue, l’entrepreneur est la personne qui contribue à définir l’« efficience » de la firme, c’est‑à‑dire ses objectifs conventionnels : il organise une économie de la conviction, en animant la définition des raisons d’après lesquelles s’orienteront les comportements des autres parties prenantes (objectif de profit, satisfaction de la clientèle croissance du chiffre d’affaires, etc.) et en assurant la « cohérence » entre ces objectifs et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. On le devine, dans le cadre conventionnaliste, l’information est dépendante des conventions, qui fonctionnent comme « écrans informationnels », c’est‑à‑dire comme cadres cognitifs présélectionnant les informations pertinentes, et évitant aux acteurs le coût d’une évaluation exhaustive de tous les éléments susceptibles d’être pris en compte pour choisir (il n’y a plus d’information neutre et homogène ; l’information est toujours enchâssée dans un cadre conventionnel). Dans l’entreprise conventionnaliste, l’asymétrie des informations et la recherche de référentiels d’action fondent le « gouvernement de l’entreprise » comme système « disciplinaire » « autoorganisé » autour de la mobilisation d’un dispositif de mesure particulier (chacun s’oriente d’après la convention en vigueur et la renforce), à moins que certains acteurs ne mobilisent, dans la firme ou à l’extérieur, une convention alternative.
12Au total, avec l’approche conventionnaliste, « on y gagne », puisque le nouveau modèle intègre le précédent tout en résolvant de surcroît les difficultés qu’il n’avait pu surmonter : on obtient enfin, a) une définition endogène de l’entrepreneur comme créateur et animateur de la dynamique conventionnelle, b) une compréhension des solidarités humaines dans l’entreprise autour de la mobilisation individuelle de conventions partagées, et c) une explication de la dynamique des organisations, grâce à la double prise en compte des mécanismes qui affectent, en interne, leur force de conviction, et de la confrontation historique que l’on observe, en externe, entre conventions alternatives.
13Le modèle est séduisant, parce qu’il est réflexif : en redéfinissant la vision contractualiste de la firme comme une convention particulière, en posant le modèle conventionnaliste comme alternative à cette première convention, puis en fondant la prééminence d’une convention sur sa plus grande capacité à intégrer des éléments divers en un tout cohérent et convaincant, P.-Y. Gomez parvient à faire de l’alternative conventionnaliste le dépassement presque nécessaire (cohérent et convaincant) des approches classiques de la firme.
14Pour terminer – ou plutôt pour poursuivre l’exploration d’un chantier prometteur – nous ferons comme P.-Y. Gomez : nous passerons vite sur les critiques – purement formelles : beaucoup trop d’intertitres et pas de bibliographie récapitulative – en nous contentant de lui poser deux questions, que nous espérons constructives.
15La première concerne le mimétisme. Un tel mécanisme est-il suffisant pour rendre compte de la genèse et de la dynamique des conventions ? Pour l’instant, on peut lui voir deux défauts. D’une part, le modèle mimétique ne rend compte des comportements qu’en t + 1, et laisse donc en suspens la question de l’innovation initiale, le comportement des first movers. D’autre part, en se référant au modèle implicite de la path dependency (processus selon lequel les comportements présents dépendent pour une large part des comportements antérieurs), le mimétisme rattache l’émergence des conventions aux mécanismes producteurs de standards, c’est‑à‑dire, paradoxalement, à un pur mécanisme de marché : la convention devient un effet de composition, le résultat contingent d’ajustements décentralisés et itératifs entre comportements individuels successifs (sur ce point, l’exemple choisi par l’auteur – le choix de la conduite à droite plutôt qu’à gauche – est tout à fait éloquent). Pour rendre compte de la genèse et de l’affirmation de toutes les formes de conventions, ne pourrait-on pas envisager d’autres procédures, plus volontaristes et/ou collectives, telles celles qui président à l’élaboration des normes techniques ou des lois et réglementations d’État ?
16On débouche ici sur une deuxième interrogation, plus fondamentale : gagne‑t‑on vraiment à présenter le modèle contractualiste comme une convention particulière, soumise au modèle conventionnaliste général ? Pour raisonner ainsi, P.-Y. Gomez est conduit à subordonner l’opportunisme aux conventions qui définissent l’intérêt collectif. Il occulte, de ce fait, un autre cas de figure possible : celui de la création et/ou de l’usage opportuniste et/ou stratégique des conventions, si fréquent dans les mondes civique, industriel et marchand (qu’on songe, par exemple, à la régulation politique d’État, aux discours publicitaires, aux politiques d’assurance qualité, etc.). En remettant contractualisme et conventionnalisme à égalité, on éviterait de présumer de la victoire de l’une des deux logiques sur l’autre, et l’on se donnerait les moyens d’observer leur passionnante confrontation historique, au travers des jeux de ces acteurs facétieux, qui cherchent autant à s’entendre collectivement qu’à promouvoir leurs intérêts personnels. Mais ce n’est là qu’une simple suggestion, censée montrer tout l’intérêt que représente à nos yeux la poursuite du débat ouvert par la remarquable contribution théorique de P.‑Y. Gomez.
Pour citer cet article
Référence papier
Franck Cochoy, « Pierre-Yves Gomez, Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion », Sociologie du travail, Vol. 41 - n° 2 | 1999, 211-214.
Référence électronique
Franck Cochoy, « Pierre-Yves Gomez, Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 41 - n° 2 | Avril-Juin 1999, mis en ligne le 05 mars 2000, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/37720 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.37720
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