- 1 Le rapport du maître de requêtes au Conseil d’État, sur la place des femmes dans la haute fonction (...)
1« On parle de parité politique, mais en matière économique, on n’entend rien ! » remarquait justement M. Maruani, dans un entretien accordé au Monde de l’Initiative (9 mars 1999). Le vote par les deux assemblées de l’inscription du principe de parité dans la Constitution et le débat contradictoire – parfois très vigoureux – qu’il a suscité parmi les intellectuels français n’ont quasiment jamais débordé du seul champ politique. On a fait comme si mixité et non-mixité pouvaient être pensées indépendamment du reste de la société et en particulier du monde du travail, comme si la longue exclusion des femmes du pouvoir politique n’avait pas son pendant dans la sphère économique et n’était pas finalement l’une des multiples facettes d’un système social qui traditionnellement construit les deux sexes en groupes opposés et hiérarchisés… Néanmoins, des évolutions considérables sont intervenues sur le marché du travail et de l’emploi. Pas au point, semble-t-il, de vouloir légiférer (cf. Colmou1 [6]) ou en débattre par colonnes du Monde interposées mais, la mixité au travail mérite sans doute que l’on s’y intéresse de plus près. Tel est l’objet de cet article.
2Le mouvement de féminisation des emplois de niveau intermédiaire et supérieur est indéniablement le fait nouveau de la seconde moitié de ce siècle – fait nouveau dont l’élévation générale des niveaux de diplômes et de qualification des femmes est l’un des principaux moteurs. Au niveau de certaines tâches d’exécution, peu ou pas qualifiées, l’on assiste également à un tel phénomène. Les factrices, dessinatrices industrielles, chimistes-laborantines, conductrices de bus, techniciennes-géomètres, contrôleuses itinérantes (RATP), ingénieures, magistrates, inspectrices des impôts… existent donc bel et bien désormais.
- 2 Nous adoptons dans cet article la définition des rapports sociaux de sexe de cet auteur : « Les RSS (...)
3Reste à savoir, d’une part, dans quelle mesure ce mouvement de féminisation de la main-d’œuvre salariée se traduit par plus de mixité sociale au travail, c’est-à-dire par une véritable coexistence des deux sexes dans un même espace social [21] et par une réelle (re)distribution du travail entre les sexes. Il importe, d’autre part, de qualifier au plus juste ces évolutions récentes à la lumière des rapports sociaux entre les sexes (RSS), dont le concept a été particulièrement bien défini par A.‑M. Devreux [7]2. En effet, le traitement social traditionnel de la différence des sexes – sur lequel nous allons revenir en guise d’introduction générale – a créé la division du travail et a eu pour conséquences la ségrégation sexuelle et la hiérarchie entre les sexes.
4De fait, deux questionnements principaux de la notion de mixité sociale au travail structurent ce texte.
5Le premier interroge les modalités pratiques de la mise en œuvre de la mixité au travail dans les entreprises et les administrations : dans le vécu et la pratique concrète du travail, la mixité implique-t-elle ou non un nouveau partage du travail entre les sexes ? Et partant, contribue-t-elle à une remise en cause ou à un dépassement de la division sexuelle du travail, aux deux sens du concept ? C’est-à-dire, et une remise en cause de l’attribution sélective du travail en fonction du sexe des individus et une remise en cause de la hiérarchie sociale sexuée dans ce champ, laquelle hiérarchie « fait » que l’on attribue généralement aux femmes les emplois les moins qualifiés, les plus répétitifs, les moins susceptibles de déboucher sur une promotion, les moins bien rémunérés, etc.
- 3 En liaison, et non en opposition avec le concept de RSS, nous utiliserons également dans ce texte l (...)
6Le second questionnement intègre la mixité au travail à une réflexion socio-historique plus générale : la mixité au travail signifie-t-elle ou non un progrès en matière de réalisation de l’égalité entre les sexes ? Et témoigne-t-elle alors d’une moindre emprise de la domination masculine telle que l’a définie Bourdieu3 [3] sur le champ du travail ?
7D’autres axes de réflexion ont émergé dans la foulée de ces deux premiers et notamment celui relatif à l’influence de la mixité sur la construction même des catégories de sexe. Il s’agit alors d’observer dans quelle mesure le fait de travailler ensemble influe ou non sur les représentations du féminin et du masculin, sur la réduction éventuelle des stéréotypes sexués, sur la façon de se vivre et de se percevoir en tant que femme (ou homme), etc. Enfin, la façon dont les organisations « gèrent » l’introduction de la mixité dans des équipes traditionnellement non-mixtes est également à prendre en compte : la mixité résulte-t-elle ou non d’une politique volontariste de la part de ces dernières et si oui, dans quel objectif et pour quel « usage » ?
8Nous présenterons dans cet article les principaux résultats d’une recherche sociologique [10] (voir l’encart) et plus particulièrement ceux d’entre eux qui ont permis d’avancer théoriquement sur la question de la mixité au point d’en proposer une première ébauche de conceptualisation. Nous verrons ainsi, tout d’abord, dans quelle mesure, la mixité au travail se traduit (ou plutôt, ne se traduit pas) par une égalisation des positions sociales occupées par les deux sexes ; puis, nous montrerons la propension des directions locales d’entreprise à instrumentaliser la mixité (et les rapports hommes/femmes) pour modifier la nature des rapports de force « directions/équipes de travail/syndicats » ; nous révélerons en outre le caractère particulièrement pugnace des stéréotypes de sexe qui tendent grandement à se maintenir dans l’espace mixte ; enfin, nous évoquerons la question de la (re)distribution du travail entre les sexes.
9L’analyse proposée dans ce texte s’appuie principalement sur trois enquêtes empiriques réalisées entre 1994 et 1998 au sein de deux organisations du secteur public français. Ces terrains ont été notamment choisis parce qu’ils permettaient plusieurs types de comparaisons : une comparaison « intra » service public (ici, une entreprise nationale et une administration d’État), une comparaison entre une organisation ultra-masculinisée et une autre à dominante féminine, enfin une comparaison entre des organisations très « clivées » du point de vue de leurs activités principales (« techniques » dans un cas, « tertiaires » dans l’autre).
10Les enquêtes dont les résultats ont été mobilisés en vue de la réalisation d’une thèse de doctorat reposent pour l’essentiel sur des données qualitatives (entretiens semi-directifs et observations), recueillies en région parisienne et dans plusieurs villes de province : Marseille, Gap et Dunkerque. Le choix des sites observés (services, laboratoires, bureaux d’études…) s’est fondé sur une préoccupation centrale : observer non des « bastions » féminins et masculins d’activité, mais plutôt des secteurs d’activités et d’emplois qui, ces dix/onze dernières années (1984–1995), avaient connu un processus de mixité important. L’échantillonnage a également été construit dans cette perspective, tout en poursuivant une visée monographique. Au final, plus de 120 entretiens d’hommes et des femmes ont été effectués sur les différents lieux de travail puis analysés. Les syndicats ont aussi été rencontrés de même que les directions locales et nationales.
