1Après Ethnométhodologie et Éducation, A. Coulon (1993) nous livre ici la deuxième phase de sa réflexion sur les premiers pas des étudiants à l’université. L’auteur centre ses analyses sur l’entrée dans l’enseignement supérieur qui constitue une période clé pour étudier les facteurs de réussite des jeunes bacheliers inscrits dans les filières dites « de masse ». La thèse centrale du livre repose sur l’idée que pour réussir, les étudiants doivent apprendre leur « métier d’étudiant » et s’« affilier » à leur contexte d’études, tant du point de vue de ses règles institutionnelles que de ses normes intellectuelles. L’entrée dans les études supérieures constitue ainsi un passage, au sens ethnologique du terme, qui suppose l’apprentissage des règles et des codes propres à l’institution universitaire. Trois phases ou trois « temps » décomposent ce passage du lycée à l’université : le temps de l’étrangeté, le temps de l’apprentissage et le temps de l’affiliation. L’affiliation se réalise dans une temporalité qui représente une période d’adaptation progressive des étudiants à l’enseignement supérieur.

2L’entrée dans la vie universitaire est tout d’abord marquée par une « série de ruptures », qui viennent bouleverser les repères auxquels étaient habitués les élèves dans l’enseignement secondaire. C’est le temps de l’étrangeté, au cours duquel le jeune bachelier découvre, non sans difficultés, les règles de fonctionnement du monde universitaire dans lequel il doit se forger de nouveaux repères.

3A. Coulon montre comment les jeunes étudiants se trouvent en permanence confrontés à des « problèmes pratiques » qu’ils doivent résoudre pour espérer survivre au‑delà du premier semestre. Le « jeu de règles » des curricula est en effet particulièrement complexe dans la filière étudiée par l’auteur. Une grande partie des activités étudiantes, en tout début d’année, est donc occupée par la recherche et l’utilisation la plus efficace possible des diverses sources d’informations qui permettent d’interpréter correctement les règles de fonctionnement du curriculum et de comprendre l’organisation générale de la formation. Pour A. Coulon : « Entrer à l’université, c’est explorer et vouloir volontairement se plonger dans les codes qui en définissent l’organisation. Ces codes sont souvent opaques, voire illisibles » (p. 47). C’est pourquoi, dans cette phase d’étrangeté, de nombreuses angoisses et tensions se manifestent chez les jeunes bacheliers. Les étudiants bénéficiant d’une liberté relative, tant dans la construction de leur cursus que dans leur travail personnel, ils craignent de mal interpréter les règles d’organisation du curriculum et de ne pas fournir une quantité de travail suffisamment importante. A ces incertitudes s’ajoute souvent le sentiment d’isolement et d’anonymat parmi les étudiants, qui peut être la source de nombreux découragements, au cours de cette période.

4La découverte de règles institutionnelles nouvelles, la nécessité de trouver ses propres repères dans le travail intellectuel et personnel, de s’intégrer au milieu étudiant sont autant d’éléments qui viennent rompre de manière radicale avec le cadre du lycée, où l’ensemble des règles reste imposé aux élèves. La période d’étrangeté peut être dépassée à partir du moment où les jeunes bacheliers comprennent qu’ils doivent apprendre à devenir des étudiants : « à devenir les indigènes de cette nouvelle culture universitaire, en devenir membre, car c’est pour eux une question de survie. » Pour A. Coulon : « Devenir membre, ce n’est pas seulement devenir l’indigène de l’organisation universitaire, c’est aussi être capable de montrer aux autres qu’on en a désormais les compétences, qu’on possède les ethnométhodes toujours localisées de cette tribu » (p. 12).

5La période d’apprentissage proprement dit constitue « une phase de familiarisation progressive aux institutions, une conformisation envers les codes locaux et le commencement du travail intellectuel » (p. 105).

6L’importance des conduites d’abandon et d’échec au cours des premiers mois passés à l’université traduit, d’après l’auteur, l’échec des étudiants dans leur tentative d’adaptation à leur nouveau milieu et dans leur capacité à en devenir membre. Afin d’éviter cet écueil, les étudiants doivent donc montrer des signes d’affiliation, à la fois d’ordre institutionnel et intellectuel. Ces signes d’affiliation passent par la compréhension et l’interprétation correcte des règles du curriculum, qui doit permettre de construire un parcours à la fois rentable du point de vue de la progression dans le cursus et adapté aux projets intellectuels de chacun. La « carrière » étudiante passe donc par une gestion efficace du curriculum, ce qui suppose un apprentissage de ses règles de fonctionnement. Outre la maîtrise du dispositif institutionnel, l’activité intellectuelle elle‑même doit faire l’objet d’un apprentissage concernant différents aspects : règles formelles d’exposition des connaissances, contenus intellectuels proprement dits, nature du travail à accomplir, décryptage des attentes des enseignants, très souvent implicites.

