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Résister dans les interstices : la subversion au travail dans un studio de création de jeux vidéo

Resistance through the cracks: subversion at work in a video game creation studio
Maxime Besenval

Résumés

Cet article porte sur les formes de résistance à l’œuvre dans une industrie pourtant régulièrement analysée comme propice à des modes d’engagement dans le travail marqués par une subordination totalisante, le développement de jeux vidéo. Pour saisir les ressorts de la parole critique, et ses modalités singulières d’expression, on montre l’intérêt de partir de l’expérience de travail et des différents processus qui la dévalorisent aux yeux de salariés qualifiés du numérique. Leurs pratiques, qu’elles passent par de nouvelles exigences prescriptives ou par la modulation de leur engagement, s’inscrivent dans une dynamique de réévaluation de l’activité. Contrairement aux approches principales des résistances au travail, qui leur prêtent un ressort générique (inhérent à la condition humaine ou à la subordination salariale), on fait ici du motif contestataire l’objet de l’enquête. Il s’agit de comprendre, en contexte, les épreuves auxquelles répondent les pratiques subversives, et ce que ces dernières proposent et défendent.

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Notes de la rédaction

Premier manuscrit reçu le 30 septembre 2019 ; article accepté le 7 janvier 2021.

Notes de l’auteur

Je remercie Alexandra Bidet et Gwenaële Rot pour la bienveillance de leur accompagnement et la richesse de leurs retours sur les versions intermédiaires de ce texte, ainsi que les experts anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions.

Texte intégral

1Malgré de récents conflits à forte résonance médiatique (Sinclair, 2018), le développement de jeux vidéo est régulièrement décrit comme le théâtre de dynamiques d’« auto-exploitation » au travail. Le rapport à l’activité y est perçu comme essentiellement vocationnel et passionné, du fait de la superposition entre travail et loisir, de l’ethos dominant du « travail comme jeu », et de structures organisationnelles valorisant l’autonomie (Dyer-Witheford et Peuter, 2009 ; Kerr et Kelleher, 2015 ; Chia, 2019). Conjugués à un mode d’organisation par projet, sur un marché de l’emploi en tension générant une forte précarité et une difficile mobilisation des ressources syndicales, ces univers productifs laisseraient peu de place à la contestation (Legault et Weststar, 2015). Toute distance critique de la part des travailleurs serait annihilée par le sentiment d’accomplissement lié à la complétion des projets, mais surtout par la capacité des équipes managériales à « produire le consentement » à travers l’instauration d’un esprit de groupe « familial » et la construction rhétorique d’une pression « externe » à l’entreprise (Peticca-Harris et al., 2015). Nous souhaitons interroger un tel tableau en saisissant ce qui se joue en pratique pour ces travailleurs, sans considérer cette subordination comme allant de soi, et en explorant la possible transformation des pratiques résistantes qui épouseraient les contours de ces nouvelles configurations productives.

2Pour ce faire, nous proposons d’opérer un pas de côté par rapport aux approches de la résistance les plus usuelles, qui tendent à associer les pratiques observées à la seule (re)singularisation et réappropriation du prescrit (Efros et Schwartz, 2009), ou à une opposition agonistique entre exécutants et encadrants (Hodson, 1995 ; Bouquin, 2011). L’approche du travail comme activité « à vocation productive » (Vatin, 2014), en soutenant que travailler suppose d’élaborer sans relâche des partis pris sur ce qui vaut, ce qui est utile, ce qui mérite d’être produit et comment, envisage au contraire l’expérience du travail et les manières de s’y engager sans les conceptualiser a priori comme des résistances. Elle invite ainsi à faire du motif contestataire l’objet même de l’enquête, à appréhender, en contexte, les épreuves auxquelles répondent de telles pratiques, mais aussi ce qu’elles proposent ou explorent comme valeurs ou formes de vie. Il s’agit de saisir, dans un même mouvement, les conditions de l’émergence de sentiments d’insatisfaction et d’injustice, et les façons dont les travailleurs y répondent. L’étymologie de la notion d’intérêt, inter-esse, « ce qui est entre », incite en effet à distinguer « avoir intérêt à », qui suppose un individu déjà donné, et « s’intéresser à », qui désigne un processus dynamique : un rapprochement entre une personne et un objet, qui les transforme tous deux (Dewey, 2011). Notre attention va se tourner vers la genèse d’intérêts dans l’activité de travail. On évite ainsi de faire de l’intérêt pour l’action contestataire un « contenu statique préexistant à son élaboration subjective » (Benquet, 2010), redonnant une place à la subjectivité du rapport au travail, dans la filiation des travaux d’Alf Lüdtke (1984). L’analyse des injonctions managériales est intégrée à l’examen des logiques productives, des formes de technicité du travail et des transactions à l’œuvre entre les travailleurs et leur milieu de travail. On s’intéresse aux façons dont les travailleurs repèrent ou (re)configurent dans leur activité une part de « vrai boulot » (Bidet, 2011), mais aussi affrontent les épreuves qui la menacent ou la mettent à mal, dans une permanente volonté de donner un sens à leur présence au travail (Bernoux, 1979).

3Dans l’emploi ouvrier, la mise en évidence de ces formes de résistance détachées des cadres institutionnels ou syndicaux est ancienne, telles que le sabotage (Dubois, 1976), le freinage et le travail à la douce (Roy, 1952 ; Burawoy, 2015), ou encore la perruque (Certeau, 1980). Mais de nombreux autres espaces professionnels sont le théâtre de tels actes, des magasins commerciaux (Bonnet, 2008 ; Barbier, 2012) jusqu’aux services d’aide à domicile (Avril, 2009). À l’ombre du conflit institutionnalisé se déploient donc des pratiques non codifiées, toujours relatives aux possibilités offertes par les circonstances, et infléchissant discrètement les situations productives.

4Nous proposons de contribuer à cette lignée de travaux en déplaçant la focale vers un secteur émergent, aux salariés jeunes, diplômés, et sans tradition d’action collective. Explorer l’expérience productive de salariés du jeu vidéo et le contexte dans lequel le travail est effectué (1) va nous permettre de retracer les ressorts de l’intérêt des travailleurs pour l’action contestataire à partir de la dégradation progressive de leur rapport au travail (2), puis d’éclairer leurs pratiques résistantes en les inscrivant dans une dynamique de réévaluation de leur activité (3).

Terrain d’enquête
Notre enquête a été réalisée entre janvier 2018 et décembre 2019. Une observation ethnographique a d’abord été menée dans un studio de développement français durant six semaines, en suivant successivement dans leur activité deux chefs d’équipe. Cette organisation a pour particularité de produire des œuvres « triple A », segment de marché réservé aux jeux dotés des budgets de développement et de promotion les plus conséquents. Cette présence dans l’entreprise a permis d’appréhender en actes l’activité des intéressés, et de récolter un certain nombre de documents de travail et de traces des échanges productifs. Elle a été enrichie par l’ethnographie de moments de sociabilité hors-travail, ainsi que de réunions de collectifs militants de l’industrie du jeu vidéo (cette fois en tant qu’observateur anonyme). Enfin, notre dispositif d’enquête comporte la conduite de 29 entretiens semi-directifs d’une durée variant entre deux et six heures avec des travailleurs de l’industrie (majoritairement salariés du studio ethnographié), dont 21 avec des techniciens des différents métiers, 6 avec des chefs de projets, et 2 avec des dirigeants.

1. La création de jeux vidéo comme processus productif

  • 1 Nous faisons ici le choix d’un nom générique n’ayant pas de correspondance directe dans la professi (...)

5Après avoir esquissé les principales séquences productives du studio, nous montrerons pourquoi la redéfinition du produit reste centrale tout au long de la production du jeu vidéo, et comment cette incertitude se révèle structurante dans l’activité de chacun. La coordination, ne pouvant reposer sur des consignes stables, se fonde bien plutôt sur l’adhésion à des valeurs communes, dont nous dégagerons les principaux traits. La figure qui a retenu notre attention, celle de l’assembleur1, en interaction constante avec les autres intervenants compte tenu de sa centralité dans le processus de développement, est particulièrement sensible à ces enjeux organisationnels. Puisque le cadre d’effectuation du travail induit des manières « normales » de s’engager (Goffman, 1991, p. 338), il est un référent permettant de saisir la partition entre le conforme et le subversif, que nous nous attacherons à décrire.