- 4 Pour rendre compte de la mixité dans toutes ses modalités pratiques et organisationnelles, une seul (...)
- 5 Au lancement de cette recherche, il n’était pas question de travailler « sur » la domination mascul (...)
11Ces différents résultats n’ont rien d’un florilège ni d’un catalogue, qui serait d’ailleurs non exhaustif (voir notamment l’étude de M. Forté et al. [8]), de ce que produit la mixité sur les individus et les groupes sociaux, de sa traduction pratique dans les bureaux ou les ateliers4… S’ils sont présentés (même très brièvement) ensemble, c’est d’une part, parce qu’ils font système et d’autre part, parce que tous ensemble, ils permettent d’intégrer la réflexion sur la mixité au travail dans le cadre problématique de la division sexuelle du travail et des rapports sociaux de sexe. Ces données alimentent ainsi une thèse qui s’est progressivement imposée5 suite à la réalisation de l’enquête empirique : dans l’espace mixte, la domination masculine ne s’éteint pas, elle ne fait que se déplacer sur d’autres espaces, champs (sociaux) et objets (matériels et symboliques). Mais comment en est-on arrivé là ?
- 6 Un seul type de données suffit à s’en convaincre : les taux d’activité féminins relevés tout au lon (...)
12Le traitement social de la différence des sexes s’est longtemps effectué sur le modèle de la séparation. Aux hommes fut traditionnellement réservée la sphère productive, les champs professionnel, politique, intellectuel, culturel et sacré ainsi que toutes les activités attenantes – la production de biens et de services utiles et marchands, la production culturelle et celle du savoir savant, la maîtrise du pouvoir politique et religieux ; et aux femmes, la sphère reproductive, l’espace domestique et familial et ses avatars – le travail domestique et familial, les soins aux ascendants, la solidarité intergénérationnelle, etc. Pour être largement valide, cette distinction « masculin-production/féminin-reproduction » n’a jamais été aussi absolue que le modèle ainsi posé le laisse entendre. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les reproches que les historiens adressent périodiquement aux sociologues lorsque ces derniers parlent des années 1950–1960 comme de la période de mise au travail des femmes. Les femmes ont toujours travaillé6, mais leur travail n’était ni toujours visible ni véritablement comptabilisé dans les recensements [5].
- 7 Il faut entendre par « travaux des femmes » non le type d’activités qui, de par leur nature féminin (...)
- 8 Principalement mais pas totalement. En effet, la diversification des emplois ouvriers féminins a ét (...)
13En revanche, le constat sur deux siècles d’une logique séparative/ségrégative organisant la différence des sexes au travail s’est vérifié dans le type même d’activités exercées. Elle s’illustre ainsi « idéalement » à un premier niveau de division/répartition du travail entre ce que l’on a coutume de désigner les « travaux des femmes » [18]7 et les autres, traditionnellement dévolus aux hommes. L’on pense en particulier aux couturières, lingères, infirmières, sages-femmes, nourrices, institutrices, sténo-dactylographes, secrétaires, etc. À un deuxième niveau de la division sexuée du travail, se situent les activités des femmes dans les « travaux des hommes » et là encore, c’est de ségrégation dont il s’est longtemps agi, notamment au niveau du travail ouvrier. Ainsi, les femmes s’emploient principalement8 dans un certain type de secteurs industriels [11] – par exemple, le travail des étoffes et l’industrie textile au xixe siècle, l’agroalimentaire et l’industrie électronique, par la suite – et les hommes dans d’autres, la métallurgie en particulier. D. Kergoat [14] remarque fort justement à ce propos que dès les tout premiers débuts de l’industrialisation, les emplois féminins « sont souvent une prolongation des rôles domestiques » et que leurs activités de travail « ressemblent par bien des aspects aux tâches domestiques » (p. 15).
- 9 L’une et l’autre iront beaucoup plus loin qu’une simple description de la répartition sexuée du tra (...)
14On connaît généralement moins la nature du partage effectif du travail entre les sexes au sein de ces différents secteurs industriels. Les historiennes M. Dubusset et M. Zancarini (1993) (citées par Gardey [11]) ont montré que lorsque hommes et femmes travaillent ensemble dans la rubannerie de Saint-Étienne (1880–1950), les femmes sont appareilleuses, enfileuses, dévideuses, ourdisseuses, découpeuses… et les hommes, mouliniers, teinturiers, liseurs, graffeurs, gauffreurs… L’étude pionnière de M. Guilbert [12] sur les fonctions des femmes dans l’industrie dans les années 1960, puis celle de D. Kergoat [14] sur les ouvrières des deux décennies suivantes vont actualiser le constat établi pour le travail industriel ouvrier au siècle dernier9. Hier comme aujourd’hui, c’est toujours à « certains postes de travail, dans certains ateliers, à certaines tâches » ([14] p. 39) que l’on retrouve des femmes. Le travail à la ferme n’échappe pas à une division similaire entre les sexes [19] qui fait intervenir une double « sexualisation » : celle des espaces et des activités. P. Bourdieu [2, 3] analysant la maison kabyle ne démontre d’ailleurs pas autre chose en dévoilant la logique des oppositions structurantes et structurées autour du masculin et du féminin – par exemple, les oppositions « dedans (féminin)/dehors (masculin) », « proche (potager, féminin)/lointain (champ, masculin) », « humide (nettoyage, féminin)/sec », « bas/haut », etc. Le constat reste le même, enfin, s’agissant des activités de commerce et de vente aux particuliers. La tenue de certaines boutiques (merceries, fleuristes, mode féminine…) était et est restée très fréquemment une affaire de femmes. De même, dans la grande distribution, l’agro-alimentaire ainsi que les hypermarchés à vocation généraliste (nourriture, produits d’entretien, papeterie, vêtements, jouets…) sont surinvestis par les femmes contrairement à des secteurs de vente plus spécialisés, comme les objets culturels (livres, disques, photos…) qui connaissent plus de mixité voire un inversement dans la composition sexuelle des effectifs, dans le cas, par exemple, de la vente des produits « mécaniques », de jardinage ou de bricolage, généralement tenue en majorité par des hommes.
15À la ségrégation horizontale qui vient d’être évoquée a longtemps correspondu une ségrégation verticale bien plus radicale encore que la première. L’encadrement, la maîtrise et la direction des fabriques (ou des bureaux) sont autant de domaines réservés masculins et ce, tant dans les secteurs d’activité féminisés que dans les autres. Les ouvrières du textile et de la métallurgie légère ont pour chef un homme, tout comme les demoiselles du téléphone, les auxiliaires de l’administration fiscale [20]… De même, dans la fabrique privée ou nationalisée, les bureaux d’ingénierie, de conception ou d’étude constituent jusqu’à très récemment encore de véritables forteresses viriles.
- 10 Ainsi, en 1993, le taux de féminisation des PCS supérieures s’élève à 31,8 % ; celui des PCS moyenn (...)
