Éric Beynel (dir.), La raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom — Illustrations de Claire Robert
Éric Beynel (dir.), La raison des plus forts. Chronique du procès France Telecom, Illustrations de Claire Robert, Éditions de l’Atelier, Ivry sur Seine, 2020, 328 p.
Notes de l’auteur
Je tiens à remercier Camille Dupuy pour nos échanges sur cette affaire et pour ses commentaires sur une première version de ce compte-rendu
Texte intégral
Afficher l’imageCrédits : Éditions de l'Atelier
1La raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom est un livre original, passionnant et précieux dont il n’était pourtant pas évident de proposer un compte-rendu pour une revue académique. Certes, des chercheurs et des chercheuses ont contribué à une grande partie de cet ouvrage, mais sa perspective générale l’éloigne d’une enquête de sciences sociales classique. L’ouvrage est constitué d’une succession de chroniques quotidiennes du procès pour harcèlement moral intenté contre France Télécom, et qui s’est tenu du 6 mai au 11 juillet 2019 au Tribunal de grande instance de Paris. Il assemble les registres scientifique, artistique et syndicaliste à travers une grande variété de formes : du compte-rendu ethnographique au morceau de rap à écouter en ligne, en passant par quelques témoignages reproduits in extenso, le tout illustré par les traditionnels dessins d’audience ici réalisés par Claire Robert. En reprenant les mots de la présidente du tribunal, on peut considérer leurs auteurs comme des « journalistes d’un jour, qui par leurs écrits et leurs dessins donnent à tous un regard et une pensée libre et éclairée sur le procès et qui ont apporté une résonance bien au-delà de ces quatre murs » (p. 295). Ces voix qui portent inaugurent ainsi un genre de chroniques alliant pour le meilleur une mise en perspective socio-historique et une profondeur sensible dans le regard porté sur ce procès hors-norme.
2Pour le réalisateur et scénariste Stéphane Brizé, « ce qui se joue dans ce tribunal, ce n’est pas le procès du départ de 22 000 collaborateurs, c’est le procès des moyens mis en œuvre pour se séparer de 22 000 personnes » (p. 113) — « par la porte ou par la fenêtre » selon les mots du PDG d’alors, Didier Lombard. La perspective socio-historique de l’ouvrage permet de replacer la période 2007-2008, retenue par les juges d’instruction pour cette affaire de violence managériale, dans le long processus de privatisation et de réorganisations du travail qu’a connu France Télécom. Derrière la transformation en actes commerciaux de ce qui était alors une mission de service public, c’est le sens vécu du travail qui se trouve profondément transformé et rabattu sur le seul plan de l’épreuve individuelle. Ce processus n’est pourtant pas linéaire ; en témoignent les correctifs apportés, qui montrent bien les difficultés attachées à la conduite d’un tel changement organisationnel : plan de prévention du stress, mise en place de « cellules d’écoute » et d’un « espace de développement ». Largement décriés par les parties civiles, ces correctifs sont au cœur du procès avec, en toile de fond, l’ensemble plus large des politiques d’entreprises menées face à la crise dite « des suicides ». Le management mis en œuvre à France Télécom constitue-t-il le mode d’exercice normal d’un pouvoir de direction ou bien une forme de harcèlement moral institutionnel et systématique ? En répondant à cette question, la Cour travaille à résoudre cette énigme de l’enchaînement des suicides et, au-delà, à créer un nouveau champ d’intervention pour le juge en lien avec le travail et ses recompositions.
3Le livre restitue au jour le jour l’épisode judiciaire de l’affaire France Télécom. La partie introductive revient sur le travail d’instruction, essentiel dans la justice pénale tant il vient cadrer le moment du procès dans lequel seul le délit de « harcèlement moral institutionnel » sera discuté, ceux de « mise en danger de la vie d’autrui » ou d’« homicide involontaire » au fondement de la plainte n’étant finalement pas retenus. Ainsi, le procès échoue en partie dès ses prémices à problématiser la question des suicides chez France Télécom comme des morts du travail, mais sa portée s’en trouve paradoxalement élargie : l’enjeu du procès est alors de caractériser juridiquement une politique d’entreprise pathogène, afin de la reconnaître partout ailleurs où elle se déploie. Ce point est au cœur de la première séquence de l’audience, laquelle consiste en une série de dépositions éclairant cette tension entre cas singuliers et horizon jurisprudentiel. L’économiste Thomas Coutrot y explique ainsi, statistiques à l’appui, que ce qui se joue ici a de quoi « rendre frileux les PDG ».
4On entre ensuite progressivement dans l’étude des différents cas de suicides ou de tentatives de suicides, ce qui permet de mieux voir ce que les victimes ont en commun : âgées, issues de la promotion interne — « des faux cadres ? », se demande Dominique Manotti, écrivaine (p. 125). Victimes, proches ou experts ayant mené des interventions sociologiques chez France Télécom, témoignent alors des mécanismes à travers lesquels le travail peut rendre malade.