7En définitive, la phase d’apprentissage suppose de maîtriser la logique à la fois institutionnelle et pédagogique de la formation suivie.

8Vient ensuite le temps de l’affiliation, vers la fin du premier semestre, où l’étudiant commence à maîtriser son nouvel environnement. Pour A. Coulon et le courant ethnométhodologique, s’affilier, c’est « naturaliser en les incorporant les pratiques et les fonctionnements universitaires afin de devenir un membre compétent de la communauté : c’est se forger un habitus d’étudiant, dont on peut penser qu’il est constitué lorsque les routines et les « allants de soi » ont pris le pas sur le sentiment d’étrangeté » (p. 80).

9Pour l’auteur, l’affiliation, tant institutionnelle qu’intellectuelle, est une condition de la réussite des étudiants. L’affiliation institutionnelle suppose non seulement d’interpréter correctement les règles explicites du cursus mais encore de maîtriser l’ensemble des subtilités du « curriculum caché ». En effet, le cursus pouvant revêtir des formes extrêmement complexes, une erreur d’interprétation concernant l’une de ses règles peut avoir des conséquences fâcheuses sur la progression de l’étudiant. A. Coulon montre que les étudiants qui ont une « intelligence d’ensemble de la formation » disposent alors des meilleures chances de réussite.

10La capacité à identifier les contenus du travail intellectuel et à maîtriser l’ensemble des règles et des codes formels qui organisent le savoir universitaire est également une condition de réussite. Ce sont les « marqueurs d’affilition », c’est‑à‑dire des « codes dissimulés qui ne font pas l’objet de signaux explicites de la part des enseignants » (p. 199) qui, une fois assimilés, sont transformés en « allant de soi » intellectuels et permettent ainsi d’exercer correctement le métier d’étudiant. Pour A. Coulon : « On est affilié intellectuellement quand on comprend ce qui est demandé, quand on voit dans le travail demandé la matérialité en même temps que le contenu » (p. 201). L’auteur précise que cette dimension intellectuelle de l’affiliation n’est jamais parfaitement achevée, alors que le contexte institutionnel de l’université est plus définitivement maîtrisé vers la fin du premier semestre.

11Pour que les étudiants puissent progresser dans leur parcours universitaire sans entrave, l’auteur propose la mise en place d’une « pédagogie de l’affiliation » qui pourrait comporter deux volets. La tenue d’un « journal d’affiliation » offrirait aux étudiants, à partir de la description de leurs expériences dans le milieu universitaire, un moyen d’analyser et donc de contribuer à résoudre les problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien. La dispense d’enseignements d’initiation à la recherche documentaire dès la première année (règles de travail intellectuel, de lecture, d’écriture ; règles de classement des idées…) permettrait aux étudiants de se conformer aux attentes des enseignants.

12L’intérêt de l’ouvrage de A. Coulon réside dans la manière dont l’auteur conçoit la socialisation des étudiants au sein de l’université. Les étudiants de l’université de masse sont présentés comme des acteurs qui opèrent un travail d’adaptation progressive au contexte universitaire, plus ou moins long et difficile selon les individus. Le jeune bachelier est consacré « étudiant » et est reconnu comme tel à partir du moment où il est « affilié » et maîtrise son « métier », tant dans sa dimension institutionnelle qu’intellectuelle. L’entrée dans la vie universitaire est une période déterminante dans la mesure où elle conditionne très largement la survie des étudiants à l’université et le déroulement ultérieur de leurs études. Un des points forts de l’ouvrage est de montrer le lien qui existe entre l’apprentissage du métier d’étudiant, la réussite universitaire et les facteurs pouvant conduire à des abandons.

13Un autre aspect également intéressant concerne la manière dont l’auteur conçoit l’université. Celle‑ci n’est pas considérée comme un système figé dans ses lois et principes mais au contraire comme une organisation qui s’adapte, parfois par touches successives, en fonction des contraintes nouvelles auxquelles elle doit faire face et des effets pervers qu’elle doit contrer, notamment en raison des stratégies des étudiants. C’est justement cette conception d’une adaptation mutuelle des acteurs et du système qui peut appeler quelques réserves. En effet, la perspective interactionniste ne néglige‑t‑elle pas les effets propres de l’organisation universitaire et les effets de filière ? En d’autres termes, ne peut‑on pas penser que la réussite des étudiants peut être en partie fonction des politiques de formation et de sélection de chaque filière (orientations pédagogiques, modalités d’examens et d’évaluation du travail étudiant) ? L’université, qui offre une diversité à la fois disciplinaire et organisationnelle, ne contribue‑t‑elle pas à différencier très fortement les parcours étudiants ?

14Mais ces remarques n’ont que peu de poids face à la qualité des analyses proposées qui permettent de comprendre aussi bien l’expérience quotidienne des étudiants dans leur appréhension des études supérieures que le fonctionnement concret de l’organisation universitaire.