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Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2019, 242 p.
1Que font les gens qui ne font rien ? Ce questionnement est le point de départ de la recherche réalisée entre 2011 et 2016 par le Collectif Rosa Bonheur. Le choix d’un nom collectif manifeste la volonté des sociologues et de l’urbaniste du groupe de résister à l’individualisation des modes de recherche et d’évaluation du cadre universitaire, en s’inscrivant dans un engagement collectif.
2La ville vue d’en bas se concentre sur la vie quotidienne des habitants dans les quartiers populaires de Roubaix. Réalisée selon une démarche qualitative et inductive cumulant multiples permanences sur le terrain, entretiens et échanges, la recherche mobilise les expériences et les trajectoires individuelles et familiales de 270 personnes pour s’attacher à leurs pratiques ordinaires ainsi qu’à la production collective de leur espace quotidien. Ce travail ethnographique devient un moyen pour faire résonner différemment les données statistiques et démographiques de la population roubaisienne et prendre le contrepied des catégories administratives officielles, notamment dans leur conception des « inactifs » ou des « assistés ».
3La recherche s’inscrit d’ailleurs dans le sillon des enquêtes sur le travail et les classes populaires réalisées en mobilisant une approche compréhensive et une permanence de longue envergure sur le terrain. On peut apercevoir des sources d’inspiration de la démarche de Rosa Bonheur dans la méthodologie variée d’analyse de statistiques, documents, observations et entretiens, mobilisée par Anne-Marie Arborio (2001), ainsi que dans les ouvrages de Florence Weber (1989) et Jean-François Laé et Numa Murard (2011) qui conjuguent leur engagement ethnographique à un suivi temporel des trajectoires de vie des personnes rencontrées. La considération de la centralité populaire prolonge l’attention portée aux quartiers désindustrialisés par Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999) et l’analyse des formes d’exclusion sociale par François Dubet et Didier Lapeyronnie (1992).
4Le Collectif Rosa Bonheur considère extensivement les formes de travail, incluant les activités de l’économie informelle, le travail non rémunéré et le bénévolat. Le texte a la qualité de saisir les entrelacements entre pratiques informelles, emploi précaire et prestations sociales pour les inscrire dans un espace, physique et social, produit collectivement. Observer Roubaix, marquée par des inégalités frappantes et connue sous l’étiquette de « ville la plus pauvre de France », permet également de prendre en considération les conséquences de la désindustrialisation et d’une transformation du marché du travail accompagnées d’énormes disparités sociales et spatiales. Si Roubaix est parfois évoquée comme une ville d’assisté·es, l’ambition du Collectif Rosa Bonheur est de casser ce stéréotype en valorisant les expériences et les résistances ordinaires aux transformations des espaces populaires pour sortir ses habitants de l’invisibilité et de la stigmatisation dont ils et elles sont souvent victimes.
5Le premier chapitre se concentre sur le travail de subsistance voué à satisfaire les besoins élémentaires, notamment de consommation, illustrant ainsi les formes d’organisation et de production de ressources activées par les classes populaires. Ce travail de subsistance suit des rationalités plus sociales qu’économiques et se déploie grâce aux « réseaux de réciprocité familiaux, amicaux, de voisinage ou communautaires qui jouent le rôle d’amortisseur social et économique d’une crise devenue structurelle » (p. 37). Les récits des enquêté·es illustrent leur engagement dans des activités propres au monde informel comme la récupération et la réparation, le recyclage et les formes collectives de débrouille, ainsi que dans l’expérimentation de différentes formes d’emploi dans le secteur de services, du care et de l’associatif, ou dans l’entrepreneuriat individuel proche de l’« entreprécariat » (Lorusso, 2018).
6La question spatiale est abordée dans le chapitre suivant évoquant le concept de centralité populaire pour expliciter les étroites relations entre les pratiques des habitants et l’espace urbain considéré comme un outil pour répondre aux besoins (logements, activités, commerces, travail et sociabilités). Le logement s’avère une ressource cruciale, car il alimente les compétences manuelles, techniques et administratives du travail de subsistance grâce à la manutention et la réhabilitation, en plus d’héberger le travail à domicile. En même temps, l’accès à la propriété permet de réduire les dépenses ou d’obtenir des revenus grâce à la location. Comment l’espace des quartiers populaires est-il finalement l’objet d’un processus d’appropriation ? Lieu de résidence, d’activité et d’initiative entrepreneuriale, Roubaix se dessine non en tant qu’enclave, mais comme lieu d’ancrage et également comme nœud de mobilités vers l’extérieur.