5Puis, dans une troisième séquence, « la dynamique judiciaire reprend pleinement la main et retrouve une cadence familière » (p. 237) avec les plaidoiries des avocats encadrant les réquisitions des procureures. Le livre prend alors une tournure plus symétrique lorsque l’historien Nicolas Hatzfeld discute les plaidoiries de la défense et leur appel à « dire le droit contre la société ». On comprend mieux comment le management mis en œuvre chez France Télécom est justifié dans la grammaire du procès, la stratégie de défense consistant à rejeter la responsabilité à un État absent ou à considérer que les cas en présence « n’expriment que des petits ratés dus à une imperfection de caractère des suicidés, ou à un zèle déplorable du management intermédiaire » (p. 251). En jouant la carte du droit contre l’émotion, les avocats de la défense cherchent à diluer les charges d’accusation. Mais le droit n’est pas que formalisme. Il renvoie aussi à des règles que les personnes prévenues ont soigneusement choisi de contourner en préférant recourir à leur « bon sens » ou à leur « génie managérial ». Et ce droit-là de revenir à eux comme un boomerang quand tombe le verdict : coupables. « Les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits » (p. 298).
6Quelles leçons sociologiques tirer de ces chroniques polyphoniques ? D’abord, que le procès a fonctionné comme une épreuve pour l’organisation du travail, en publicisant ce qui est habituellement caché et qui va de soi, opérant notamment par le « démontage public de la langue managériale » (p. 93). À ce titre, le livre témoigne du rôle des sciences sociales dans l’explication des mécanismes entre travail et santé à l’œuvre dans ce « paternaliste infanticide » (p. 190). Les chercheuses et chercheurs appelés à la barre ou chroniqueurs d’un jour explicitent ainsi des mécanismes cachés par la violence managériale. Ce faisant, iels permettent de penser des liens entre des cas de souffrance situés ailleurs, participant à la visée transformatrice et à l’exigence jurisprudentielle de ce procès inédit. Annie Thébaud-Mony revisite ainsi l’hypothèse juridique de mise en danger délibérée d’autrui depuis les transformations du sens du travail mis au jour dans son expérience de recherche, tandis qu’Anne Marchand compare cette affaire de souffrance au travail à des expertises qu’elle a menées sur des questions de risques chimiques.
7Une seconde leçon que nous apprend cette séquence de mise à l’épreuve judiciaire des organisations du travail renvoie à la fabrique des preuves en matière de souffrance et de suicides au travail et, plus particulièrement, à la place respective qu’y occupent les mots et les chiffres. Plusieurs auteurs notent que la direction est restée focalisée sur les bilans chiffrés, et n’a pas vu ou voulu voir les alertes, préférant les ignorer ou les disqualifier en tant que purs produits de « postures » syndicales. Or, le recours exclusif à des chiffres permet-il seulement de comprendre les maux du travail ? Comment, par exemple, saisir la richesse clinique des consultations des médecins du travail dans les seuls bilans d’activité ? Si la raison des chiffres est invoquée par les personnes prévenues, cette manière de voir est aussi une manière de laisser dans l’ombre des mécanismes pathogènes de souffrance au travail, ce qui leur permet d’écarter les alertes, fussent-elles inscrites noir sur blanc dans une lettre de suicide.
8La raison des plus forts est donc bien plus qu’une chronique d’un procès, ne serait-ce que parce que ce « grand » procès ne peut laisser indemne le monde du travail. Le livre offre en effet des pistes pour comprendre les transformations des organisations comme la création d’un nouveau champ d’action pour le juge en rapport avec les politiques de prévention des risques professionnels. C’est là tout l’enjeu de ce procès : non pas seulement condamner des coupables, mais affirmer la loi et la re-problématiser à la lumière de faits inédits, afin qu’elle soit mobilisable à nouveaux frais pour de nouveaux cas que d’autres privatisations de services publics pourraient faire émerger.
9On ne saurait critiquer les failles sociologiques d’un livre qui ne se présente pas comme un livre de sociologie, même si son objet — les suicides du travail — et, derrière, la question de l’influence du collectif sur les individus, est au fondement de la sociologie d’Émile Durkheim. Insistons plutôt sur les développements que ces chroniques pourraient susciter, au croisement d’une sociologie du droit attentive au dispositif du procès et d’une sociologie du travail intéressée par les transformations des modes d’organisation du travail et leurs effets sur la santé. Dans cette perspective, le livre éclaire de manière originale le travail contemporain sur la violence managériale telle qu’elle se trouve problématisée au sein de l’arène judiciaire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Romain Juston Morival, « Éric Beynel (dir.), La raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom — Illustrations de Claire Robert », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 63 - n° 2 | Avril-Juin 2021, mis en ligne le 08 juin 2021, consulté le 16 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/39364 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.39364
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.
Haut de page