1.1. Les assembleurs à l’interface d’un réseau sociotechnique dense et évolutif

6Productrice d’œuvres aux ambitions technologiques et ludiques considérables, l’organisation étudiée jouit d’une réputation de pionnière dans l’industrie française du jeu vidéo. Les temporalités de développement, particulièrement étirées (oscillant entre trois et cinq ans), sont autorisées par les budgets conséquents octroyés par les éditeurs. Pour l’accomplissement de chacun de ces projets, se déploie un réseau sociotechnique particulièrement dense et imbriqué. Une grande diversité d’acteurs interviennent (aux expertises, langages et outils spécifiques), parmi lesquels se distinguent les programmeurs (responsables du code et de l’infrastructure algorithmique du produit), les designers, les artistes (graphistes spécialisés dans la modélisation de décors ou de personnages, concept artists, sound designers, etc.) ou encore les gestionnaires de projet. Dans le studio, l’équipe des designers est chargée de définir les manières de jouer, d’assurer la cohérence de l’univers narratif, mais également de l’assemblage et du réglage concrets des différents paramètres de jeu. C’est sur cette dernière tâche que se concentre le travail des assembleurs.

7Le jeu est fragmenté en différents segments afin que des équipes pluridisciplinaires puissent les prendre en charge parallèlement. Une première phase d’écriture permet d’esquisser les contours de l’œuvre à travers la production de documents (scénarios, documents de game design, concept arts, etc.). Les corps de métier se saisissent ensuite progressivement de ces éléments pour amorcer une phase de prototypage, appelée « pré-alpha », permettant de saisir la faisabilité tout autant que le potentiel du jeu. Nous le verrons, cette étape ne signe pas la fin des évolutions de design, en particulier à l’échelle de chaque niveau de jeu, mais porte exclusivement sur les éléments structurels et transversaux du produit. S’amorcent par la suite les étapes de développement à proprement parler. Cet écosystème s’articule alors autour d’un objet central, la build, qui est une simulation du produit contenant la dernière version des données créées et intégrées, et le code d’exécution nécessaire à la lecture et à l’interprétation de celles-ci. Faire évoluer cet artefact numérique implique l’intégration du contenu (événements interactifs, fonctionnalités algorithmiques, personnages, animations, paysages, objets, vidéos, sons, musiques, etc.) et son amélioration continue (par la correction de défaillances, la modification de paramètres, le perfectionnement graphique, la stabilisation et l’optimisation du code, etc.), jusqu’à ce qu’il atteigne la version qui sera distribuée sur le marché. La build est ainsi l’espace de mise en commun des contributions de chacun et subit des centaines de modifications quotidiennes. Cette phase de production, durant laquelle les dizaines d’heures d’expérience ludique prennent forme, voit l’open space gagner en densité et réunir près de deux cents travailleurs dans un bouillonnement constant de mouvements et d’échanges.

8Les assembleurs, qui sont des techniciens chargés de la mise en commun des éléments de contenu provenant des autres corps de métier, opèrent à l’interface d’une large partie de ce réseau d’interdépendances et sont par extension au cœur de ses tensions productives. Ils participent à définir la structure concrète d’un ou plusieurs segments du produit, et œuvrent ensuite à son assemblage. Pour ce faire, ils travaillent à partir d’une interface spécifique du moteur de jeu pour en combiner les différents éléments (animations, personnages, mécaniques de jeu, décors, etc.). Ils utilisent la méthode du « visual scripting », qui permet d’intervenir sur l’architecture du logiciel avec une connaissance minimale des langages de programmation informatique via une interface graphique. Les assembleurs manipulent des « boîtes » aux fonctionnalités multiples, qu’ils lient entre elles à travers différentes chaînes logiques symbolisées par des flèches de couleur pour préserver la continuité des éléments du programme informatique. Il s’agit de « déclarer » les éléments nécessaires à chacun des niveaux du jeu, mais surtout de les positionner correctement dans l’espace en trois dimensions (adresse géographique, orientation, etc.) et de paramétrer leurs conditions d’apparition. L’écriture de ces instructions doit garantir la solidité et la stabilité des chaînes algorithmiques. Au cœur de l’intégration à la build de la majorité des contenus développés par les autres équipes, ils sont à la croisée d’attentes verticales (les objectifs fixés par les supérieurs hiérarchiques) et horizontales (de leur rythme de travail dépend la visibilité du travail des autres employés). Les échanges, les aller-retours, les explications réciproques des spécificités techniques, les tentatives de contournement des exigences des uns ou des autres font le quotidien d’un travail où les relations épousent davantage les lignes de la « solidarité technique » que celles d’un groupe de pairs, comme l’analyse Nicolas Dodier (1995) dans un autre contexte. Ce travail ne peut pas être automatisé, car il requiert de traduire des intentions créatives non standardisées en langage informatique.

9Ces assembleurs sont relativement jeunes (entre 23 et 35 ans), et pour la plupart en contrats à durée déterminée, rémunérés légèrement au-dessus du salaire minimum, renouvelés pour couvrir les phases les plus intensives du développement (entre 2 et 3 ans). Ils font partie, par référence à leur catégorisation dans la convention collective adoptée, des employés les plus subordonnés de l’entreprise. Cette cohorte, dont l’arrivée dans le studio intervient le plus fréquemment à la fin de la phase structurelle du prototypage, est composée de détenteurs de diplômes de niveau bac+5 obtenus en écoles spécialisées dans le jeu vidéo. Leur entrée dans l’emploi est présentée comme contrainte par l’étroitesse du marché du travail pour des postes de game designer. L’évolution de carrière repose par conséquent sur la spécialisation dans l’une des diverses sous-disciplines du game design. Grands consommateurs de jeux vidéo, les assembleurs œuvrent fréquemment au développement vidéoludique durant leur temps libre, ou en nourrissent l’ambition. Ainsi, ils ne sont pas tant attirés dans cette industrie par les normes salariales, modestes au regard de leurs qualifications, que par le désir de créer des points de passage entre leur investissement dans l’activité ludique et leur activité professionnelle.

1.2. L’essai-erreur comme philosophie de développement

10L’enjeu des premières phases du développement (regroupées sous le terme de « pré-production ») est de trouver « l’identité » du produit dans ses dimensions ludique, narrative et technologique. L’organisation est alors structurée autour de procédés d’essais-erreurs, où les éléments structurels du jeu vont être mis à l’épreuve à travers la création d’une myriade de prototypes, une partie du travail consistant à éliminer les moins convaincants (pour des raisons techniques ou créatives). L’ambition est de gagner en certitude sur la définition de l’œuvre durant une période où le coût budgétaire de chacune des modifications est faible. Ce procédé de développement, qualifié d’« itératif », est largement emprunté aux théories organisationnelles agiles. Contrairement aux processus industriels, définition du produit et production ne sont pas des opérations distinctes dans le développement vidéoludique : elles entretiennent un rapport dialogique. Cette porosité, traditionnelle dans le travail artistique et culturel, est liée à l’incertitude forte qui pèse sur la qualité perçue du produit (Lampel et al, 2000). Elle est en outre renforcée par la nature interactive des jeux vidéo, qui fragilise les possibilités d’anticipation sur l’expérience ludique. La « fluidité », la « clarté des directions », la « compréhension des objectifs », la « difficulté », le « rythme », l’« immersion », ou le « fun » de chaque séquence alimentent un doute permanent, et exigent un corps-à-corps sensible avec l’objet pour être évalués (Besenval, 2020). Les projections concernant les caractéristiques du produit (règles, manières de jouer, degrés de difficulté, etc.) se révèlent toujours insuffisantes pour en déterminer la valeur. Se développe, dès lors, une éthique de l’essai-erreur, mise en mots par Bertrand, game designer :

« C’est le propre du jeu vidéo : on peut coucher sur le papier tout ce qu’on veut, finalement on n’aura la réponse qu’une fois la manette en main. Il faut tester, c’est la règle ».