16En fait, le parallèle et surtout la continuité de la période actuelle avec le xixe siècle s’arrête avec l’apparition, ces trente dernières années, d’un double mouvement « accompagnant » le processus continu de féminisation de la main-d’œuvre salariée : d’abord, un mouvement de diversification des emplois occupés par les femmes – lesquels, désormais, ne relèvent plus seulement d’une sorte de continuum avec la position que ces dernières occupent dans la sphère domestique – ensuite, mais avec un certain décalage dans le temps, un mouvement de progression de leur position parmi les professions et catégories socioprofessionnelles intermédiaires et supérieures10. Des situations de travail relativement inédites en ce champ et en particulier, la multiplication d’espaces socioprofessionnels marqués par la mixité, ont alors pu naître.
17Notons qu’une périodisation plus précise du mouvement de mixité sociale au travail est presque infaisable, tant il est vrai que contrairement à la mixité dans d’autres champs sociaux (par exemple, l’école dans les années 1970, et aujourd’hui, les instances représentatives du pouvoir politique), aucun décret, aucune loi ni circulaire administrative ne sont intervenus pour en favoriser voire en imposer la réalisation. Il n’existe pas, dans le champ du travail, d’« an 1 » de la mixité – et rien ne permet de dire non plus, nous y reviendrons, que les « dernières heures » de la ségrégation sexuelle ont véritablement sonné.
- 11 Il s’agit d’une administration de la fonction publique d’État – que nous appellerons ici « ADE » (a (...)
- 12 Dans le cas de ADE, la suppression des quotas féminins dans les concours intervient, pour la catégo (...)
- 13 Il s’agit d’une grande entreprise nationalisée à vocation industrielle et commerciale qui sera dési (...)
18Tout au plus, s’agissant de l’un des deux terrains de la recherche11, on peut noter que la levée progressive tout au long des années 1960–1970 des mesures interdisant l’accès des femmes aux emplois statutaires de la fonction publique et la fin des quotas féminins restrictifs aux concours, se sont immédiatement12 traduits par une arrivée en masse des femmes dans tous les emplois devenus accessibles – exception faite, toutefois, des emplois relevant du « dernier cercle du pouvoir » pour reprendre l’expression de H. Meynaud [17]. Cependant, dans l’autre terrain observé13, ce mouvement s’est fait de manière nettement plus diffuse – on aurait presque envie de dire, « une femme après l’autre » – et, vraisemblablement, sur une plus longue période. Il a en outre été profondément inégal suivant les secteurs d’activités (technique ou tertiaire) et suivant les métiers.
19Dès lors, aucun espace professionnel ne connaît véritablement aujourd’hui de mixité « équitable » d’un point de vue numérique, de type « 50 % d’hommes/50 % de femmes ». Hommes et femmes coexistent ainsi dans des espaces sociaux qui sont tantôt à suprématie numérique féminine, tantôt masculine (70 %/30 %, par exemple, ou 75 %/25 %) ; qui connaissent donc tantôt une situation proche de « l’équilibre » (40 %/60 %), tantôt pas du tout. Si des différences substantielles dans les pratiques et les représentations sociales peuvent être observables suivant que l’on se trouve face à un espace social mixte mais où les femmes sont majoritaires parmi les effectifs ou face à son contraire, on ne peut dire pour autant qu’il y ait, à ce jour, davantage d’égalité entre hommes et femmes dans un cas plutôt que dans l’autre. En réalité, ce n’est pas parce que les femmes sont majoritaires dans un métier ou un grade de la fonction publique… qu’elles auront de meilleures carrières que celles des hommes (ni même, d’ailleurs, des carrières équivalentes). En d’autres termes : la suprématie numérique d’un groupe de sexe sur l’autre n’induit pas automatiquement sa suprématie sociale, ni même une remise en cause de la hiérarchie et des inégalités sexuelles.
20Le premier constat établi à partir de l’étude de deux organisations du service public français est que le mouvement de mixité se construit sur fond de sursélection des femmes recrutées. En d’autres termes, ces dernières paient au prix fort leur ticket d’entrée dans les « travaux des hommes ». On peut ainsi observer que les candidatures féminines à l’embauche sont plus sévèrement triées que celles des hommes et cela se vérifie de diverses façons.
21À FPD, par exemple, aux trois niveaux de classification interne des salariés (exécution/maîtrise/encadrement), les agents féminins sont systématiquement plus qualifiés ou dotés scolairement que les hommes. Au 31 décembre 1993, l’on pouvait remarquer que 73 % des cadres féminins de l’entreprise publique étaient passés par un enseignement long (contre 48,2 % des cadres masculins), que 22,2 % des agents de maîtrise et 16 % des agents d’exécution féminins étaient bacheliers (contre respectivement 17,8 % et 7,4 % pour les hommes). Pour être flagrant, ce constat statistique restait néanmoins trop général parce qu’incluant les nouvelles recrues aux plus anciennes, les recrutements externes et la mobilité sociale interne, etc. Le recours à l’étude (qualitative) des trajectoires masculines et féminines a ainsi révélé le maintien des inégalités sexuelles à ce niveau. Quand d’un côté (masculin), la règle en vigueur pour un recrutement en exécution et en maîtrise restait « floue », de l’autre (féminin) tout était au contraire extrêmement codifié. Ainsi, nombre d’agents masculins n’ont pas de véritable spécialisation technique ou tertiaire, et ont été recrutés avec le simple « niveau CAP » ou « niveau bac », sans détenir le titre proprement dit. En revanche, pour occuper un emploi de comptable, l’agent féminin recruté devait pouvoir se prévaloir d’une spécialisation dans cette discipline et surtout du titre scolaire correspondant ; idem pour les techniciennes (formées en lycée technique et titulaires du bac), les secrétaires, etc. À défaut, et le cas s’est présenté plusieurs fois au cours de l’enquête, l’entreprise publique incitait ces candidates à repasser par un cycle de formation, même si le niveau scolaire exigé (généralement le CAP) était inférieur à celui déjà détenu par la candidate (une maîtrise, une licence, etc., mais pas dans la bonne spécialisation).
Tableau I. La moindre réussite des femmes aux épreuves des concours de ADE.
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Année 1993
|
Concours de la catégorie A
|
Concours de la catégorie B
|
Concours de la catégorie C
|
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Nb total de participants
|
% de femmes
|
Nb total de participants
|
% de femmes
|
Nb total de participants
|
% de femmes
|
|
Candidats présents au concours (épreuve écrite)
|
4 356
|
60,2%
|
16 006
|
61,1%
|
13 400
|
65,4%
|
|
Candidats admissibles (épreuve orale)
|
986
|
58%
|
376
|
48,8%
|
–
|
–
|
|
Admis
|
490
|
51,6%
|
255
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49,5%
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480
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53,8%
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Sources : document interne de ADE « personnels de la (ADE) : statistiques 1995 ».
- 14 Cette administration publique conserve, classe et surtout traite statistiquement l’ensemble des can (...)
- 15 Ce constat, établi pour une année, se vérifie pour les recrutements externes des catégories A et C (...)
