Certeau, M. de, 2015 [1990], L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, Paris.
Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau et Marie-Paule Hille (dir.), Le pouvoir des gouvernés. Ethnographies de savoir-faire politiques sur quatre continents
Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau et Marie-Paule Hille (dir.), Le pouvoir des gouvernés. Ethnographies de savoir-faire politiques sur quatre continents, Peter Lang, Bruxelles, 2018, 492 p.
Texte intégral
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1Cet ouvrage collectif entend redonner « leur place aux savoir-faire des gouvernés dans le tableau des relations gouvernants-gouvernés » (p. 35), en mettant en lumière les différentes initiatives et marges d’action qui fondent la part de pouvoir de ces derniers. Conçu comme un recueil d’ethnographies menées individuellement et discutées collectivement lors de séminaires et d’ateliers communs étalés sur plusieurs années, l’ouvrage fournit « des descriptions à la fois fines et denses d’aspects inédits de la vie politique, au sens large du terme » (p. 29).
2Répartis en trois parties inégales, les onze chapitres proposés balayent une variété de contextes sociaux, politiques et nationaux, présentant des enquêtes réalisées sur différents continents — de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par l’Asie ou le Nord de l’Afrique. Le but étant de fournir des explorations de « l’autre côté du pouvoir » (p. 29), les contributions reposent sur des enquêtes qualitatives et empiriques réalisées par immersion au sein des milieux étudiés. La démarche commune consiste ainsi à restituer, aussi fidèlement que possible, les logiques, représentations, pratiques et usages linguistiques internes aux différents milieux sociaux investis : des communautés religieuses en Chine, des villages au Mexique, des familles à Cuba, un réseau de voisins de quartiers à Buenos Aires, des groupes de jeunes de banlieue parisienne, des individus logés en hôtel social en France, ou encore un jury de Cour d’assise.
3Se présentant comme un « collectif d’auteurs-enquêteurs » (p. 471), les contributeurs et contributrices de l’ouvrage fournissent un travail « de description et de traduction rigoureusement situées de la réalité sociale des milieux observés » (p. 10). Une place centrale est ainsi donnée aux « pratiques d’enquête et [au] sens de la réalité sociale » (p. 9). À ce titre, la présentation générale qui introduit l’ouvrage situe solidement la démarche collective dans les littératures portant sur l’enquête de terrain et ses transcriptions, avec la mobilisation de références classiques d’ethnologie (Bronislaw Malinowski, Claude Lévi-Strauss, Jeanne Favret Saada), d’anthropologie (Max Gluckman, Clifford Geertz) et d’ethnographie sociologique (Nina Eliasoph, Daniel Cefaï).
4La première partie, intitulée « Entre générations, faire avec l’héritage de violences politiques » (p. 80), aborde essentiellement les constructions locales ou communautaires de la mémoire collective qui se font à l’insu de l’État et en parallèle des politiques officielles. C’est sans doute le premier chapitre qui fournit là l’apport le plus original. Il dévoile la construction sociale d’un travail de mémoire clandestin au Tibet, à l’ombre des censures gouvernementales chinoises. La circulation d’un ouvrage interdit permet de raviver les tranches d’un « passé banni » (p. 118) de l’historiographie officielle et la survivance d’une mémoire politique parallèle à celle imposée par l’État.
5La « débrouille de citoyens » et les « modes de vie critique » (p. 182) constituent la deuxième modalité du « pouvoir des gouvernés » abordée dans l’ouvrage. La seconde partie, qui lui est consacrée, propose des descriptions de pratiques politiques ordinaires qui ont en commun d’échapper aussi bien aux systèmes gouvernementaux qu’aux engagements militants classiques. Ces pratiques invisibles de « refus du système prédominant » (p. 31) sont, en effet, déployées en dehors des cadres formels de la contestation et de l’opposition idéologique organisée. Elles ne deviennent, dès lors, visibles et accessibles à l’étude qu’à travers l’observation minutieuse de la vie quotidienne des milieux sociaux investis.
6On apprend ainsi comment, à Cuba, la débrouille familiale permet de manipuler subtilement le système de comptabilité alimentaire afin de contourner le contrôle gouvernemental sur les économies domestiques. Ailleurs, dans des quartiers pauvres en périphérie de Buenos Aires, l’activation de relations de voisinage permet la mise en place d’un réseau d’entraide locale par lequel les habitant·es se défont progressivement du clientélisme politique, tout en se maintenant à distance des médiations partisanes. Les différentes situations décrites rapportent ainsi l’existence d’une inventivité politique grâce à laquelle les individus cherchent à extirper leur quotidien des contrôles extérieurs.