11La réévaluation d’éléments est loin de se limiter à la phase officielle de prototypage, et intervient fréquemment lorsque les séquences de jeu sont suffisamment avancées pour être jouables de bout en bout. À ce titre, même si nous disposons de peu de travaux ethnographiques sur des projets d’ampleur similaire, l’entreprise étudiée ne semble pas faire figure d’exception. Différents auteurs, qualifiant le jeu vidéo de « bien expérientiel », montrent comment l’interactivité implique la mise en place de procédés itératifs, qui peuvent aller jusqu’à des refontes ou des repositionnements structurels des œuvres en cours de développement (Tschang, 2007 ; Briand et Hodgson, 2013 ; O’Donnell, 2014). En outre, la réputation et le succès commercial du studio alimentent un idéal de non-compromission artistique et une position de force vis-à-vis de l’éditeur — qui est habituellement l’instance de sanction des errements itératifs prolongés, puisque ces derniers allongent le temps du développement, et par conséquent son coût. Sebastien, game designer expérimenté, résume cette philosophie en quelques mots :

« On veut faire un jeu qui rentre dans l’histoire, quelque chose qui fait grandir le medium, et on se donne les moyens pour. C’est ce qu’attendent nos joueurs. Donc s’il faut refaire cent fois un passage pour qu’il soit rythmé, signifiant, fluide, on le fera. Et même [l’éditeur] ne peut pas nous en empêcher ».

12Ce standard guide les pratiques productives, et se traduit par un organigramme où fondateurs et dirigeants occupent les postes clés de la direction créative de l’entreprise.

13La redéfinition d’éléments du produit se poursuit ainsi jusqu’aux dernières étapes de production du monde ludique. Puisqu’ils sont chargés de l’assemblage des chaînes algorithmiques permettant de rendre le produit jouable, les assembleurs sont particulièrement affectés par ces itérations : chacune d’entre elles implique une refonte plus ou moins profonde du script afin d’être testée « manette en main ». Au-delà du mode d’organisation, c’est la matérialité même de l’objet qui alimente cette dynamique : la malléabilité d’un artefact numérique offre une ouverture permanente à la transformation, et démultiplie les aléas qui pèsent sur le travail. Le jeu est, à tous les stades, instable et indéterminé. Il en va de même pour les consignes hiérarchiques sur les tâches à réaliser. La prescription, subordonnée à ces réévaluations récurrentes, est fragile et changeante car tributaire des évolutions de design, mais également imprécise car guidée par des documents ou des retours oraux qui indiquent une intention mais ne décomposent que rarement les tâches à effectuer.

1.3. Un mode de gestion valorisant l’engagement total

14La consigne, par extension, ne couvre qu’une part négligeable du travail réel des exécutants. Les équipes managériales admettent d’ailleurs communément leur impuissance à resserrer le maillage prescriptif des employés :

« C’est impossible de suivre dans le détail ce que chacun fait, le jeu bouge trop vite, c’est vingt ou trente tâches effectuées par jour et par personne, je ne peux pas passer mon temps à vérifier et redistribuer des tâches, il faut que les gens lancent eux-mêmes la build pour identifier les défauts de leurs scènes […]. On peut donner des objectifs globaux, mais on ne peut pas tenir par la main tout le monde, tâche par tâche, sinon il faudrait autant de prod que d’employés » (Aurélie, cheffe de projet).

15Ce contexte fait écho aux environnements productifs fortement technologisés, où le contenu de la règle formelle « ne s’exprime plus par des instructions rigoureusement définies, mais par une recherche d’implication des subordonnés pour assurer la continuité de la production » (Terssac, 1992, p. 263-264). Le travail à effectuer n’est que difficilement modélisable sur des supports de gestion, et les employés sont invités à ne pas se contenter des prescriptions officielles. Les « tâches attendues » (Chabaud et Terssac, 1987), qui ne reposent pas sur des conditions d’exécution explicitées et des objectifs planifiés mais sur des obligations implicites, structurent l’organisation du travail. Une injonction à l’engagement trame les discours de la direction de l’entreprise, qui réitère régulièrement sa confiance dans la qualité du produit et rappelle l’impératif, pour chacun, d’être un acteur clé de son développement. En témoignent les discours répétés (réunions, mails collectifs, etc.) des équipes dirigeantes, rappelant « l’importance de l’implication et de l’engagement personnel » et invitant chacun à « prendre conscience du potentiel extraordinaire du jeu et des sacrifices qui seront nécessaires à ce qu’il aboutisse » (notes de terrain). Susciter cet état d’esprit incombe aux managers :

« Une grande partie de mon travail, c’est de créer une dynamique dans les équipes : si je n’ai rien à faire, c’est bon signe, c’est que j’ai correctement fait mon travail, parce que ça veut dire que les gens se seront approprié leurs segments du jeu » (Laurent, chef de projet).

16La rhétorique de l’implication et de l’appropriation signe les limites de la prescription. Le régime d’engagement valorisé s’articule autour de trois dimensions. La première est la fluidité ou continuité productive, thématisée sous le vocable de la « solidarité ». Elle est la principale préoccupation des managers : il faut « s’assurer que personne ne soit jamais bloqué » et « éviter le risque qu’un bug empêche une équipe de reviewer son travail [en évaluer la qualité] » (Aurélie, cheffe de projet). Compte tenu de la forte imbrication des activités, il est attendu que chacun reste disponible aux sollicitations et attentif aux interdépendances techniques. La direction de l’entreprise en appelle régulièrement à cet impératif de solidarité, comme ici par exemple, auprès des assembleurs lors d’une réunion d’équipe improvisée, lorsque la build générée dans la nuit s’avère être largement dysfonctionnelle et impraticable :

« Vous ne pouvez pas vous contenter de vous dire “j’attends les tâches et les bugs Jira [logiciel d’assignation des bugs identifiés sur le jeu]”. Non. Vous ne pouvez pas partir en laissant une build dans l’état dans lequel elle est, là, ce matin. […] N’attendez pas que les choses vous arrivent, allez solliciter les informations, allez les chercher. Vous n’êtes pas en bout de chaîne, le retard que vous prenez est répercuté sur vos camarades ».

17Ces chaînes de dépendance opèrent ainsi comme les leviers du réagencement organique des urgences, auxquelles chacun doit rester attentif.

18La seconde dimension de l’engagement repose sur l’horizontalité et la distribution de la responsabilité concernant la qualité du produit. Tous les travailleurs, quel que soit leur niveau hiérarchique, sont encouragés à réaliser des retours sur l’ensemble des composantes du jeu, de manière informelle ou à travers des dispositifs institués. Au moins une fois par semaine, ils jouent collectivement aux différents segments du jeu et sont appelés à mettre leurs capacités d’analyse au service de son amélioration continue. Ils doivent agir en public intermédiaire (Cottereau, 2004), à savoir en collectifs empiriques tissant des liens entre leur expérience propre et une situation lointaine (ici, celle de l’utilisateur final), afin de mettre en lumière les limites de l’œuvre.

19Enfin, comme dans de nombreuses autres entreprises du secteur (Legault et Ouellet, 2012), l’endurance et l’« hyper-travail » (Gauthier et al., 2016) sont des attentes particulièrement structurantes de cet environnement. Les moments de « crunch » (des périodes longues, s’étalant souvent sur plusieurs mois, durant lesquelles les heures supplémentaires sont nombreuses et récurrentes) sont tenus pour indispensables. Cette naturalisation du sacrifice temporel est liée, pour certains auteurs (O’Riain, 2001 ; Legault et Ouellet, 2012 ; Peticca-Harris et al., 2015), à la structure spécifique de ce marché de l’emploi : les « carrières nomades » (DeFillippi et Arthur, 1994) des travailleurs du jeu, structurées par des durées de contractualisation ne dépassant que rarement celles des projets, exigent l’entretien d’un portfolio, d’un réseau et d’une réputation solides afin de maintenir son employabilité et de gagner en pouvoir de négociation individuelle. Elle est aussi régulièrement rapportée à la prégnance de l’androcentrisme dans le secteur, qui alimente un ethos viriliste sacralisant l’endurance dans le travail (Johnson, 2014). L’observation des réunions atteste d’une norme s’imposant avec la force de l’évidence :

« On a annoncé le début du crunch. Ça s’est plutôt bien passé, sans remous, sauf quelques personnes, dont c’est la première production, à qui on a dû expliquer que c’est dans l’ordre des choses » (Laurent, chef de projet, réunion managériale).