22À ADE, le recrutement se faisant par concours14, il a été plus aisé d’établir le phénomène déjà observé par ailleurs. En étudiant les résultats des différents concours, l’on se rend compte que – quel que soit le type de concours et quelle que soit l’année étudiée (de 1985 à 1995, inclus) – les femmes réussissent systématiquement moins bien aux concours que les hommes. C’est ainsi que pour l’année 199315, illustrée par le tableau I, la proportion de femmes parmi la population des admissibles puis des admis est systématiquement (ou presque) inférieure à la part globale des candidates parmi les individus présents aux concours.
- 16 Cette comparaison a été rendue possible par la réalisation d’une enquête quantitative (par question (...)
23On observera également que dans le cas des inspecteurs, c’est l’épreuve orale qui constitue le principal barrage au recrutement féminin. Or, en ce cas, l’anonymat des candidatures ne tient plus et, de fait, l’identification du sexe paraît effectivement peser sur la réussite ou l’échec au concours. Ce point est partiellement confirmé dans d’autres documents statistiques (internes) de ADE, concernant notamment le concours, réservé aux agents en poste, qui permet l’accès au premier niveau de l’encadrement hiérarchique. Certaines années en effet, la part des femmes admises à la suite de l’épreuve orale de ce concours est particulièrement faible au regard de la part qu’elles occupent parmi les candidats admissibles après l’épreuve écrite (avec un écart maximum observé pour l’année 1996 : ‒9,5 points entre les deux épreuves). Comme pour l’autre organisation étudiée, l’on peut constater à quel point les candidatures féminines sont triées/sélectionnées avec plus de sévérité que celles de leurs collègues masculins en comparant les niveaux de qualification respectifs des candidats ayant finalement obtenu leur concours16.
- 17 Les autres se partagent généralement entre des formations économiques, comptables… mais aussi et c’ (...)
24Il faut d’emblée indiquer que l’arrivée massive des diplômés de l’enseignement supérieur dans la fonction publique [1] a principalement pour effet de banaliser les diplômes au point qu’à ADE, rares sont les nouveaux entrants qui n’ont pour seul diplôme que celui qui est requis statutairement et qui ouvre de droit l’accès à un concours – soit la licence, pour la catégorie A et le bac, pour la catégorie B. Cependant, dans ce mouvement d’inflation parfois vertigineuse des qualifications, les femmes se distinguent au point que plus de 90 % des femmes de l’échantillon de l’enquête quantitative par questionnaire ont un niveau « au moins deux fois supérieur » au niveau requis contre « seulement » 68,5 % des hommes de l’échantillon. L’on peut aller encore plus loin dans la révélation de la relative surqualification féminine. La spécialisation de leurs diplômes (et surtout la correspondance de ces derniers aux emplois qu’elles auront à occuper au sein de ADE) est très marquée contrairement à ce qui se passe côté masculin. Ainsi, 75 % des femmes sondées relevant de la catégorie A ont une formation initiale en droit (contre 45 % des hommes) et 52,7 % des sondées de la catégorie B (contre 23,3 % des hommes) peuvent également se prévaloir d’une telle formation17.
25Notons que les différents constats qui ont pu être établis s’agissant des procédures de recrutement se retrouvent presque à l’identique (voire sont amplifiés) au niveau de la promotion professionnelle, avec des effets considérables. On observe en effet, côté féminin, des retards de carrière importants, les trajectoires professionnelles des femmes sont en outre de bien moindre développement (ou ampleur) que celles de leurs collègues masculins. Les tableaux II, III et IV, présentant par catégorie (A, B et C) les évolutions de carrière d’une cohorte entière d’agents administratifs de ADE recrutés en 1985 illustrent bien ce phénomène. L’on constate assez vite que, pour la catégorie A, par exemple, dix ans après leur recrutement, 68,2 % des hommes n’ont pas connu de progression de carrière alors que c’est également le cas pour 85,6 % des femmes (soit un écart de 17,4 points) ; le même processus est observable pour les deux autres catégories.
Tableau II. Les positions atteintes, dix ans après leur recrutement, par les agents féminins et masculins de la cohorte « 1985 », embauchés à ADE en catégorie A.
|
Position occupée en 1996
|
|
Catégorie de recrutement : A
|
|
Hommes
|
|
Femmes
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
« reclassés » en B (1)
|
1
|
0,6
|
|
0
|
0
|
|
toujours en A
|
118
|
68,2
|
|
184
|
85,6
|
|
en A niveau 2 (2)
|
33
|
19,1
|
|
10
|
4,6
|
|
en A niveau 3 (3)
|
1
|
0,6
|
|
0
|
0
|
|
Total « en activité »
|
153
|
88,5
|
|
194
|
90,2
|
|
en disponibilité
|
1
|
0,6
|
|
4
|
1,9
|
|
démissionnaires
|
19
|
10,9
|
|
17
|
7,9
|
|
Total recrutements de 1985
|
173
|
100
|
|
215
|
100
|
(1) C’est le cas d’agents ayant échoué à leur année de formation à l’école de métiers de ADE (NB : c’est un cas relativement exceptionnel) ; (2) Il s’agit d’agents ayant accédé aux grades correspondant aux premiers niveaux du commandement ; (3) Agents ayant accédé aux grades de commandement très supérieurs.
Source des trois tableaux : S. Fortino [10].
Tableau III. Les positions atteintes, dix ans après leur recrutement, par les agents féminins et masculins de la cohorte « 1985 », embauchés à ADE en catégorie B.
|
Position occupée en 1996
|
|
Catégorie de recrutement : B
|
|
Hommes
|
|
|
Femmes
|
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
toujours en B
|
71
|
48
|
|
83
|
62,9
|
|
en A
|
54
|
36,5
|
|
35
|
26,5
|
|
en A niveau 2
|
0
|
0
|
|
0
|
0
|
|
Total « en activité »
|
125
|
84,5
|
|
118
|
89,4
|
|
en disponibilité
|
0
|
0
|
|
3
|
2,3
|
|
démissionnaires
|
23
|
15,5
|
|
11
|
8,3
|
|
Total des recrutements de 1985
|
148
|
100
|
|
132
|
100
|
- 18 L’obligation faite aux fonctionnaires promus d’une mobilité géographique importante est une des rai (...)
26Il va sans dire que ces retards de carrière pour les femmes renvoient principalement à une pratique assez répandue d’auto-élimination (elles se présentent moins aux concours que les hommes)18. Cependant, le changement des règles statutaires organisant la promotion, sitôt passé le premier grade de commandement, nuance quelque peu cette analyse. À ce niveau de responsabilités, en effet, les concours n’existent plus et la sélection s’effectue désormais sur dossiers et entretiens – ce qui tend à faire ressembler les pratiques de l’administration publique en matière de promotion à celles de FPD, avec des « conséquences » similaires sur les carrières féminines. Moins souvent promues, plus fréquemment bloquées dans un type d’emploi ou de fonctions n’ouvrant aucunement les portes d’accès aux emplois de commandement… les femmes de FPD ne bénéficient pas ou peu – contrairement aux hommes – des mécanismes de cooptation directe (permettant d’obtenir une promotion sans passer par la mise en concurrence ni par l’examen « méritocratique » des compétences) [9].
