1L’ouvrage de Sophie Dubuisson et Antoine Hennion convainc aisément de l’intérêt qu’il y aurait, pour les sociologues, à s’intéresser davantage au design industriel. À partir de l’étude du travail dans trois agences, les auteurs montrent en effet la richesse des questions que ce domaine permet de poser à l’analyse sociologique. Leur point de départ concerne « le mode d’intégration de l’usager et des contraintes de fabrication dans la production » (p. 1) de l’objet, considéré ici comme un dispositif de coordination entre offre et demande sur un marché. Leur premier objectif est donc de critiquer les approches de l’industrie qui reposent sur une séparation étanche entre offre et demande : une représentation de cette dernière est nécessairement présente dans le travail des acteurs qui conçoivent les produits. La volonté de rapprocher offre et demande conduit à emprunter aux travaux des sociologues et économistes qui se sont intéressés aux conventions, notamment Michel Callon, François Eymard‑Duvemay, Robert Salais, Laurent Thévenot.

2Le choix des trois agences (Gap, Gest et Renault) sert à maximiser les écarts entre les conceptions des usagers et des usages à l’œuvre chez les designers qui y travaillent et à mettre en évidence l’absence de consensus, au sein de la profession, sur les finalités fondamentales de la pratique professionnelle. Les designers peuvent en effet centrer leur activité sur l’esthétique et le symbolique, situant leur intervention à la fois dans le prolongement et contre les choix d’ordre techniques, marchands ou fonctionnels (c’est le cas de Gap), ou sur la commodité d’usage, en opposition à l’esthétique et à la technique (Gest). Ils peuvent aussi intervenir de façon beaucoup plus large sur le projet, en coordonnant le travail des autres départements, dont ils intègrent les apports dans l’objet (Renault).

3L’étude de la façon dont les designers appréhendent les attentes, préférences ou capacités d’accepter l’innovation des futurs utilisateurs des objets est donc le premier apport du livre. Les designers sont en effet confrontés à la nécessité de satisfaire un usager dont ils savent en général peu de choses. Des techniques sont, bien entendu, à leur disposition pour améliorer leur connaissance des goûts du public, notamment celles du marketing. Mais elles ne permettent pas de prévoir l’accueil qui sera réservé à un produit. C’est pourquoi le travail du designer est avant tout intuitif ou culturel, et en aucun cas purement technique, même s’il suppose par ailleurs la maitrise d’une méthode qui permet la négociation avec le client ou avec les autres départements de la production. Les designers mettent ainsi en œuvre ce que les auteurs nomment une sociologie spontanée des usagers. Sophie Dubuisson et Antoine Hennion tentent d’en dégager les principales composantes. Par exemple, un usager tel que Gap le conçoit est quelqu’un qui appréhende l’objet avant tout comme le support d’un message, d’une signification qui peut être esthétique (kitsch), sociale (luxe), voire fonctionnelle (robustesse) mais qui est en tout cas portée par un code. Le travail des designers de Gap consiste donc à transmettre un message adapté aux caractéristiques techniques et fonctionnelles de l’objet, compréhensible par les usagers, et séduisant.

4Un deuxième intérêt du travail de Sophie Dubuisson et Antoine Hennion réside dans l’articulation entre cette étude des différentes conceptions du travail des designers, et celle de la division du travail avec les autres acteurs (ingénieurs, spécialistes du marketing). Les designers peuvent intervenir plus ou moins en amont du processus de conception. Ils peuvent participer à la définition de la stratégie de l’entreprise (Renault) ou non (Gap et Gest). Leur méthode de travail peut être très peu stabilisée (Gap et Gest), ou au contraire supposer une division du travail fortement codifiée jusqu’à l’intérieur même du département du design (Renault). Ici, il faudrait sans doute tenir compte de la complexité de l’objet à concevoir pour expliquer les différences entre les cas étudiés, ce que le petit nombre d’exemples ne permet pas. De même faut‑il souligner qu’il ne serait pas possible d’organiser le travail de Gap et Gest, structures autonomes qui travaillent pour des clients extérieurs, comme celui du département de design interne à Renault.

5L’ouvrage laisse un regret. Voulant à toutes fins convaincre de l’apport des designers à la conception des objets, il présente leur travail d’une façon souvent idéalisée. Si le chapitre sur Gest fait assez clairement apparaître certaines difficultés rencontrées par les designers pour imposer leur point de vue à leur client, celui qui est consacré à Renault, en présentant les designers comme des acteurs clés du processus de décision, conduit à s’interroger sur les oppositions que leur travail peut susciter. On aurait aimé en savoir plus sur les conflits qui inévitablement émergent parfois et sur la façon dont ils sont résolus. Le travail du designer ne peut en effet être une source de coordination que s’il rencontre l’approbation des autres intervenants. Dans le cas contraire, il reste à se demander d’où viennent les solutions finalement adoptées. Y a‑t‑il une instance autoritaire de résolution des conflits ? Comment le travail des designers est-il affecté par la confrontation avec les autres acteurs ou par les arbitrages de la hiérarchie ?

6Traiter des conflits aurait permis de mieux montrer les problèmes posés par la professionnalisation des designers, que Sophie Dubuisson et Antoine Hennion n’étudient pas. On peut ainsi se demander comment les designers fondent la légitimité d’une démarche qui multiplie les paradoxes. Notamment, comment asseoir leur expertise sur une connaissance peu savante des goûts du public, c’est‑à‑dire sur leur capacité à se mettre à la place du profane ? Comment s’imposer comme chefs d’orchestre – certains nourrissent cette ambition – face à des acteurs disposant de compétences plus solides que les leurs, notamment les ingénieurs ? Quel usage faire de l’héritage du Bauhaus, qui est pour beaucoup dans la naissance de cette discipline et demeure une référence pour de nombreux professionnels, dans une période où le postmodernisme dominant met en avant des valeurs opposées à celle de l’École allemande d’architecture de l’entre‑deux‑guerres ?

7La Fédération française de design conduit actuellement une entreprise de professionnalisation. Le Livre blanc qu’elle a rédigé en 1994 constitue ainsi un cas d’école de rhétorique professionnelle par la diversité des arguments mobilisés pour convaincre de l’intérêt social qu’il y aurait à mettre les designers au centre de la conception des objets : leur travail doit faciliter les exportations, contribuer à une bonne image de la France dans le monde, permettre des gains de productivité et donc la création d’emplois… Saura‑t‑elle surmonter les contradictions entre les ambitions qu’elle nourrit et la faiblesse qui découle de l’hétérogénéité de la profession, de l’absence de contrôle de l’enseignement (des formations privées courtes voisinent avec celles que la FFD voudrait voir bénéficier d’une certification), de la rareté des enseignements techniques dans la plupart de ces écoles ? On peut regretter que Sophie Dubuisson et Antoine Hennion n’aient pas du tout abordé cette question de la professionnalisation, car ce qu’ils décrivent pourrait contribuer à nourrir la réflexion sur les difficultés qu’elle pose.

8Signalons enfin que ce travail fournit un cadre d’analyse assez facilement transposable à d’autres domaines, notamment l’architecture où les problèmes qui se posent sont souvent du même ordre. Une comparaison serait de nature à enrichir la réflexion sur les compétences mises en œuvre dans le travail de conception sur des objets complexes en général.