20Ces périodes constituent de véritables rites de passage, au cœur de la camaraderie entre employés. Certains s’amusent à faire circuler des récits de ces expériences, tels des faits d’armes prouvant leurs qualités de travailleurs du jeu. L’un d’entre eux évoque sa perception des temporalités professionnelles :

« Moi quand je suis arrivé ici, je me suis cru en vacances. Chez [mon ancienne entreprise], c’était soir et week-end, on dormait sur place » (Bertrand, game designer).

21Est ainsi valorisée une forme d’engagement dans le travail caractérisée par l’endurance. C’est sur ce registre que l’activité est une épreuve d’exploration de soi mais aussi de reconnaissance de soi par les autres, ce qui implique une dimension dramaturgique de mise en scène de ses capacités devant une audience.

22Au-delà même de ce secteur, la littérature sociologique voit volontiers ces modèles d’organisation comme propices à des formes d’engagement dans le travail marquées par une subordination totalisante, favorisant l’alignement entre la subjectivité du travailleur et les objectifs productifs de l’entreprise (Kunda, 1992 ; Hodgson, 2004 ; Räisänen et Linde, 2004), renouvelant sans cesse les moyens d’induire la discipline professionnelle et d’entretenir la confusion entre réalisation et exploitation de soi (McRobbie, 2016). Or, nous avons mis au jour de multiples tensions qui habitent le quotidien du studio. Comment comprendre cette distance ? Dans quels processus les pratiques contestataires trouvent-elle leurs racines ?

2. Des dynamiques de dévalorisation de l’épreuve de travail

23Les conditions d’emploi, qui ancrent pourtant le travail dans une double précarité, financière et contractuelle, n’ont que marginalement été le motif des poches de contestation observées dans l’espace de travail et évoquées par les enquêtés. Les tensions donnent pourtant lieu à une grande diversité de pratiques, dont nous allons voir qu’elles répondent plutôt à des formes de dévalorisation du travail qui s’ancrent dans le cœur même de l’activité. Cette dernière apparaît, pour ses protagonistes, comme « entachée » lorsque les qualités révélées par l’épreuve sont elles-mêmes déconsidérées (Dodier, 1995, p. 322) : la réussite ou la virtuosité dans l’activité, perçue comme viciée et stigmatisée, n’est plus source de fierté. Trois processus contribuent à dévaloriser l’épreuve de travail : le hiatus entre l’injonction à s’approprier l’activité et la faiblesse des marges de manœuvre, la forte incertitude quant au devenir du produit de l’activité, et les tensions qui opposent différents registres de valorisation de l’activité.

2.1. Une parole sans écho

24En réponse aux injonctions à la responsabilité, les salariés nourrissent tous de fortes attentes quant à la possibilité de singulariser leur activité :

« Au début, c’était vraiment un projet qui me tenait à cœur, j’étais vraiment investi dedans, on m’avait vendu une certaine liberté, un studio dans lequel chacun a son autonomie et peut discuter sans barrières » (Germain, assembleur).

25De même que les supports officiels de communication clament la volonté de briser les codes formels pour fluidifier la circulation des informations, chacun est invité à « oser venir donner des feedbacks » et à « ne pas se contenter d’identifier les défauts mais les discuter avec le management ». Si plusieurs dispositifs équipent cette invitation, les enquêtés narrent pourtant leur déconvenue :

« La parole est libre… Cependant, l’écoute est concentrée sur des personnes qui ne sont pas moi, et qui ne sont pas la plupart des gens dans cette boîte. C’est une structure pyramidale qui se déguise. Du coup ça génère de la frustration, dans le sens où on réalise, petit à petit, qu’on n’est là que pour mettre en place la structure technique, et que finalement le reste de nos avis n’intéresse pas grand-monde » (Paul, assembleur).

26La parole n’est pas « empêchée » (Clot, 2018), mais perçue comme inutile, progressivement vidée de tout potentiel performatif. Cette parole sans effet, qui induit une incapacité à participer au devenir du produit, renvoie les assembleurs à une situation d’exécutant de décisions ne leur appartenant pas. Ce quotidien se confronte, non sans un certain désœuvrement, à une image du travail qui s’ancre dans la promesse d’horizontalité de l’entreprise. L’injonction participative n’est pas sans conséquence sur la perception de la situation : elle constitue un horizon de ce que pourrait être l’activité, et engendre une friction normative, creuset de la parole critique. À ce titre, les moments de réactualisation de la promesse laissent émerger les rejets les plus explicites et ostentatoires. En atteste cette remarque entendue lorsque l’équipe reçoit une sollicitation du directeur créatif, qui souhaite recueillir des avis sur un nouveau segment du jeu :

« Je me demande franchement quand on va arrêter d’essayer de nous faire croire que notre avis compte, ça commence à être humiliant cette espèce de chiffon rouge qu’ils exhibent quand ça les arrange… » (Germain, assembleur).

27Sans surprise, l’observation des reviews (réunions permettant de discuter collectivement des axes d’amélioration des différentes portions du jeu) montre une répartition très inégale de la parole, que les entretiens amènent à considérer comme le résultat d’une lassitude face à l’absence répétée de prise en compte des opinions. La liberté promulguée n’est ainsi pas suffisamment outillée pour se traduire en pouvoir d’agir effectif. Aucun temps spécifique n’est alloué aux assembleurs pour réaliser ces retours, et les employés ont un accès différentiel aux outils d’objectivation du jugement sur l’œuvre (tels que les tests utilisateurs, à savoir les mises en contact de l’œuvre avec un échantillon de public, réalisés à intervalles réguliers), de même qu’aux espaces de discussion et de décision. S’il existe des réunions dédiées au recueil de la parole, les directeurs créatifs de l’entreprise y sont rarement présents. Enfin, la maîtrise des ressources discursives permettant de défendre un avis en public semble particulièrement inégale. On entrevoit ainsi, à nouveaux frais, comment une liberté « négative » (une absence d’entrave à l’action) n’est jamais assimilable à une liberté « positive », entendue comme pouvoir d’agir effectif des individus (Sen, 2003).

28Dans un contexte où la proactivité participative et la personnalisation du rapport au produit sont avancées comme des critères de reconnaissance et d’évaluation fondamentaux, le hiatus régulièrement éprouvé entre l’exigence de « prendre part » et l’inégale possibilité de faire entendre sa voix nourrit ainsi une dévalorisation de l’activité.

2.2. L’incertitude du « travail jetable »

29La systématisation des procédés de développement itératifs induit que le résultat de l’activité de chacun est à tout moment menacé d’être modifié ou supprimé. Défaire pour mieux recommencer, cet aspect de l’activité peut être appréhendé positivement : chaque prototype est une occasion de déployer sa créativité face à un problème inédit, de reconfigurer des normes antécédentes de façon à aboutir à un nouveau produit. Mais loin d’être une seule ressource de singularisation de l’activité, le caractère itératif du développement peut aussi saper la possibilité même de lui associer un produit. Nombreux sont les salariés à narrer des situations où plusieurs semaines de travail ont été remises en cause : « je ne sais même pas ce que j’ai fait cette semaine » ; « on a l’impression que la scène ne bouge pas, on change de direction tout le temps » ; « on revient en arrière dès qu’on commence à avancer un peu, ça va me rendre fou, à force ». Leurs récits montrent combien le caractère fuyant et instable des tâches peut menacer la continuité de l’activité et la possibilité de s’y engager :

« Ça, c’est mon arlésienne, ça fait plus d’un an que je travaillais dessus, et en plus c’est une séquence qui dure quoi, cinq minutes ? [Il me montre une séquence de course-poursuite] On a dû faire une dizaine de prototypes, puis ça n’a pas arrêté de changer même quand on est passé en production. D’abord c’était en véhicule, ensuite à pied, puis on a changé plusieurs fois de système de saut par-dessus les obstacles, on a eu des soucis de rythme, donc la taille du niveau a évolué, puis le personnage a gagné des pouvoirs dans d’autres niveaux, donc on a dû réadapter cette séquence. Et à chaque modification qu’on peut penser mineure à l’écran, c’est une refonte de toute une partie de mon script, je m’en suis rendu malade. Je ne peux même plus la regarder, je suis écœuré de m’être fait trimballer comme ça pendant un an » (Paul, assembleur).

