Étienne Anheim, Le travail de l’histoire
Étienne Anheim, Le travail de l’histoire, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2018, 234 p.
Texte intégral
Afficher l’imageCrédits : Éditions de la Sorbonne
1Dans cet ouvrage, Étienne Anheim, historien médiéviste, directeur d’études à l’EHESS, actuellement directeur scientifique des Éditions de l’EHESS, revient sur l’ensemble des enjeux politiques du métier d’enseignant-chercheur, en histoire ou dans toute autre discipline, en en montrant les contradictions, les hiatus mais aussi les opportunités. C’est donc peu dire que l’ouvrage ne s’encombre pas d’intellectualisme ou même d’un penchant scolastique et qu’il en revient, sans cesse, à la vérité quotidienne du métier, sans laisser dans l’ombre ses formes les moins héroïques et les plus prosaïques, mais toujours avec un très grand souci de réflexivité et de montée en généralité contrôlée.
2La partie n’était pourtant pas gagnée d’avance, puisque l’ouvrage aurait pu tomber dans les travers héroïsants de l’« égo-histoire », objet d’un des mémoires d’habilitation à diriger des recherches qu’Étienne Anheim a soutenus en 2015. L’ouvrage aurait aussi très bien pu prendre la forme d’un essai historiographique ou épistémologique classique — ce qu’il est d’ailleurs à certains moments. Mais l’auteur refuse d’adopter une démarche purement abstraite et, dans la lignée des travaux d’histoire sociale des intellectuels et de la culture dont il se réclame (dans la suite de Jacques Le Goff), il analyse avec une grande finesse et une étonnante sincérité tout un ensemble de pratiques professionnelles, dans lesquelles nombre d’enseignants-chercheurs de toutes disciplines se reconnaîtront. Si on laisse ici de côté l’importante réflexion menée par Étienne Anheim concernant la pluri-disciplinarité et ses propositions pour une sociologie historique ou encore son travail d’édition, plusieurs éléments consacrés au métier d’enseignant-chercheur peuvent être pointés.
3Le premier tient dans la diversité du contenu du métier et des tâches. Étienne Anheim n’hésite pas à revenir longuement sur ce dont on ne parle pas vraiment dans un livre de ce type (mais plutôt dans les couloirs de l’Université ou du laboratoire, autour de la machine à café ou au mieux dans les réunions en période de crise et de mobilisation). Si les historiens sont certes des intellectuels ayant « une vie consacrée aux livres et aux idées » (p. 33), ils sont aussi des pédagogues aux prises avec des étudiants de niveaux extrêmement hétérogènes, et de ce fait ils « bricolent » de nouvelles manières d’enseigner l’histoire. Ce sont aussi, plus ou moins volontiers, des « administrateurs », du fait notamment de l’« auto-gouvernement » d’une bonne partie de l’enseignement supérieur et de la recherche. À ce titre, ils sont pris dans des conflits complexes entre la défense de leur discipline ou de leur « sous-discipline » (de leur « période », pour les historiens), leurs positions politiques et syndicales et les enjeux interpersonnels. Étienne Anheim fait un récit particulièrement honnête de ces conflits, en particulier à l’Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines où il a enseigné pendant dix ans — même si des personnes ayant vécu ces mêmes conflits mais situées à d’autres positions n’en feraient sans aucun doute pas le même compte-rendu —, et c’est quasiment un matériau ethnographique qu’il livre ici. Les collègues pourront très facilement faire des homologies avec leurs propres expériences. Ce que ces récits permettent de voir, et que l’auteur évoque sans l’analyser plus avant, ce sont notamment les raisons et les déterminants de l’entrée de certains enseignants-chercheurs dans une « carrière » purement administrative ou fortement orientée vers des positions de gouvernement des instances. Si une partie de la sociologie des sciences s’intéresse aujourd’hui à ces questions de gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche, le travail d’Étienne Anheim donne envie d’avancer sur ce point. Il y aurait un certain nombre de risques à étudier ces questions de manière plus précise : verser dans la dénonciation facile, ou faire de ce travail une recherche « à brûler », comme l’écrit P. Bourdieu en introduction de Homo Academicus. On saisit malgré tout très bien la difficulté dans laquelle sont pris les collègues à relier l’ensemble de leur activité et de leurs « raisons d’agir ».
