Dominique Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique
Dominique Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Éditions de l’EHESS, Paris, 1996, 245 p.
Texte intégral
1« Une compétence professionnelle avérée, apte à se convertir en compétence morale, et allant de pair avec une expulsion des passions individuelles et collectives : voilà, au total, le système de légitimité destiné à conforter l’encadrement des usages sociaux et scientifiques du corps humain » (p. 185). Cette citation résume parfaitement la thèse énoncée par Dominique Memmi dans son livre sur le Comité consultatif national d’éthique. En effet, l’originalité du propos tient essentiellement en une mise en rapport, fort réussie, des positions et dispositions des membres de cette instance.
2Celle-ci a été créée en 1983 pour aider scientifiques, praticiens, responsables administratifs et politiques à se faire une opinion sur des questions nouvelles liées au développement des biosciences et des biotechnologies. Elle a, d’emblée, été dotée d’une fonction consultative tout en se voyant conférer une mission d’information et d’animation du débat public. Dans la réalité, elle a abondé dans le premier sens, publiant régulièrement des avis très précis qui édictaient des normes, suggéraient des interdits et des autorisations. Entre mai 1984, date de son premier avis sur l’embryon et février 1998, le Comité a publié cinquante-six recommandations dans le domaine de la procréation médicalement assistée, du diagnostic prénatal, du don d’organe, de l’expérimentation sur l’homme, de la prédiction et de la thérapie géniques, de l’information génétique, de la relation soignant/ malade, et plus discrètement de la mort. La plupart de ses contributions manifestent le souci de trouver un équilibre ou un compromis entre des approches antagoniques pour tenter de déboucher sur une position consensuelle. La définition de l’embryon comme personne humaine potentielle reflète bien cette recherche d’une voie intermédiaire. Les réflexions du comité, auxquelles ont participé des juristes, ont largement contribué à inspirer l’État dans la préparation du travail législatif qui débute en 1983 avec le rapport Braibant et aboutit, en juillet 1994, à l’adoption des lois dites « bioéthiques ». En revanche, sur le second aspect de sa mission, à savoir son rôle dans la publicisation des problèmes éthiques et dans l’animation d’un débat de société, le Comité s’est montré plus discret. La publication de ses avis, les journées annuelles d’études ouvertes au public n’ont pas rencontré un écho médiatique remarquable. Les désaccords internes au Comité étant, dans la quasi-totalité des cas, restés secrets, la délibération publique a été en partie privée des arguments de la délibération des sages.
3Voici donc un mode d’inscription du CCNE dans l’espace public contemporain dont Dominique Memmi rend compte avec finesse en s’appuyant à la fois sur l’analyse du discours des membres du Comité et sur l’étude de sa composition socioprofessionnelle et confessionnelle.
4La thèse qui traverse tout le livre est la suivante : l’essentiel de l’apport original des éthiciens est précisément de définir l’éthique. Et ils vont délimiter le contour d’une attitude morale concernant la science et ses applications en dessinant leur propre portrait.
5Quels sont les traits dominants de ce portrait de groupe qui nourrissent son inscription dans l’espace public ?
6Première caractéristique : les membres du comité sont majoritairement des hommes de science, biologistes ou médecins à la compétence reconnue.
7Deuxième caractéristique : ces scientifiques sont choisis pour leur capacité à être au monde ; le scientifique ascétique indifférent aux remous de la société civile n’est pas le plus qualifié pour se forger une compétence morale. « Dans l’affrontement entre le « prédateur » scientifique et le défenseur de la « proie », qui se trouve mimé par le récit éthique, il y a un antagonisme implicite : la lutte des savants dans le siècle (les savants membres du Comité national d’éthique) pour imposer à la collectivité des savants ascétiques, réputés trop soumis à la seule règle scientifique (le chercheur derrière sa paillasse), un autre usage de la connaissance » (p. 66).
8Troisième caractéristique : le savant requis pour dire la morale ne peut rester enfermé dans des logiques disciplinaires ou dans sa spécialité ; il se doit d’accéder à la généralité. « Adhérer véritablement à l’activité éthique, c’est implicitement refuser d’avoir deux vies séparées, celle de la connaissance et celle de la norme, celle de la pensée et celle de l’action, qui sont en même temps celles de la raison et de la sensibilité, de la censure et de l’expressivité, de la raison intellectuelle et de l’« humanité ». C’est être et s’accepter comme un homme « non compartimenté », un homme « intégré » (p. 83). Aussi, constate-t-elle au terme d’une série d’interviews réalisés auprès des membres du CCNE, les professions les plus à l’aise sont indiscutablement les médecins détenteurs d’une compétence et en même temps porte-parole d’une population non représentée au sein du Comité, celle des malades. De même, les biologistes les plus actifs et les plus présents sont ceux dont la spécialité les rend plus proches des patients tels les spécialistes des greffes ou de la neurologie du cerveau.
9Quatrième caractéristique : ces spécialistes attentifs aux bruits qui montent de la société ne doivent pourtant pas se laisser emporter par des logiques profanes. « Espace public constitué de personnes éminentes et éclairées, n’accueillant en son sein que de façon contrôlée l’influençable et émotive « opinion » : voilà donc le registre de légitimité dans lequel les éthiciens étaient appelés à s’installer » (p. 56).
10Enfin, cinquième caractéristique, le bioéthicien doit se tenir à l’écart des passions, qu’elles soient religieuses ou politiques. « L’influence religieuse ne fonctionne pas du tout comme source d’autorisation officielle à statuer sur les usages légitimes du corps humain, bien au contraire » (p. 150). « La façon dont les éthiciens « négocient » leur identité religieuse ou politique, c’est-à-dire, en fait, avec les produits normatifs concurrents de l’éthique, confirme l’existence d’un travail collectif de mise à distance de l’arbitraire des passions dans cette affaire. Les membres du comité se révèlent en effet relativement attachés aux formes les moins extrémistes de ces morales préexistantes, politique ou religieuse ; surtout, ils se montrent acharnés à se défendre d’en être marqués » (p. 135).
11La composition du Comité, telle que Dominique Memmi a pu en reconstituer le profil au cours des dix premières années de son exercice, reflète ces tendances. Les chercheurs en biologie forment 35 % des effectifs, le personnel soignant, largement dominé par le corps médical, 28 %. Les juristes occupent 12 % des sièges, de même que les professionnels des sciences sociales. Les familles spirituelles ne représentent, elles, que 5 % des membres du CCNE. Les représentants de la société civile, associations de malades par exemple, en sont absents.
12L’ouvrage de Dominique Memmi, qui autopsie, dissèque et analyse le rapport entre propositions bioéthiques, éthique des sages et statut social de ceux-ci, représente la première recherche sur une institution dont les idées et le fonctionnement n’étaient connus, jusque-là, que par des témoignages et critiques de personnes directement impliquées. Il semble incontournable pour qui se propose de réfléchir aux modes d’élaboration de la morale dans nos sociétés contemporaines.
Pour citer cet article
Référence papier
Dominique Mehl, « Dominique Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique », Sociologie du travail, Vol. 41 - n° 3 | 1999, 352-354.
Référence électronique
Dominique Mehl, « Dominique Memmi, Les gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 41 - n° 3 | Juillet-Septembre 1999, mis en ligne le 05 mai 2000, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/38676 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.38676
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