30La systématisation du processus itératif fragilise le lien entre l’activité et son produit en soumettant à une incertitude chronique le travail réalisé, toujours susceptible d’être jeté, et sans cesse pris dans un réseau de rectifications collectives. De la crainte de l’effacement naissent ainsi les germes du désengagement.

31Comment comprendre cette menace sur la possibilité de se reconnaître dans son activité ? Cette évaluation semble s’ancrer dans une appréhension fine de la temporalité de l’activité, ainsi que de son organisation. Les demandes de modification du produit sont d’autant plus contestées qu’elles interviennent dans des phases de production plus avancées :

« J’ai pas de problème pour refaire cent fois un prototype ou une séquence en début de projet. Par contre, se le permettre à quelques semaines d’une version beta [avant cette livraison intermédiaire, les équipes se consacrent normalement au peaufinage de la version, et notamment à la correction des bugs], c’est insensé, blasant, et dangereux — pour la livraison, et pour nous, parce qu’on le paye en crunch » (Paul, assembleur).

32Il en va de même lorsque l’organisation des séquences de travail est jugée inefficace, par exemple lorsque les modifications portent sur des éléments ayant déjà fait l’objet d’une phase de « polish » (intégration de l’ensemble du contenu et affinage de tous les éléments visuels, sonores et algorithmiques) :

« Donc là, on est allé jusqu’à régler les vitesses de déplacement en fonction des zones du niveau… Et maintenant on change la topographie… Il n’y a plus de limite à la connerie » (remarque entendue au poste de travail).

33Les réactions sont également liées à un jugement sur la légitimité des demandes de modification :

« Si on m’explique ce qu’une modification apporte, qu’on peut en discuter, que je le comprends, pas de souci, je ne demande qu’à améliorer le jeu moi aussi. Mais en vrai, c’est une épée de Damoclès qui tombe par hasard… Ça entretient une sorte de peur par rapport à tout ce que je fais » (Alexandre, assembleur).

34La mise au rebut du travail est vécue d’autant plus durement qu’elle est décidée unilatéralement et non encadrée par des repères stables permettant de distinguer le pérenne et le caduc. Si nous avons présenté la parole « sans écho » comme déceptive face à l’injonction à la participation, elle l’est d’autant plus face à un travail toujours menacé d’effacement. C’est l’absence d’interrogation collective sur la nature et la gestion des aléas du travail qui sape la possibilité de s’y investir positivement.

2.3. Quand les registres de valorisation de l’activité divergent

35Enfin, l’hétérogénéité des manières d’évaluer le produit ou l’activité s’est aussi révélée à l’origine de l’apparition de rapports dégradés au travail. Ainsi, tandis que le chef d’équipe considère qu’une bonne gestion doit minimiser — voire supprimer — les périodes de crunch, la direction voit dans les heures supplémentaires l’assurance de la qualité du jeu par l’extension des possibilités itératives :

« On ne part pas du même postulat, de toute façon. Moi, l’objectif c’est d’éviter ce qu’on a vécu sur [un précédent projet], c’est à dire de cruncher pendant un an et demi, soirs et week-ends. Eux, disons que ce n’est pas ce qui les préoccupe. Le pire c’est qu’on veut tous faire le meilleur jeu possible, mais si c’est en sacrifiant les gens, ça ne vaut pas le coup. Et surtout c’est qu’on a loupé quelque chose. Sur [un autre projet], on n’a pas fait plus de quelques jours de crunch, ça n’a pas empêché le jeu d’être génial » (Éric, responsable de l’équipe des assembleurs).

36La mise en mots d’une distance par rapport à la situation actuelle s’articule autour de la référence à une figure repoussoir (un autre projet qui a « laissé des traces ») et à une figure idéale (la réalisation, sans recours aux horaires extensifs, d’une œuvre appréciée). Ce passé participe à la construction d’une image de ce qui devrait être. C’est la possibilité de s’appuyer sur un réel social normatif (ce qui a été, ou ce qui est ailleurs) qui permet de constituer une prise critique sur le réel effectif (Cottereau, 1999). La frontière entre le travail valorisé et celui mis à distance est, ici encore, tributaire de la possibilité de singulariser son activité, en réélaborant les normes en vigueur dans l’organisation de façon à y introduire un souci pour l’équilibre de vie des salariés. À défaut, l’impossibilité de faire émerger un débat sur les normes régissant le travail est aussi celle de construire une activité qui fasse sens à ses yeux.

37Ces divergences peuvent également toucher le contenu du produit :

« C’est compliqué de s’investir comme si de rien n’était, parce que j’ai l’impression de participer à quelque chose que je condamne. C’est simple. Dans le jeu, tu as trois figures de la femme : la mère, l’enfant ou la pute. C’est très eighties, quoi, mais aujourd’hui, ça ne passe plus. Quand tu as quelques convictions sur le sujet, passer la journée à améliorer un jeu qui transmet une vision aussi pauvre, c’est… compliqué » (Inès, assembleuse).

38Ce ne sont plus les conditions d’effectuation de l’activité qui sont mises en cause, mais son résultat. La critique s’appuie ici aussi sur une image (ce que pourrait et devrait être la représentation des femmes dans une œuvre contemporaine), qui alimente ce qu’il est légitime d’exiger dans sa propre pratique productive. La perception de la situation de travail met ainsi en jeu la circulation de références normatives qui traversent les espaces sociaux, dans une perpétuelle dynamique de mise en cohérence entre celles-ci. Cette articulation est rendue impossible, en pratique, par une absence de capacité d’agir transformatrice, qui dégrade progressivement le rapport à l’activité. On perçoit à nouveau comment les dynamiques observées entrent en résonance, permettant de systématiser la critique : le travail « jeté » et les divergences sur le respect des équilibres de vie sont d’autant plus contestés que l’objectif productif est déconsidéré. C’est ce que résume Inès en quelques mots :

« Me saigner pour le projet, accepter d’y passer mes week-ends parce qu’on change encore de cap, ok, mais pas pour un jeu misogyne ; je ne peux pas ».

39Les critiques déployées se nourrissent donc de l’impossibilité de faire crédit à l’injonction managériale de s’approprier le produit, de la menace permanente sur la pérennité du résultat de l’activité, et du hiatus entre régimes de valorisation de l’activité qui décourage le débat sur la qualité du travail. Les promesses déçues peuvent alors devenir le creuset de prises critiques, en même temps que s’explorent d’autres critères de valeur. Nous allons voir que ces accusations d’injustice peuvent se saisir des principes valorisés par l’entreprise pour tenter de transformer l’épreuve de travail, et ce d’autant plus que la rhétorique managériale réitère en permanence une promesse d’appropriation par chacun des finalités et des moyens du travail. En même temps que se négocie ce qui est acceptable, se testent aussi des déplacements de normes et de valeurs.

3. Les pratiques résistantes comme dynamiques de réévaluation de l’activité

40Comment répondre à une épreuve de travail « entachée » là où les appuis classiques de l’action collective sont peu présents ou discrédités ? Quand les ressources permettant une gestion réglée des réciprocités sur le mode catégoriel sont absentes et que dominent des relations personnelles et une résolution des conflits au coup par coup, les épreuves sont davantage des « péripéties » que des « examens », suivant la typologie de Thomas Périlleux (2001, p. 75). Leurs contours sont incertains, elles laissent peu de traces, suivent des repères locaux plutôt que des règles générales et sont, par conséquent, difficiles à dénoncer. Cet ordre de l’arrangement et de l’informel semble d’autant plus propice à la fragilisation de la contestation qu’il concerne des travailleurs jeunes, dans une industrie réputationnelle où les durées d’engagement ne dépassent que rarement l’échelle du projet. Quelles formes peut alors prendre l’effort pour éviter que la dévalorisation de son activité ne se mue en une dévalorisation de soi, ou pour infléchir et contester les normes au fondement de cette dévalorisation ?