4Un deuxième élément particulièrement intéressant de l’ouvrage renvoie à la difficile dialectique entre travail individuel et activité collective marquant le métier. On croise à la lecture du livre un collègue qui n’aime pas travailler tout seul, mais qui doit, au moins pour sa carrière, signer seul des publications, ou qui est aussi la plupart du temps seul face aux étudiants. Et pourtant, le collectif est extrêmement présent : dans la construction collective des filières d’enseignement et de progression pédagogique d’abord, mais aussi dans le travail de recherche. En cela, Étienne Anheim montre bien comment il s’est inscrit, concernant son travail de recherche sur les intellectuels au Moyen-Âge, dans une configuration particulière, autour d’un certain nombre de chercheurs (Alain Boureau, Jean-Philippe Genet, Jacques Verger, ou encore, d’une manière un peu différente, car sur une thématique de recherche plus éloignée, Claude Gauvard). On remarque aussi la présence tout au long des pages de Patrick Boucheron, plutôt dans le rôle du « grand frère », si l’on peut dire, à l’ENS de Fontenay puis à la Sorbonne. Ce travail collectif apparaît aussi dans un paragraphe assez saisissant où l’auteur revient sur ses pratiques d’écriture et de lecture. Il montre, d’une manière rarement explicitée en sociologie du travail scientifique, l’importance du travail de relecture des textes par des amis ou des collègues, et ainsi la constitution d’une sorte de réseau de co-lecture, faisant finalement de la publication une œuvre collective. Il revient sur la façon dont des amours et des amitiés, construites par la fréquentation des mêmes lieux d’enseignement supérieur, en l’occurrence ici l’ENS de Fontenay, la faculté d’histoire de Paris 1 ou l’ENS Ulm qui prépare à l’agrégation, ou encore les postes occupés successivement, sont constitutifs de ces réseaux permettant lectures croisées avant publication, mais aussi formes d’apprentissage et — même si Étienne Anheim n’en parle pas — aide et soutien au recrutement. On voit bien là l’importance de ce capital social prenant aussi la forme, du fait du passage par des institutions élitaires, d’un capital symbolique. À ce propos, Étienne Anheim parle beaucoup de sa conjointe, Valérie Theis, et des effets accélérateurs de l’homogamie, notamment pour les hommes, dans la réussite professionnelle et scientifique.
5L’ouvrage nous conduit enfin vers une troisième direction, celle de la socialisation et de l’apprentissage du métier d’enseignant-chercheur. Sur ce plan, Étienne Anheim commence par un constat bien connu, celui de l’absence d’apprentissage du métier dans son aspect d’enseignement. Néanmoins, il insiste fortement sur la socialisation à la recherche commencée dès l’entrée, puis acquise à l’occasion d’un certain nombre d’épreuves, au sens sociologique du terme mais aussi au sens plus trivial de moments éprouvants. Chose rare pour ce genre de production, le livre comprend ainsi plusieurs récits d’échecs, de semi-échecs ou au moins d’insatisfactions : l’année de maîtrise ne plaît pas à l’auteur ; son séjour aux archives vaticanes se solde par une insatisfaction alors qu’il y voit briller sa conjointe. Mais c’est surtout sa soutenance de thèse qui est son plus gros échec : il y raconte les attaques dont il a été victime et montre, produisant là encore un très beau matériau ethnographique, les règlements de compte croisés qui s’y déroulèrent, tout en séparant le bon grain de l’ivraie et en établissant la légitimité de certaines critiques. À la suite de ce récit d’échecs, fait sans complaisance d’aucune sorte (et c’est la force de l’ouvrage), le lecteur ne peut se poser qu’une question : comment comprendre que malgré tout Étienne Anheim ait gardé la même forme d’illusio, d’ambition et de croyance dans sa capacité de devenir ce qu’il est devenu, un enseignant-chercheur de premier plan dans un établissement universitaire de grande réputation ? Et c’est au fond la résolution de cette énigme que donne à lire ce livre, et qui passe sans doute par la constitution d’un réseau et d’un capital symbolique, permis par le passage dans des établissements d’élite, autorisant une ambition et porté par un des ethos professionnels existant dans ce milieu : celui d’un métier ouvert sur la société et les étudiants, refusant les logiques les plus scolastiques, mais aussi soutenu par la confiance dans l’intérêt et la nécessité du travail intellectuel.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Willemez, « Étienne Anheim, Le travail de l’histoire », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 1 | Janvier-Mars 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/38023 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.38023
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