Tableau IV. Les positions atteintes, dix ans après leur recrutement, par les agents féminins et masculins de la cohorte « 1985 », embauchés à ADE en catégorie C.
|
Position occupée en 1996
|
|
Catégorie de recrutement : C
|
|
Hommes
|
|
|
Femmes
|
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
en nombre réel
|
%
|
|
toujours en C
|
106
|
44,9
|
|
264
|
70,2
|
|
en B
|
82
|
34,7
|
|
72
|
19,1
|
|
en A
|
13
|
5,5
|
|
6
|
1,6
|
|
Total « en activité »
|
201
|
85,1
|
|
342
|
91
|
|
en disponibilité
|
3
|
1,3
|
|
11
|
2,9
|
|
démissionnaires
|
32
|
13,6
|
|
23
|
6,1
|
|
Total des recrutements de 1985
|
236
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- 19 Il n’est pas vain de rappeler le temps où le ministère des Droits de la Femme, dans la foulée de la (...)
27De fait, la coexistence entre les sexes que suppose la mixité au travail n’égalise nullement les situations professionnelles des hommes et des femmes. Dans un même bureau d’études, un même atelier, un même service… il y a ceux qui « grimpent » dans la hiérarchie et celles qui « prennent racine ». Le fait de partager le même espace de travail et la même activité ne crée pas, de facto ni en soi, les conditions d’une plus grande égalité entre les sexes. En réalité, ce que l’étude de la mixité au travail révèle à ce niveau est un processus (non pris en compte par toutes celles et ceux – mouvements féministes, institutions…. – qui faisaient de la mixité l’un des piliers d’une politique censée favoriser l’égalité professionnelle)19 que l’on pourrait définir par ces quelques mots : là où s’arrête l’exclusion, commence la discrimination.
28Ce qui frappe d’emblée l’observateur d’espaces ayant connu un processus de mixité, est la façon dont chaque groupe de sexe perçoit l’autre groupe et comment il se représente lui-même en tant que groupe (de sexe), justement. Comment ne pas relever l’insistance de discours féminins extrêmement laudateurs sur les hommes (leurs qualités, leurs compétences…), sur le bienfait que leur présence procure à un espace (le bureau, le pool d’accueil téléphonique de la clientèle…) jusqu’alors surinvesti numériquement par des femmes… et simultanément, la disqualification, par les femmes elles-mêmes, et de l’espace de travail féminin et des femmes « en général » ? Notons que l’inverse n’est pas vrai.
- 20 Dans l’autre organisation étudiée, composée à plus de 65 % par des femmes, les stéréotypes sexués e (...)
29À FPD, notamment20, une analyse comparative des discours féminins et masculins a permis de mettre en évidence la hiérarchie implicite [13] existant dans les représentations sociales du féminin et du masculin. Ainsi, selon les membres féminins de l’échantillon, ce qui caractériserait les femmes dans la vie et au travail est un certain nombre de qualités et de défauts (surtout des défauts) naturels – lesquels rendraient quasi-insupportable le fait de travailler avec ce groupe de sexe particulier. Les qualificatifs que l’on retrouve dans chaque entretien (sauf rare exception, nous y reviendrons) sont ceux-là : les femmes seraient douces, pas assez autoritaires pour être un bon chef, douées pour le contact avec la clientèle sauf en cas de conflit, méchantes (entre elles), jalouses, futiles, comploteuses, faibles physiquement, hypocrites, rapporteuses, faiseuses d’histoires, rancunières, boudeuses… Notons que les hommes de l’échantillon, parlant des femmes, reprennent à leur compte les huit premiers qualificatifs et qu’à cette déjà longue liste, ils rajoutent : agréables à regarder pour un homme normalement constitué, intuitives mais pas assez raisonnées (ou raisonnables), méticuleuses, précises et même trop (chipoteuses voire maniaques), terre à terre mais pas assez innovantes, puritaines, absentéistes, ne parlant que de chiffons et de gosses.
- 21 Les qualificatifs mobilisés par les deux sexes sont indiqués en italique, les autres (sans effet ty (...)
30Certes, les représentations du masculin exprimées en entretien souffrent également de nombre de stéréotypes peu flatteurs, sauf qu’au final le portrait esquissé d’eux-mêmes par les hommes – un portrait d’ailleurs très largement repris par les femmes – tend plutôt à constituer ce groupe de sexe en autant de bons collègues de travail avec des défauts, c’est entendu, mais sans qu’aucun de ceux-ci ne soit totalement rédhibitoire (ou invivable). Ainsi, les hommes seraient21 : francs et directs, parfois violents (mais c’est mieux que de se faire la gueule pendant des mois), physiquement forts (plus forts que les femmes), rigolos, grossiers (dans leur langage), rudes, solidaires entre eux, je m’en foutiste mais travailleurs, dynamiques, séducteurs, serviables (voire galants), disponibles (ils ne comptent pas leur temps), ne parlant que de foot et de voitures.
31De fait, l’arrivée de l’autre sexe dans un groupe de travail constitué traditionnellement (et exclusivement) soit par des hommes, soit par des femmes n’est pas vécu ni perçu de la même manière. Autant les femmes disent désirer la mixité et la vivre bien (bien mieux, en tout cas, que l’espace ségrégué féminin), autant les hommes la redoutent et ce, généralement au nom de la préservation de leur collectif de travail et de tout ce qui va avec : tranquillité, ambiance décontractée, solidarité, système de règles et de normes (non écrites régulant le collectif de travail) bien acceptées, comprises et respectées par tous.
32« Nous avons une femme qui est (agent technique) mais c’est une exception, c’est expérimental […]. Maintenant, si ça devait se généraliser, si ça devait s’amplifier, le fait de mettre des femmes (comme agent technique) ou contremaître… je sais pas ce que ça pourrait donner… […]. C’est un petit rapport de forces « hommes/femmes » qui se créerait. Parce que quelqu’un qui est isolé, il a plus tendance à s’effacer. Alors peut-être qu’en gros, ça serait donc certainement différent. Peut-être que ça créerait des… pas des conflits, mais des petits accrochages » (Alain, 41 ans, technicien à FPD en catégorie exécution, 20 ans d’ancienneté dans l’entreprise). Sa collègue, « l’exception », refuse l’idée d’une inévitable « guerre des sexes » et préfère une explication du refus de mixité plus centrée sur le collectif de travail et son fonctionnement : « (mes collègues n’accepteraient pas) trois, quatre ou cinq femmes (parmi eux) […]. Je crois qu’après ils ne se sentiraient plus chez eux […]. Cela les dérangerait dans leurs petites habitudes de se raconter des blagues […]. Cela les braquerait plus » (Marie, 24 ans, même fonction qu’Alain, 7 ans d’ancienneté).