3.1. Officialiser la prescription pour lutter contre l’incertitude

41Face à cette déconsidération, les employés tentent de préserver de différentes façons le sens de leur activité. L’une de ces pratiques consiste à exiger de la hiérarchie un cadre prescriptif moins poreux, en particulier lors des périodes les plus avancées du projet. Si les grèves du zèle des mondes ouvriers ont révélé le rôle fondamental de la prescription dans la résistance aux normes managériales (le strict respect des consignes mettait en avant les limites d’un système organisationnel), le rapport et les recours aux consignes sont ici d’une autre nature. Dans un environnement où ces dernières sont instables, vagues et distribuées, les enquêtés peuvent revendiquer leur officialisation :

Ayant entendu de manière récurrente des employés demander à un supérieur de « rentrer la tâche dans Hansoft » [un logiciel de gestion de projet], je questionne Brice, assembleur, sur les raisons de ces requêtes : « Parce que sinon c’est la jungle, et c’est moi qui en paie le prix. On me demande une petite intégration par-ci, un tweak [modification mineure] par-là, un designer veut tester un truc, mais quand tu en as des dizaines dans la journée, c’est intenable. Et puis ça oblige les gens à réfléchir un peu à ce qu’ils te demandent. Parce que ça oblige à aller voir le prod, à ce qu’il décompose la liste des tâches à réaliser, donc à la demander aux designers, à ce que les concernés soient informés et se mettent d’accord, etc. Les briefs oraux dans le couloir ou en fin de réunion, c’est mignon, mais tu sens que si c’est pas posé à l’écrit, trop de questions restent en suspens. C’est facile de dire “tiens et si on faisait ça”, mais après il faut expliquer dans le détail tout ce qui est souhaité en termes de modifications, et voir ce que ça implique. Je pars du principe que les gens ne savent pas ce qu’ils veulent, et qu’il faut les challenger un peu pour qu’ils ne se permettent pas de te trimballer dans tous les sens » (Notes de terrain).

42Réclamer la formalisation de la consigne a ainsi une visée fonctionnelle. Elle contraint doublement le prescripteur : le passage à l’écrit rend nécessaire le recours à la hiérarchie officielle (il visibilise la directive et oblige à l’alignement des différentes sources prescriptives) et il implique de spécifier les exigences en les décomposant en différentes tâches, demandant un effort supplémentaire de projection. L’enjeu est d’éviter le désordre prescriptif. Ce faisant, l’assembleur impose une réflexivité accrue quant aux conséquences des actes productifs sollicités. En ce qu’elle permet de fermer le champ des possibles, la formalisation de la consigne atténue les effets négatifs des errements itératifs. Elle oblige certes le subordonné (en réduisant sa zone d’incertitude), mais aussi le prescripteur.

43L’inscription des tâches dans un logiciel de gestion de projet permet également de conserver une trace du travail effectué dans un univers où la pérennité du résultat de l’activité est des plus incertaines. Il est en effet fréquent que les progrès réels d’un employé soient mis en cause, créant des situations conflictuelles où il est nécessaire de démontrer que « quelque chose » a été fait, même si ce n’est désormais plus ce qui est attendu :

« C’est posé sur Hansoft, tout le monde est au courant de ce que je fais, on ne peut pas me le reprocher une fois terminé. Non parce que ça arrive, un prod qui vient te dire : “Mais qu’est-ce que vous avez foutu toute la semaine, pourquoi tel truc n’est pas terminé ? — Je ne sais pas moi, vous avez tâtonné toute la semaine sur les décisions de design, on est parti dans plusieurs directions, j’ai dû faire une intégration parce que ça débloquait toute une équipe qui attendait…” Parfois la direction créative ou les designers oublient ce qu’ils demandent, et ce n’est pas forcément volontaire, ça bouge juste trop vite. Hop, on me dit d’intégrer, je ne sais pas, une barrière dans le niveau, puis la semaine d’après on vient me voir : “Mais pourquoi c’est une barrière ici ? Je voulais une crevasse”. Donc au moins, si c’est dans Hansoft, je peux sortir ma liste : “Voilà, j’ai fait exactement ce qu’on m’a demandé de faire” » (Valentin, assembleur).

44Il s’agit de négocier pour que le prescrit corresponde à la réalité productive et aux multiples ajustements qui habitent l’espace de travail. La formalisation des consignes permet, par la mémoire créée, de donner de la valeur à la tâche réalisée puis remplacée, supprimée ou modifiée. La consigne devient une trace de l’activité, parfois son seul résidu, à défaut d’un résultat pérenne. Elle possède une double fonction. Pour soi, d’abord, car elle permet de dissocier la remise en cause du travail effectué de la remise en cause des personnes. Dans les négociations collectives, ensuite, car elle constitue un référent argumentatif objectif outillant la dénonciation des hésitations. On comprend ici comment la traçabilité, fonction caractéristique des écrits de travail (Fraenkel, 1995), peut devenir protectrice. L’acte transgressif est inversé : il n’est pas question, comme dans les milieux industriels, de faire un usage contingent des dispositifs de traçabilité pour amoindrir la portée de l’écrit en tant que vecteur de contrôle social (Rot, 1998). Au contraire, l’inscription scripturale outille le passage d’une obligation implicite à une tâche explicite, et constitue une prise dans la lutte contre l’instabilité prescriptive et la désorganisation dénoncées. Si la résistance a pu être analysée comme une façon d’élargir les zones d’incertitude maîtrisées par les travailleurs (Bernoux, 1979), le mouvement esquissé par les assembleurs s’apparente ici davantage à la recherche d’une certitude prescriptive en vue d’atténuer le caractère « jetable » du travail.

45Au-delà de son utilité pour justifier du passé, la matérialisation de la prescription outille également des débats sur l’anticipation et la métrologie du travail à effectuer. Compte tenu de leur place dans la chaîne de création, les assembleurs trouvent par ce biais un interstice légitime pour se prémunir de la cannibalisation de la vie privée par la vie professionnelle :

« C’est toujours la même sauce, on te demande de rester le soir, ou de venir le week-end “au cas où”. Au cas où quoi ? Je n’ai pas de souci à faire des heures supplémentaires, mais il faut que je sache pourquoi. Je ne vais pas venir parce qu’un prod est stressé que le jeu pète avant une livraison, ou pour rattraper des décisions de design qui ont été prises dix fois trop tard. Donc maintenant, je demande “Ok je peux venir, mais j’ai besoin d’une liste de tâches ou de bugs”. […] Sans ça, je connais l’histoire, tu viens deux heures un samedi pour régler un truc soi-disant urgent, puis tu repars à 20 h parce qu’on continue à t’en ajouter sur la pile. […] Et en plus, ça permet d’estimer : si j’ai ma liste, je peux lui dire, au prod : “Tu m’as donné le taf de trois jours à faire en un jour, comment on fait ?”. Après, c’est à eux de se démerder. Quelqu’un vient m’aider, il accepte que le tout soit dégueulasse et plein de bugs, ou il assume ses responsabilités et il va dire au directeur que c’est mort, on n’a pas le temps » (Sara, assembleuse).

46En exigeant que sa présence soit indexée sur des objectifs précis, Sara s’octroie la possibilité de retrouver une forme de contrôle sur la temporalité de son travail. Explicitée et associée à un cadre temporel (même à très court terme), la consigne formelle devient un support permettant la mise en débat du réalisme des exigences hiérarchiques. Elle autorise des opérations de calcul et d’anticipation des charges de travail sur une base stable et objectivée — et par conséquent contestable. Interroger les raisons d’être de la présence au travail permet en outre de recomposer le partage des responsabilités en protégeant l’assembleuse d’une charge morale, celle de compenser des errements itératifs rendus possibles par la norme de la solidarité. Les dépassements horaires ne sont pas condamnés en soi, mais évalués à l’aune de leur légitimité. La formalisation des consignes outille ainsi un refus, celui d’un temps de travail qui a cessé d’être un critère mobilisé dans les négociations autour de ce qui doit être fait et défait. Elle est une opposition oblique, en ce qu’elle permet de mettre en défaut la norme de l’endurance sans exprimer une contestation frontale qui fragiliserait la situation d’emploi.

