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Crédits : Presses universitaires de Lyon

1La question de la production, de la légitimation et de la transformation des catégories et des hiérarchies sociales se situe au cœur des disciplines sociologique et anthropologique. Comment se constituent des groupes, des institutions, des organisations ou des territoires de manière autonome ? De quelles manières sont disputés les principes et les règles divisant, hiérarchisant et organisant les membres d’une société donnée ? Sous quels modes se produisent et s’articulent les principes d’organisation sociale et les éléments symboliques leur donnant du sens ? Quelles sont les dynamiques sociales et symboliques de transformation des principes et des règles de structuration de l’ordre social ?

2Lilian Mathieu et Violaine Roussel posent ainsi dans leur ouvrage la question de l’articulation des frontières sociales et symboliques à nouveaux frais, à partir d’enquêtes empiriques menées dans les domaines de la culture, de la politique, de la santé, des arts ou des mouvements sociaux. Les auteurs et les autrices font preuve d’une ambition empirique et théorique stimulante. Rassemblant dix cas empiriques et un entretien mené avec Michèle Lamont — une autrice états-unienne majeure sur ce sujet —, l’ouvrage balaie un grand nombre d’exemples — de la censure d’État du cinéma en France dans les années 1960 (Georges Meyer) à la sacralisation de l’art depuis la Renaissance italienne (Bernard Lahire), en passant par la négociation des frontières à l’œuvre dans les festivals de « cinéma social » (Audrey Mariette) ou la fluidité des frontières entre organisations internationales dans le secteur de la sécurité collective (Yves Buchet de Neuilly). Mais au-delà de la diversité des cas empiriques et des approches proposées, l’ouvrage porte de manière principale sur les manières dont s’organisent, se brouillent, se transforment et se légitiment les frontières sociales et symboliques dans de multiples contextes sociaux, professionnels, artistiques, politiques ou nationaux. Trois grands axes d’analyse structurent la démonstration principale.

3Tout d’abord, c’est dans l’articulation entre frontières sociales et symboliques que peuvent être pensés aussi bien les modes de constitution et de légitimation de l’ordre social que son éventuelle transformation. Quand les frontières sociales définissent des divisions, des hiérarchisations et des délimitations entre groupes sociaux ou professionnels concrets, les frontières symboliques donnent du sens, justifient, légitiment, voire même « naturalisent » ces délimitations. Par exemple, dans son texte sur la sacralisation de l’art à l’œuvre dans les sociétés occidentales depuis la Renaissance italienne, Bernard Lahire montre comment la frontière symbolique établie entre l’art, comme activité sacrée, et les autres pratiques sociales comme activités profanes, fait écho à la division sociale entre dominants et dominés, participant en retour à légitimer la domination sociale ainsi fondée. Ou encore, comme démontré par Audrey Mariette dans son travail sur les festivals de « cinéma social », les cinéastes réalisant des œuvres au contenu défini comme « social » par des militantes et des militants sociaux et politiques tendent à se démarquer d’un tel usage politique et militant de leurs œuvres pour n’en défendre que la valeur esthétique qui seule les fait accéder au statut de créateur ou de créatrice à part entière. Un dernier exemple en serait la manière dont Lilian Mathieu montre avec finesse comment les militantes et les militants des mouvements sociaux contestataires, à l’image des altermondialistes, assurent à leur action une relative autonomie, certes précaire et fragile mais bien présente, en affirmant la faible légitimité des coopérations avec les partis politiques institutionnalisés.

4Or, ces frontières sociales et symboliques ne sont jamais données et font l’objet de jeux, de conflits, de négociations, et parfois même de blocages entre les différents groupes concernés ou pour les personnes tentant de traverser les frontières dans leur activité ou dans leur trajectoire. Ces jeux sont particulièrement évidents lorsque de nouvelles règles du jeu sont mises en place et que les concurrences peinent à se résoudre entre les différents acteurs et actrices, à l’image de la décentralisation de la gestion des ressources naturelles au Mali étudiée par Clemens Zobel. On peut aussi se demander comment des artistes peuvent s’engager dans des causes politiques ou sociales sans entacher leur légitimité artistique. Quatre textes s’intéressent de manière centrale à cette question : sont ainsi étudiés de manière fine les exemples d’artistes états-unien·nes engagé·es dans des causes politiques (deux textes de Violaine Roussel et de Bleuwenn Lechaux à partir de deux enquêtes autonomes), des artistes de théâtre en France et en Italie (Francesca Quercia) et des cinéastes sociaux déjà mentionné·es (Audrey Mariette). Différents paramètres politiques, professionnels, artistiques ou personnels affectent la possibilité pour ces artistes de s’engager dans telle ou telle cause sans que leur réputation artistique en pâtisse, ou à l’inverse, en permettant à leur réputation artistique et plus encore à leur capacité d’action artistique d’en bénéficier. Ces paramètres sont relatifs aussi bien aux artistes — notamment leur genre artistique, la réputation artistique atteinte ou le moment de leur carrière — qu’aux circonstances de l’engagement — la cause défendue, le contexte institutionnel et politique, le format d’expression.