7La troisième partie de l’ouvrage, qui est la plus fournie, rassemble des textes où les auteurs et autrices s’affirment comme « citoyens-enquêteurs » (p. 292), investissant différentes positions sur le terrain du service public, entre administrateurs et usagers. À côté de chapitres se rapportant à l’ethnographie des guichets de services d’assistance (l’un en préfecture, l’autre en hôtel social), on retiendra tout particulièrement l’originalité des deux dernières contributions de l’ouvrage, car elles investissent des terrains habituellement « fermés à l’observation extérieure » (p. 27). Le premier chapitre concerné explore « la vie interne d’un groupe de “casseurs” durant les manifestations politiques de jeunes à Paris en 2006 » (p. 351), cherchant, autant que possible, à rendre intelligibles les logiques des enquêtés. Le second rapporte dans le détail les « secrets des délibérations » (p. 387) au sein d’un jury de citoyen·nes de Cour d’assises, impliquant l’anonymisation de la situation d’enquête et de son auteur ou autrice.
8La minutieuse restitution des enquêtes de terrain donne effectivement à voir des pratiques sociales et politiques concrètes et situées qui tendraient à passer inaperçues si elles ne faisaient pas l’objet d’une enquête par immersion dans la vie quotidienne des milieux étudiés. Mais si l’ensemble des contributions fournit une idée de la variété des manières par lesquelles les gouvernés exercent leur pouvoir, et convainc de la richesse heuristique d’une étude fine de ces pratiques, l’ouvrage suscite cependant plusieurs remarques.
9L’existence de pratiques politiques ordinaires, officieuses, informelles ou « par le bas » ayant fait l’objet de nombreux travaux, notamment en anthropologie politique et en anthropologie de la citoyenneté, on pourrait légitimement attendre de l’ouvrage qu’il dépasse le simple exposé de cas pluriels pour articuler ensemble des réponses à des problématiques communes. Or, l’absence d’une vision plus articulée et structurelle ne permet pas d’engager une réflexion collective réelle sur le thème annoncé par le titre. Une conclusion générale aurait sans doute permis d’expliciter les aboutissements du travail collectif.
10Certains points méritaient un retour réflexif final. Par exemple, alors que la présentation générale de l’ouvrage annonce une conception du pouvoir comme « relation entre gouvernants et gouvernés » (p. 35), il ressort, précisément, de plusieurs contributions la difficulté à délimiter clairement la frontière entre ces rôles. Dans quelle mesure les pratiques décrites subvertissent-elles alors la condition politique initiale de « gouverné » ? Un travail de conceptualisation des pratiques décrites aurait été pertinent : renvoient-elles à des formes de citoyenneté ordinaire, de résistance, de contre-pouvoir, ou sont-elles marginales et inoffensives vis-à-vis des systèmes officiels ? Quel est leur poids réel ? Poser ces questions aurait sans doute conduit à distinguer plus finement les notions de « pratique politique » et de « pouvoir politique », qui apparaissent indifférenciées dans l’ouvrage, alors qu’elles semblent renvoyer à des interprétations sensiblement différentes de l’objet d’étude.
11Enfin, certaines références centrales auraient pu être mobilisées pour penser la marge d’action des individus et des groupes sociaux en dehors des cadres formels ou officiels, tels que les travaux de Michel Foucault sur les « mailles du pouvoir » et la résistance au pouvoir. Ceux de Michel de Certeau semblaient également importants au vu de l’objet traité. En effet, dès les années 1980, ces derniers ont ouvert la voie à l’idée que les individus ne sont pas des réceptacles passifs des biens et des services, mais qu’ils en détournent constamment et ordinairement les usages prédéterminés, participant, par ce biais-même, à l’« invention du quotidien » (Certeau, 2015).
12L’ouvrage fournit donc moins une réflexion théorique et conceptuelle collective sur le « pouvoir des gouvernés » qu’il ne convainc de la richesse des enquêtes présentées autour de ce thème. C’est ainsi la qualité du travail de description et de transcription qui ressort de la lecture.
Pour citer cet article
Référence électronique
Lauriane Dos Santos, « Stéphane Baciocchi, Alain Cottereau et Marie-Paule Hille (dir.), Le pouvoir des gouvernés. Ethnographies de savoir-faire politiques sur quatre continents », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 1 | Janvier-Mars 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/38246 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.38246
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