47Depuis le projet taylorien prolongé par Alexander Hamilton Church, l’écrit est regardé comme le moyen d’outiller un contrôle renforcé de la part des gestionnaires, afin de détacher l’ouvrier de son activité singulière (Jelinek, 1980 ; Thévenot, 1986 ; Denis, 2018, p. 76). À l’aube du XXe siècle, l’ambition de scientifisation du management s’ancre en effet dans le discrédit des connaissances individuelles et des arrangements interpersonnels, au profit d’une définition normalisée des tâches. L’écrit permet et supporte cette mise à distance des savoirs singuliers et situés, ainsi que l’objectivation et la mise en calcul du travail. Pourtant, les assembleurs trouvent des manières de se préserver dans les interstices des consignes et règles formelles. C’est à l’aune de l’analyse de la nature même du travail que l’on peut comprendre cette transformation : dans l’environnement étudié, nous l’avons vu, nulle standardisation de l’activité n’est envisageable. L’appropriation singulière de l’activité est perçue comme la manière privilégiée d’optimiser la coordination et la productivité. Plutôt qu’être condamnée, elle devient un critère de performance central. Cette différence reconfigure les possibilités d’usage et la portée du formalisme scriptural. Les mêmes propriétés, critiquées ailleurs comme sources de contraintes et de dépossession (désingularisation, distanciation et objectivation), deviennent des ressources contre l’incertitude chronique du travail et son débordement subjectif. Le passage à l’état scriptural prévient les écueils d’un environnement prescriptif ancré dans l’oralité : facilitation de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, en ce qu’il ne se réfère à aucune règle explicite (en amont) et ne laisse pas de traces (en aval), et ne donne par conséquent aucun point d’appui pour un éventuel contentieux (Cochoy et al., 1998). On assiste alors à un véritable retournement de l’économie morale du langage dans les organisations identifiée par Jérôme Denis (2018, p. 77-78) : le formalisme et l’écrit, en prenant le contre-pied d’une culture organisationnelle se voulant flexible et réactive, sont des appuis pour l’action contestataire, quand l’oralité et l’informel préviennent à l’inverse la constitution de prises critiques dans le travail. Ainsi se recomposent les termes du dialogue entre la règle et la transgression.

3.2. Reconfigurer l’activité comme épreuve productive

48Certains s’emploient à infléchir la nature de leur activité, en tranchant de façon unilatérale la question de la qualité du travail. C’est le cas d’Éric, responsable de l’équipe des assembleurs, lorsqu’il doit mettre en œuvre des décisions qu’il désapprouve. Ces situations font l’objet d’une réflexivité sans cesse relancée :

« Ce n’est pas toujours évident, parce que je dois m’assurer qu’on avance, mais en même temps je suis au quotidien avec l’équipe, et je vois bien les dégâts que tout ça peut engendrer ».

49Il assume toutefois un style professionnel dont les critères de valeur sont déliés des attentes hiérarchiques :

« Parfois, je crois que mon rôle c’est aussi de dire non, même si ça peut me coûter cher. On est en permanence en train de crouler sous les demandes. Par exemple, cette semaine j’ai reçu un nouveau document de design. On est en beta, hein, donc ça ne devrait même pas exister à ce stade. Donc je leur ai dit : “Moi ça ne me dérange pas, mais dans ce cas on recrute quelqu’un, ou on supprime une autre partie du jeu. Mais je ne vais pas encore une fois faire payer mon équipe parce qu’on se pose aujourd’hui des questions qu’on aurait dû se poser il y a deux ans”. Mon travail c’est aussi d’être un rempart à tout ça. […] Donc quand je reçois un document avec des nouvelles demandes, je suis clair : je trie, et je leur dis : “Ça, on verra si on a le temps, ou alors il faut me dire ce qu’on kill à la place” » (Éric, chef d’équipe).

50C’est en s’appuyant sur la nature même de son activité et sa place dans la chaîne de production qu’il esquisse un geste de refus. En discriminant les tâches qui seront distribuées aux employés, il œuvre à faire exister, en acte, une préoccupation sur leur équilibre de vie. Le principe de justice de l’entreprise, qui associe la qualité du jeu à des sacrifices personnels, est ici contesté. Il n’est pas question, toutefois, de rejouer l’épreuve en exigeant des réajustements, mais bien d’en instaurer une autre, aux principes de justice différents. À la sacralisation de la qualité du jeu sont opposés d’autres critères de valeur (l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle), susceptibles de redonner cohérence et continuité à l’activité. On observe ainsi la mise en place d’épreuves parallèles, où les critères de valeur et de succès ne sont plus ceux de la hiérarchie. Outre la possibilité de réinvestir son activité, l’intéressé cherche aussi à faire reconnaître par ses pairs cette alternative, promue dans maintes discussions comme un idéal pouvant garantir une plus grande justice et justesse des épreuves de travail. La transgression se pare alors d’une dramaturgique alternative : elle est une vocalisation, devant un public, d’une rupture avec les attentes hiérarchiques, associée à une affirmation de l’existence d’autres critères de valorisation de l’activité. La norme devient un repère pour mettre en scène des qualités individuelles, y compris lorsqu’il s’agit de la contester. Cette pratique, cependant, semble particulièrement située : ayant plus de quinze ans d’expérience dans la profession et un portfolio riche d’œuvres reconnues sur le marché, Éric sait sa position d’autant plus favorable à des partis pris frontaux qu’il « ne peut plus être viré à ce stade du développement ».

51Tous n’ont donc pas la possibilité d’instaurer des épreuves parallèles, ni de faire connaître les déplacements qu’ils opèrent. Il peut alors s’agir de discriminer au sein de son « faisceau de tâches » (Hughes, 1996), dans une volonté d’affirmer son quant-à-soi de manière suffisamment intermittente, partielle ou ambiguë pour ne pas s’exposer à une sanction. Ces pratiques ne questionnent pas le maintien dans l’entreprise, car elles localisent le mécontentement sur une partie de l’activité :

« Bon, là, ça fait trois fois en trois jours que le design change, tu crois qu’ils vont savoir ce qu’ils veulent à un moment donné ? Là, je mets ça de côté, tant pis pour eux, il fallait y penser avant, et ça les fera réfléchir pour la prochaine fois » (Inès, assembleuse, remarque notée au poste de travail).

52Le réagencement des consignes, décidé unilatéralement, permet tout à la fois de rendre le travail supportable et d’affirmer en acte la nécessité d’une meilleure considération des conséquences des changements de design. Des responsabilités sont assumées « pour que les collègues puissent avancer correctement », tandis que d’autres se voient refusées ou laissées de côté pour « un jour où je ne serai pas blasé ». Discrètes, ces modalités de mise à distance font jouer différentes variables. Parmi celles-ci, la temporalité d’exécution du travail est fondamentale. Elle est fondamentale pour appréhender la portée du geste : retarder la réalisation d’une tâche, la réaliser « au dernier moment », permet de réduire l’espace des errements itératifs sur une composante du produit. À ce titre, les obligations implicites, telles que la proactivité participative pour améliorer la qualité du produit, sont également sujettes à des réponses différenciées selon les temporalités du développement, comme chez Justine (assembleuse), qui module sa participation selon les séquences productives : elle le fait « quand c’est le moment, en pré-prod, quand ça ne coûte rien » ou, plus tard, « quand on parle de petites améliorations ici où là », mais abandonne cet idéal participatif « quand ça implique de flinguer ce qui a pris des semaines de taf ». La prise de parole est alors conditionnée à d’autres formes de valorisation du travail. Les priorités suivies (privilégiant aussi bien, selon les cas, une dépendance technique, une partie du produit valorisée, ce qui facilite le travail d’un collègue ou encore ce qui implique une exploration technique stimulante) révèlent ainsi certains partis pris quant à ce qui mérite d’être fait, au détriment des priorités attendues qui entachent l’activité en fragilisant le sens d’une contribution. Cette résistance ne suit pas un enjeu de division du travail : le degré de légitimité d’une tâche est évalué hic et nunc, en estimant la pérennité de sa possible contribution au produit et non pas selon une hiérarchie donnée de prestige. L’enjeu n’est pas de résister afin de se ménager des réserves de productivité qu’il faudra mobiliser pour faire face aux événements perturbateurs (Chabaud et Terssac, 1987), mais d’affirmer un parti pris quant à ce qui mérite l’attention et l’engagement du travailleur. Si l’engagement dans une situation n’est jamais un accord total, mais qu’il est toujours réalisé « sous bénéfice d’inventaire » (Reynaud, 2005), sa mise sous condition peut prendre une portée critique dans un environnement où les manières d’être constituent un enjeu pour la continuité productive.