7Dans les quartiers populaires, la proximité et les solidarités entre habitants tissent le lien social et l’intégration dans une communauté d’appartenance, lieu « d’une économie du don et de la dette, de l’obligation mutuelle » (p. 121), qui contrecarrent le manque d’insertion dans la société salariale. Le quatrième et dernier chapitre se concentre sur les formes d’encadrement du travail et de l’espace et souligne les moyens d’action des pouvoirs publics face aux économies populaires. Il s’agit d’abord des dispositifs de contrôle et de répression des pratiques informelles, comme les arrêtés municipaux contre la mécanique de rue ou les interdictions de marchés aux puces, mais également de l’encadrement administratif de l’auto-réhabilitation des logements. L’analyse des institutions sociales illustre ensuite leur double rôle de protection et de contrôle. Les politiques des transformations urbaines sont enfin évoquées dans leur tendance à investir les quartiers populaires en marginalisant les besoins et les aspirations de leurs habitants, selon les critères d’une requalification qui rime souvent avec gentrification.
8La ville vue d’en bas, œuvre dans laquelle les histoires de vie et les analyses se mélangent dans une lecture agréable, apporte sa contribution à plusieurs domaines de la sociologie du travail et des inégalités, avec la particularité d’offrir une analyse « résolument inscrite dans l’espace » (p. 198). Inclure la question urbaine et la géographie sociale dans la réflexion sociologique permet de mieux saisir les transformations de la ville tissées et subies par les classes populaires.
9Une des qualités du texte se révèle dans l’analyse dynamique des trajectoires individuelles et familiales avec leurs ruptures et recompositions, afin de souligner les incertitudes, les accidents et les solidarités qui se mettent en œuvre au fil du temps. Ce regard incluant une temporalité longue, reflet d’une remarquable recherche de terrain de plusieurs années, s’accompagne d’une capacité à contextualiser historiquement les transformations urbaines de Roubaix pour inscrire plus concrètement l’analyse des effets de domination subis par ses habitants.
10Une originalité du collectif Rosa Bonheur est de mêler une double voix collective, celle des personnes rencontrées et écoutées et celle des chercheurs et chercheuses engagées sur le terrain, pour valoriser les débrouilles créatives et les expériences, mais également pour détailler les formes d’encadrement de cette « économie et morale populaire » activées par les pouvoirs publics.
11Le livre a le mérite d’illustrer la hiérarchisation genrée dans l’économie des quartiers populaires, à partir du constat d’une intensification du travail qu’accompagne une disponibilité permanente. Le collectif détaille ainsi le rôle des femmes souvent engagées dans une « pluri-activité vertigineuse » entre travail, travail de reproduction et assistance aux personnes. La participation très féminine aux ateliers d’associations de quartiers se révèle une entrée qui permet un regard sensible aux pratiques et aux ruses des habitant·es pour faire face à leurs nécessités, en s’éloignant d’un portrait souvent décliné au masculin. Toutefois, dans le cadre des initiatives institutionnelles vouées à régler les activités de subsistance, les différences de traitement selon le genre révèlent en tant qu’effet pervers la promotion du travail gratuit des femmes.
12Les pages de la Ville vue d’en bas dédiées au fonctionnement des centres sociaux et aux pratiques des travailleurs sociaux laissent parfois le lecteur sur sa faim. L’attention aux rapports tourmentés avec le système de protection sociale souligne les différences d’interprétation, et également de « vision du monde », qui se manifestent entre l’action des institutions chargées d’intervenir dans le périmètre des quartiers populaires et celles et ceux qui sont définis comme « usagers ». Toutefois, l’organisation des formes institutionnelles de contrôle des populations n’a pas été l’objet d’un approfondissement spécifique. Le déploiement de la protection sociale s’accompagne pourtant d’une insertion forcée à l’intérieur d’un cadre formel qui promeut un « certain ordre moral et social » (p. 166). Une analyse du fonctionnement des institutions sociales à travers leur action locale aurait pu saisir plus profondément les tensions entre les traductions locales des politiques sociales et la moralité exprimée par qui habite la ville d’en bas.
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Denis Giordano, « Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 1 | Janvier-Mars 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 12 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/38136 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.38136
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