33En réalité, entre refus et défense de la mixité, se dessine peu à peu une représentation archétypale du féminin et du masculin au travail autour de deux figures inconciliables : d’un côté, l’homme, agent et facteur de régulation sociale (d’un groupe de travail féminin), tel le coq mettant de l’ordre dans une basse-cour bruyante et agitée ; de l’autre la femme, agent de déstructuration du collectif de travail masculin, telle un éléphant dans un magasin de porcelaine.
34Mais pas seulement : il faut en effet noter que le refus de la mixité au nom de la préservation du « groupe des hommes » (ou du collectif de travail masculin) n’a pas son équivalent du côté féminin. Tout se passe, en effet, comme si les femmes pensaient n’avoir rien à gagner à rester entre elles, ni rien, non plus, à sauvegarder de leur « être ensemble » face aux hommes. Et lorsqu’elles évoquent un trait récurrent de l’espace féminin au travail – l’affectivité voire l’émotivité dans les relations de travail par exemple ou encore les conversations intimes (sur la famille, les enfants…) – c’est pour mieux le rejeter ou s’en dissocier sur le thème, « après ça fait des histoires » (variantes : « on se sert de ce que j’ai dit contre moi » ; « elles me jalousent », etc.). On retrouve ainsi dans l’espace mixte du bureau ou du laboratoire d’analyses les observations effectuées par D. Kergoat ([15] p. 173) dans un espace totalement ségrégué, le milieu des ouvrières non-qualifiées de la grande industrie privée. La sociologue y observait également des discours féminins sur les femmes extrêmement empreints d’auto-dépréciation lesquels tendaient « à bloquer fréquemment la solidarité » ; mais dans un même temps, l’on pouvait voir que chaque femme se définissait comme différente de toutes les autres (elles sont jalouses mais moi non, elles parlent par derrière mais pas moi, etc.). La grille d’analyse de ces discours poussée à son terme aboutissait alors à ce que D. Kergoat a nommé « le syllogisme du sujet sexué féminin » : « toutes les femmes sont jalouses, or je ne suis pas jalouse, donc je ne suis pas une femme ». Ce syllogisme témoigne d’une part de l’intériorisation d’une position sociale dominée et, d’autre part, d’une structuration du groupe de travail féminin sur le modèle de l’atomisation. C’est pourquoi, il semblerait bien que le collectif de travail ne puisse être vécu et pensé qu’au masculin.
35Il est des exemples nuançant cette analyse très pessimiste, des cas où la solidarité de genre, entre femmes, s’est effectivement manifestée et concrétisée – on pense en particulier au mouvement des infirmières de 1989 [16] mais, faut-il le rappeler ? Il s’agissait alors d’un mouvement social et non d’une situation éprouvée dans le quotidien le plus banal et anodin du travail. Néanmoins, on remarquera au passage que nombre de managers féminins de FPD rencontrés et qui ont, de par leur fonction, le pouvoir de recruter ou de promouvoir, répugnent fortement à s’entourer de femmes parce que, disent-elles, c’est prendre le risque d’une dévalorisation du service qu’elles dirigent. « Je ne mettrais pas trop de femmes, quand même… » dit cette cadre dirigeante, « c’est un problème de crédibilité ». Les mêmes rejettent en outre dans les entretiens toute idée de discrimination positive, et dans leur pratique professionnelle, toute forme de cooptation préférentielle pour les femmes…
- 22 Relativement mais pas complètement : les ingénieures qui ont été recrutées à la suite de leur sorti (...)
36Cela a été dit plus haut, toutes les femmes rencontrées ne développent pas de semblables discours sur le féminin. Les femmes ingénieurs de FPD se distinguent ainsi à ce niveau, non pas parce que leurs discours sont totalement dénués de stéréotypes sexués, mais parce qu’elles s’en servent uniquement pour qualifier les femmes ne relevant pas de leur groupe socioprofessionnel. Aussi, en entretien, observe-t-on une sorte de « report » des représentations négatives du féminin sur les secrétaires, les chimistes-laborantines, les « contrats-emplois-solidarité », les ouvrières…. Ce sont ces « autres » femmes qui subissent de leur part l’ensemble des préjugés sexués négatifs tandis qu’elles-mêmes et leurs collègues ingénieures en sont relativement22 épargnées. De fait, elles se sentent plus proches des ingénieurs masculins que des autres femmes de catégories sociales plus modestes. Plus proches au point de refuser d’être identifiées comme des « femmes ingénieurs » : elles sont des ingénieurs, tout court, et refusent explicitement d’être également désignées selon leur appartenance sexuelle.
37L’accès des femmes à des emplois qui jusqu’alors étaient réservés aux hommes, et leur intégration dans des équipes de travail mixtes ont donc eu logiquement pour effet de segmenter la main-d’œuvre salariée féminine. Cette segmentation, prévisible et déjà observable statistiquement, est en outre passée – plus rapidement sans doute du fait de la mixité sociale – dans le registre des représentations sociales féminines (au sens cognitif de la notion, en tant que vision compréhensive du monde). De plus, cette « nouvelle » articulation classe/genre prend désormais racine dans la sphère productive (et non plus seulement dans l’institution familiale). Mais, favorise-t-elle véritablement les femmes, en tant que groupe social dominé ?
38La question mérite d’être posée car les ingénieures continuent en effet à partager avec les secrétaires, les chimistes…. la sursélection, les carrières au ralenti, les promotions moins nombreuses ou moins décisives que celles offertes aux hommes – toutes choses qui ont partie liée avec la place qui leur est assignée dans la sphère domestique mais qui doivent également beaucoup à des pratiques discriminantes de la part des entreprises et des administrations.
- 23 Les cadres féminins qui ont recours à des aides familiales et domestiques sont d’ores et déjà dans (...)
- 24 Ces femmes qui ont une vision extrêmement dévalorisée d’elles-mêmes justifient, par là même, leur p (...)
39En d’autres termes : pour que leur position sociale évolue, pour que d’autres postes et fonctions continuent à s’ouvrir à elles, il leur faut échapper à ce qui fait encore le lot commun des femmes : en premier lieu, les contraintes domestiques et familiales qui leur incombent encore quasi exclusivement23 et en second lieu, le poids des stéréotypes sexués et d’une vision dévalorisée du féminin – qu’elles reprennent partiellement ou complètement à leur compte, c’est selon24 – mais qui imprègnent encore fortement les représentations sociales des décideurs.
- 25 Et d’ailleurs, s’aperçoit-on vraiment qu’un espace est sexuellement ségrégué lorsqu’il est exclusiv (...)
40Intégrant dans leurs pratiques les représentations archétypales des hommes et des femmes au travail, les managers « de terrain » rencontrés (masculins comme féminins) défendent en outre, comme ligne de conduite, la recherche d’un « équilibre » numérique (hommes/femmes dans les équipes) à trouver et/ou à conserver. Tous n’ont pas la même définition de l’équilibre ni du déséquilibre à ce niveau mais, ce qui est récurrent dans les différents propos recueillis, est qu’un espace majoritairement féminin est déséquilibré tandis que son contraire ne l’est pas (ou pas autant)25.