5Enfin, si les acteurs et les actrices d’un espace social, d’un groupe professionnel ou social ou d’un secteur d’activité donnés tendent à produire des frontières symboliques et sociales assurant leur autonomie et leur légitimité, ce travail de délimitation n’en est pas moins sans cesse soumis à des formes visibles ou invisibles de remise en cause, de déconstruction, d’articulation ou d’effacement par les acteurs et les actrices évoluant dans d’autres secteurs, d’autres groupes professionnels ou sociaux, d’autres espaces sociaux ou d’autres secteurs d’activité proches. Un premier exemple en serait ici l’émergence de « personnages-frontières », à l’image des infirmier·es des hôpitaux marocains décrit·es par Assia Boutaleb qui assurent de manière informelle la mise en relation entre les médecins et les malades dans un univers bureaucratique qui produit sans cesse des frontières opaques et peu lisibles pour les malades. À travers le cas de la censure d’État du cinéma français dans les années 1960, Georges Meyer montre pour sa part comment cette seule activité participe à brouiller les frontières sociales et symboliques entre les professionnel·les du cinéma et les autorités étatiques même si ce brouillage se fait au prix d’un relatif déni des coopérations et des influences réciproques ainsi engagées entre deux acteurs aux conceptions de l’art supposément étanches, au moins pour le public.

6Cet ouvrage se distingue aussi bien par la qualité et l’originalité empiriques des cas présentés que par l’intérêt théorique que ces études soulèvent. Il se distingue encore par sa capacité à accueillir une grande variété d’approches conceptuelles sans perdre en capacité réflexive sur les usages des concepts mobilisés par les unes et les autres. À la fin de la lecture, la lectrice sera bien armée conceptuellement pour étudier les modes de constitution, de transformation et de légitimation des frontières sociales et symboliques de groupes, de secteurs d’activités ou de populations dans des univers variés. Ce livre collectif a ainsi su échapper, pour le meilleur, à ce que Michèle Lamont nomme — pour en dénoncer les limites intellectuelles — la tendance des sociologues français·es à privilégier les « querelles d’école » par rapport aux réflexions théoriques empiriquement fondées. Il s’agit bien de développer des outils d’analyse et des concepts susceptibles de rendre compte de réalités empiriques complexes, en dehors de tout dogmatisme ou de choix théorique posé a priori. Ce choix et sa logique épistémologique sont d’ailleurs clairement énoncés dès l’introduction :

« “Champ”, “secteur”, “monde”, “système”, “espace” : les conceptualisations discutées dans les chapitres qui suivent relèvent de différentes manières de penser les frontières, c’est-à-dire leur fabrication, leur altération ou encore leur subversion. Le “bon découpage” est une question pour les acteurs avant de parfois en devenir une pour le chercheur. Ce double niveau, et la question de l’articulation entre la position du chercheur et les perceptions / pratiques des acteurs, sont réexaminés par les auteurs rassemblés ici, sans que ceux-ci aient été tenus de se soumettre à un cadre analytique uniforme. Les approches conceptuelles et les démarches méthodologiques des chapitres qui suivent sont diversifiées et procèdent, dans chaque cas, d’un ajustement aux exigences ou contraintes du travail empirique » (p. 16).

7On peut seulement regretter que le titre ne donne pas toute la mesure du projet ici défendu. Il s’agit moins de « penser les frontières sociales » que de révéler les modes de production, de transformation et de légitimation des frontières sociales en lien avec les frontières symboliques portées par les acteurs et les actrices. Une ambition empirique et théorique que nous ne pouvons que saluer.