53Le degré d’attention accordé aux différentes tâches est également une variable de reconfiguration de l’engagement. Face aux segments dévalorisés de l’activité, les enquêtés trouvent des manières protéiformes d’organiser une absence partielle au travail. Celle-ci est facilitée par la médiation de l’ordinateur comme outil principal, qui offre de nombreuses prises à la modulation de la concentration. Le dédoublement de l’attention est une pratique privilégiée. Le visionnage de vidéos, les rapides parties de jeux, l’écoute de musique ou de la radio, la lecture d’articles de presse ou les communications personnelles sur la messagerie interne de l’entreprise sont autant de pratiques évoquées comme des manières de se réapproprier le temps passé au travail. Discrète et difficilement sanctionnable, cette forme de parasitage permet de conserver l’activité en toile de fond, brouillant la frontière entre adhésion et retrait de la situation. Elle est, à nouveau, conditionnée :

« Là j’en peux plus, ça fait cinq fois qu’on me demande de refaire la même séquence, et je suis à peu près sûre qu’il y en aura une sixième… Donc je lance un podcast en même temps, même si ça peut me faire dériver… » (Justine, assembleuse).

54Si elle peut être induite par la surcharge cognitive dans les environnements de travail particulièrement denses en informations (Datchary, 2004), la dispersion peut également être porteuse d’une contestation qui s’affirme dans la clandestinité du déplacement. L’effort « pour construire et reconstruire, à travers nos différents instants de présence, une forme de vie qui fasse sens » (Bidet et Boutet, 2013) semble ici induire la minimisation du temps consacré à l’activité, ainsi qu’un chevauchement organisé des intérêts personnels sur la sphère professionnelle de façon, comme le formule J., à « rentrer chez soi le soir en pouvant se dire qu’on a fait quelque chose », même si ce « quelque chose » n’a rien à voir avec ce qui est attendu. Si la position défendue est celle d’une distanciation critique, l’insertion de chaque geste dans « un maillage plus ou moins serré de rôles et de situations » (Piette, 2013) manifeste moins un détachement permanent qu’une alternance entre des moments de résistance et de valorisation de visées productives. En creux, il se joue ici l’inversion de l’ordre normatif en vigueur dans l’espace de travail, qui permet d’appréhender toute la portée de ces gestes. À la normalisation du débordement du professionnel sur le personnel répondent des pratiques de débordement du personnel sur le professionnel.

55L’exit (Hirschman, 2011) n’est ainsi jamais évoqué comme une solution envisageable pour les assembleurs. Possédant un capital scolaire très spécialisé et peu convertible, ils voient dans l’accomplissement de ce projet la possibilité de pérenniser leurs parcours dans ce secteur. Cependant, la temporalité intermédiaire des engagements (entre le temps très court des projets d’autres industries culturelles et le temps long du salariat à durée indéterminée) laisse un espace à d’autres formes de critique, en mots et en actes, face aux situations de travail dégradées. Ces pratiques se recomposent de manière dynamique selon les ressources propres des travailleurs, les évaluations toujours réactualisées des situations de travail et les appuis de l’action disponibles dans cet environnement (faisceau de tâches et supports prescriptifs, temporalité du développement, objets habitant l’espace de travail, normes, etc.). Si elles sont intermittentes et interstitielles, elles ne peuvent toutefois être rabattues sur des ajustements fonctionnels permettant de rendre la réalité supportable en adoucissant la contrainte d’engagement, ni considérées comme de simples opératrices de la préservation de l’ordre social régissant cet espace. Sans être nécessairement des critiques explicites et systématisées, les déplacements opérés recèlent un potentiel critique en ce qu’ils fragilisent et dénaturalisent l’attendu. Ces gestes, souvent mineurs, peuvent être considérés comme de véritables « réservoirs de transformation » de l’ordre normatif (Rémy, 2015) en ce qu’ils y introduisent, même de manière discrète et éphémère, des fragments d’un autre monde potentiel.

3. Conclusion

56Les pratiques mises en lumière ont en commun de prendre le contre-pied d’un mode d’organisation reposant sur le déploiement d’un rapport singulier et passionnel à l’activité, et promulguant la flexibilité et le dépassement des règles formelles. Elles nous permettent d’identifier ce qui, dans ces univers, constitue une menace pour les travailleurs : d’une part, un travail « jetable » et toujours soumis à la possibilité de sa destruction ; d’autre part, une parole libérée mais sans effet sur les manières de s’organiser collectivement ou sur le produit de l’activité, nourrissant des divergences sur les registres de valorisation de l’activité. Comprendre comment les travailleurs y répondent nous amène à renouveler notre regard sur le travail à différents égards. D’abord, et bien qu’étant souvent dénoncé comme un opérateur de contrôle et de dépossession du travail, l’usage de la règle formelle et de l’écrit peut se changer en appui protecteur lorsque l’environnement est marqué par une trop forte instabilité. L’exigence de formalisation portée par les travailleurs est une ressource précisément parce qu’elle permet l’objectivation et la distanciation, habituellement associées à la perte de zones d’incertitude précieuses pour les travailleurs, et rend contestable un mode d’organisation qui repose sur l’ajustement informel aux contingences. Ce déplacement du regard passe, ensuite, par la mise en lumière des processus à travers lesquels les injonctions à l’engagement participatif et total contribuent à générer un horizon normatif qui nourrit la critique en cas de décalage avec la réalité productive. L’appropriation de ces injonctions est ainsi toujours partielle et conditionnée aux réévaluations permanentes portées par les travailleurs sur leur activité.

57En partant de l’expérience des assembleurs, et de ce qui y fait épreuve, nous avons pu comprendre la genèse et l’entretien de leur intérêt pour la formalisation d’une critique de l’organisation ainsi que ses modalités d’expression. Relativement aux principales approches de la résistance au travail, les pratiques observées ne se réduisent ni à des façons, somme toute fonctionnelles, de resingulariser le travail prescrit, ni à une visée purement agonistique de remise en cause de la subordination salariale ou de la domination managériale. La première perspective tend à faire perdre de vue la question de la conflictualité : la résistance y est banalisée, rapportée au souci ordinaire d’efficacité et à l’appropriation de la contrainte productive. La seconde perspective postule l’hégémonie d’une logique conflictuelle, qui leste d’emblée toute pratique subversive du poids d’un conflit structurel. Suivre une troisième voie, complémentaire, attentive au travail comme engagement et activité productive, a permis de mieux rendre justice au caractère protéiforme et dynamique des formes de résistance à l’œuvre dans un environnement professionnel qui pourrait pourtant en sembler dépourvu.

58Les formes de résistance au travail revêtent alors une dimension anthropologique, en nous ramenant au « rapport intrinsèquement conflictuel que l’homme entretient avec son insertion dans le monde » (Bidet, 2011, p. 167). Lorsque cette insertion est entravée par la difficulté d’associer un effet utile à son activité, s’observent des gestes à la portée critique qui mettent à distance l’activité dévalorisée tout en manifestant l’exigence d’une contribution utile. Les travailleurs enquêtés explorent ainsi, à la fois individuellement et collectivement, ce à quoi ils tiennent et peuvent se tenir. Ils font alors de l’acte de travail un lieu de friction et de création normative, portés par le souci de réaliser une activité qui fait sens, ou de préservation de soi lorsque ce sens est en danger. Étudier la résistance au prisme de l’activité productive peut alors alimenter une réflexion sur la vocation démocratique du travail — où l’attention continue portée aux effets de l’activité cultive tout particulièrement le désir de chacun de contribuer à la définition des conditions et des visées de l’entreprise collective.

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Notes

1 Nous faisons ici le choix d’un nom générique n’ayant pas de correspondance directe dans la profession, les modalités de division du travail et les appellations du métier étant propres à chaque entreprise du secteur. Selon les organisations, ils peuvent ainsi être scripteurs, game builders, level designers junior, etc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Besenval, « Résister dans les interstices : la subversion au travail dans un studio de création de jeux vidéo »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 1 | Janvier-Mars 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/37951 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.37951

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Auteur

Maxime Besenval

Centre de sociologie des organisations (CSO)
UMR 7116 CNRS et Sciences Po
19, rue Amélie, 75007 Paris, France
maxime.besenval[at]gmail.com

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