« Il y a des avantages (à nommer une femme chef de département), mais il y a aussi des inconvénients. Donc, parmi les inconvénients […] il se trouve que (le groupe) est déjà sensiblement féminisé […] il y a deux individus masculins, point barre ! Sur un total de neuf personnes. Ça fait pas beaucoup. Ça a des petits côtés rigolos, d’ailleurs ! Bon, je trouve que mon manager actuel (un homme) gère son pensionnat de jeunes filles de façon tout à fait rigolote […]. Mais c’est pas le problème. Simplement, vous vous dîtes : bon, est-ce que vous n’allez pas rajouter un problème avec un manager féminin (gérant) un groupe essentiellement féminin ? […] J’aurais pas eu d’autre possibilité […] ça n’aurait pas été un inconvénient majeur. Mais c’est ce type de question qu’on peut se poser. Une question d’équilibre » (Albert, cadre dirigeant très supérieur à FPD).
41Il est un seul cas où une surreprésentation numérique masculine est perçue par les cadres dirigeants comme un problème, un « déséquilibre ». Ce sont les collectifs de travail fortement syndiqués ou « toujours » prêts à se mobiliser dans une action collective d’envergure, et d’autant plus disposés à le faire qu’un délégué syndical particulièrement actif (et légitime) travaille dans ce groupe. À plusieurs reprises au cours de l’enquête, des cadres dirigeants de FPD ont évoqué ce point et surtout livré l’une de leurs plus efficaces stratégies pour y remédier : nommer une femme manager (ou augmenter le nombre de femmes dans les équipes turbulentes).
Question : « Vous parliez de votre expérience (dans le service X) et du fait que vous aviez nommé une femme comme responsable… »
Réponse : « Ça marche très, très bien […]. C’est des ressources humaines, etc. mais c’est quand même un boulot qui est en première ligne par rapport au syndicat. C’est pas toujours rigolo […]. Je vous dis, cette fille-là […] la voir se coltiner les gros bras et les techniciens […], c’était génial ! (il rit). Et évidemment, il faut savoir utiliser ça, aussi. Quand vous mettez dans les pattes des délégués CGT, des gros bras velus… qui ont l’habitude de traiter des monteurs en canalisation souterraine […] quand vous leur mettez en face un petit bout de bonne femme, ça les déstabilise. Donc, c’est bon, ça aussi. Il faut savoir le jouer, il faut pas être crétin. Donc, c’est pas un problème ».
42Il n’est pas simple de démêler dans les propos de ce responsable la part de représentations sociales « effectives » de celle due à l’interaction interviewer/ interviewé, surtout lorsqu’elle met en scène un homme s’exprimant sur le thème de la mixité et une femme, l’enquêtrice, qui recueille son discours. Selon toute vraisemblance, le désir de provoquer participe pleinement du discours produit ; reste une pratique bien réelle ou un certain usage (parfois stratégique, parfois plus involontaire) de la différence des sexes, que l’on va retrouver dans le récit de Jacqueline (cadre dirigeant très supérieur de FPD), par exemple, qui non sans fierté évoque la façon dont elle a géré le conflit de 1995 dans son unité.
« Au mois de décembre, j’ai eu une journée très dure… enfin, tendue. Des grandes montées dans les escaliers, quelques interventions dures dans certains bureaux de mes collaborateurs […]. L’envahissement du bureau du chef du service administratif… Moi, le matin, je suis rentrée dans mon bureau, ils se sont écartés et ne m’ont pas envahie. L’après-midi, ils sont montés couper l’alimentation électrique du bâtiment […]. Alors là, je suis sortie du bureau, j’ai descendu les escaliers et je leur ai serré la main. Alors je sais pas quelle est l’image qu’ils ont derrière mais j’en n’ai jamais eu aucun qui a essayé de me molester comme envers certains de mes collègues ».
- 26 La déstabilisation est d’autant plus opératoire que tous les stéréotypes sexués évoqués précédemmen (...)
43Les managers l’ont bien compris, une femme dans une équipe d’hommes (ou face à eux) brouille les pistes parce qu’elle n’use pas (toujours) des mêmes codes sociaux et relationnels ou, en tout cas, parce qu’on la perçoit comme différente et devant être traitée eu égard à cette différence. Aussi, effectivement, la mixité, « ça déstabilise »26. Et si, de surcroît, la femme manager ne manque ni d’humour ni d’autodérision, c’est bien plus redoutable encore – Jacqueline parvenant ainsi à imposer et sa présence à l’assemblée générale et le « ton » de l’échange travailleurs/ direction :
« Et puis, ils se sont rassemblés dans le hall. Deux cents personnes et plus […]. Et je suis descendue, micro à la main, pour échanger. Il y a un jeu de mots important qui a été dit : « Madame le directeur […] vous ne vous rendez pas compte de la pression que vous exercez sur ces hommes », etc. Et froidement, je leur sors un jeu de mots direct […]. Et j’ai dit : « Ben, c’est peut-être pour ça que je suis toujours célibataire ! ». Ça a été un éclat de rire général ».
44C’est un fait désormais connu, le processus de mixité des emplois s’arrête aux portes des fonctions de commandement – l’idée exprimée par l’image du plafond de verre restant valable aujourd’hui. Plus largement, les observations conduites dans le secteur public français révèlent d’une part, le déplacement continu de la division sexuelle du travail (et non sa remise en cause) et, d’autre part, la création et la recréation perpétuelles d’espaces ségrégués. Prenons l’exemple du métier d’ingénieur : si le processus de mixité de ce métier est effectivement avéré dans l’entreprise étudiée, les ingénieurs des deux sexes ne sont nullement affectés aux mêmes services, tâches et fonctions. Ainsi, les femmes ingénieurs sont quasiment absentes dans les unités de production industrielle de FPD, dans les activités d’ingénierie liées au lancement, à la surveillance technologique ou à la maintenance des installations productives… et, au contraire, « concentrées » dans les fonctions d’ingénierie de recherche et de développement (R & D). En outre, au sein de ces services R & D, s’opère une nouvelle forme de division sexuelle suivant les domaines d’investigation scientifique au point que plus ceux-ci sont éloignés des objectifs techniques de la production industrielle et plus l’on trouve de femmes. De fait, les services R & D accusent une situation paradoxale : certains sont totalement ségrégués, d’autres sont mixtes.
45Or, ces divisions du travail intrasecteur technique participent également de la construction des rapports de pouvoir au sein de l’entreprise publique. Ainsi, l’ingénieur travaillant dans les installations de production industrielle est extrêmement valorisé à l’interne face à « l’ingénieur R & D » ; au sein des services R & D, l’ingénieur qui se déplace sur le terrain pour surveiller les travaux de construction d’une unité de production prend le pas sur l’ingénieur « sédentaire » ; et à son tour, l’ingénieur sédentaire qui mène des recherches pointues dont les objectifs ont directement à voir avec la production industrielle est « plus coté » que l’ingénieur dont le domaine de recherche s’éloigne de ces mêmes objectifs ; de même, l’ingénieur sédentaire qui, dans l’exercice quotidien de son activité, fait également fonction de gestionnaire ou de manager (même d’une très petite équipe) est perçu comme plus « complet » professionnellement que les techniciens « purs et durs » et autres experts (même très qualifiés), etc. De fait, les trajectoires professionnelles de ces différents types d’ingénieurs s’en ressentent grandement – aux uns, une carrière rapide, en continuelle ascension et l’accès avant la quarantaine au groupe très fermé des hauts dirigeants de l’entreprise, aux autres, une progression plus vite interrompue et surtout, moins linéaire.
- 27 Notons que le sociologue utilise cette expression au sujet des évolutions très contemporaines des r (...)
- 28 Nous n’en parlons pas ici mais un processus semblable a cours au niveau des fonctions « tertiaires (...)
46Ces divisions successives du travail en régions dominantes ou dominées du champ de l’ingénierie – pour reprendre les outils conceptuels de P. Bourdieu27 [4], – et le fait que les femmes ingénieurs se concentrent dans les régions dominées du champ révèlent l’une des facettes de l’évolution actuelle de la division sexuelle du travail28. L’ouverture aux femmes d’un secteur d’activité ou d’emplois jusqu’alors sexuellement ségrégué suscite d’une part, une recomposition du champ – la lutte pour l’hégémonie sur l’entreprise publique étudiée ne se situant plus seulement dans un affrontement entre les secteurs techniques et tertiaires mais aussi en un conflit intrasecteur technique – et d’autre part, recrée en permanence de l’espace ségrégué c’est-à-dire, de nouvelles forteresses viriles.
47À travers ces différents résultats d’enquêtes, nous avons vu en premier lieu ce que la mixité au travail n’était pas (l’espace privilégié d’une réduction des inégalités) ; en second lieu ce qu’elle ne provoquait pas (le changement des représentations du masculin et du féminin), enfin son caractère éminemment instable ou fragile (avec la création et la recréation permanentes d’espaces ségrégués). On peut alors tenter une conceptualisation de la notion et dépasser son caractère strictement sociographique.
48La mixité n’est pas seulement un espace social où se côtoient des individus des deux sexes. Elle est avant tout un processus, aux divers sens du terme. La mixité est une dynamique en cours de déploiement dont on ne peut jamais dire à l’avance si elle ira se renforçant ou en régressant ; elle est aussi processus en ce qu’elle marque une transition, le passage d’un espace social sexuellement ségrégué à un autre, qui connaît une (relative) coexistence des deux sexes. Cette transition est d’importance car elle touche à la façon dont s’organise le traitement social de la différence des sexes. Il y aura eu un « avant » incarné par l’espace ségrégué et caractérisé par le fait que le conflit dominants/dominées se sera déroulé avant l’entrée dans le champ et aura été résolu par l’élimination ou la disqualification des dominées. Il y a désormais un « après », l’espace mixte, où la concurrence/confrontation des deux sexes a lieu « en direct », dans un espace où ensemble ils vont coexister. Or aujourd’hui, les femmes ne sortent pas gagnantes de cette confrontation, loin s’en faut. C’est en cela que l’on peut dire avec Zaidman [21] que la mixité est la modalité contemporaine de réalisation des rapports sociaux de sexes – la ségrégation en étant une autre qui, tout en perdant de sa légitimité au fil du temps et des évolutions de notre société, tend malgré tout à se maintenir dans les régions dominantes du pouvoir (symbolique ou matériel), de la prise de décision en entreprise ou dans les administrations.
49De fait, aujourd’hui, espaces mixtes et espaces ségrégués coexistent dans le champ du travail et c’est déjà un changement social d’importance. Certes, on l’a vu, la réduction considérable de l’ampleur, du volume et/ou du nombre des espaces ségrégués dans le champ professionnel ne signifie pas une moindre emprise des hommes (en tant que groupe social) sur cet espace social mais le déplacement accru du positionnement masculin sur d’autres objets matériels et symboliques que sont notamment, le pouvoir, le prestige et la reconnaissance sociale. Ainsi, l’un des effets les plus visibles actuellement du processus de mixité au travail est, dans une certaine mesure, le maintien de la domination masculine sur les espaces sociaux les plus stratégiques ou prestigieux. Mais d’autres se profilent déjà à l’horizon : par exemple, de nouveaux clivages femmes/femmes (ou une nouvelle articulation classe/genre) et partant, un lien individu/collectif qui se reconstruit.
- 29 L’hypothèse que sous-tend une telle interrogation est la suivante : dans quelle mesure l’intégratio (...)
50D’autres changements enfin apparaissent en creux, au sens où l’espace social mixte soulève des questions sans nul doute jamais posées dans le cadre de l’espace sexuellement ségrégué. Aujourd’hui, sans doute parce que le processus de mixité est en cours et qu’on se situe en la matière dans une phase de transition, ces questions nouvelles sont perçues et formulées par les différents acteurs sociaux sous la forme de « problèmes », de « soucis », « d’embêtements »… Mais qu’en sera-t-il si le processus de mixité s’intensifie et si les hommes investissent en masse des emplois jusqu’alors « réservés » aux femmes ? Combien de temps ces derniers accepteront-ils que leur travail et leurs qualifications soient dévalorisés comme le sont aujourd’hui ceux des femmes qu’ils côtoieront29 ? Et combien de temps mettront-ils à « convaincre » leurs collègues féminins qu’il faut peut-être faire quelque chose pour que les choses changent ? Combien de temps leur faudra-t-il à tous pour aller trouver les syndicats et exiger que ces derniers portent autrement plus vigoureusement qu’aujourd’hui les revendications du secteur « tertiaire » ? Et, à défaut, pour les défendre eux/elles-mêmes ?
51C’est, certes, accorder beaucoup de « valeur » spécifique aux hommes que de penser que le changement de la situation longtemps vécue par les seules femmes viendra sous l’impulsion « première » de ces derniers. Peut-on pour autant exclure a priori qu’ils y prendront toute leur part ? Peut-on écarter la possibilité qu’une fois leur présence rendue moins « exceptionnelle » et qu’à partir de cette réelle mise en coexistence des deux sexes, pourront alors être questionnées la répartition sexuelle du travail existante, sa légitimité.
52De même, il n’est pas dit que le champ du travail salarié soit le premier à connaître des changements sous l’effet du processus de mixité. Qu’en sera-t-il dans la sphère domestique et familiale ? Quel impact aura la coexistence des deux sexes dans un même métier ou un même espace de travail sur la répartition du travail domestique ? Les femmes accepteront-elles encore d’en porter tout ou partie de la responsabilité alors même que leurs collègues masculins de travail peuvent s’en « décharger » sur leurs propres épouses ? Et si l’enjeu politique de la mixité au travail – plus d’égalité entre les sexes – était porté simultanément et dans la sphère professionnelle et dans la sphère domestique, qui s’en plaindrait ?