1Dans un style clair, accessible, agrémenté de portraits vivants de femmes syndicalistes, l’ouvrage de Cécile Guillaume propose un panorama des études sur les femmes et le syndicalisme, puis nous livre les résultats d’années d’enquêtes au sein de quatre organisations syndicales, de part et d’autre de la Manche. Ainsi, une centaine d’entretiens avec des femmes — et avec quelques hommes — syndicalistes ont été menés entre 2004 et 2015, dans deux syndicats français (la CFDT et Solidaires) et deux britanniques (Unisson et GMB). Ces enquêtes ont été complétées par l’analyse de nombreux documents internes aux syndicats, et tout particulièrement au sein de la CFDT où une observation participante a été conduite, ainsi que par l’exploitation de questionnaires administrés lors de congrès ou de journées de formation syndicales (les journées intersyndicales Femmes de la CGT, FSU et Solidaires). Ces données sont enrichies par une importante revue de la littérature, notamment anglophone. L’autrice analyse ainsi le paradoxe entre une lente mais certaine progression de la présence des femmes au sein des diverses structures syndicales et l’échec de la plupart des politiques de lutte contre les inégalités femmes-hommes au travail, en intégrant la diversité des contextes organisationnels et nationaux.
2L’ouvrage est composé de trois chapitres. Le premier est centré sur la représentation des femmes dans le monde du travail. En partant des travaux historiques sur leur place controversée dans le monde syndical, Cécile Guillaume montre comment la question de l’égalité s’est progressivement et diversement posée au sein de ces organisations syndicales, sous la pression de mouvements de femmes et de l’évolution législative et selon les « régimes d’égalité » de chaque pays. Si le bilan des politiques d’égalité dans les syndicats peut paraître positif, tant dans la syndicalisation des femmes salariées que bien souvent au sommet des organisations, le compte est loin d’être aussi positif quant au niveau intermédiaire, dans les véritables lieux de décision syndicaux des territoires ou des syndicats d’entreprise et de branche. L’on retrouve ici les mêmes écueils que ceux relevés dans différents travaux sur les femmes et le syndicalisme, à savoir le rôle des caractéristiques de l’emploi des femmes salariées plus souvent précaires et à temps partiel, la prégnance du modèle « viriliste » du bon militant syndical et les difficultés en termes de disponibilité à conjuguer les trois temps d’une vie de responsable syndicale (activité professionnelle, responsabilités familiales et mandat syndical). Seules des mesures coercitives telles que des places réservées ou une politique de quotas ont pu favoriser la place des femmes au sein des syndicats (Le Quentrec et Rieu, 2003 ; Guillaume et al., 2013 ; Rigaud et Silvera, 2016).
3Ce qui fait l’intérêt du deuxième chapitre de l’ouvrage, nettement plus développé, est justement de montrer comment se fabriquent les « carrières syndicales », en insistant tant sur les leviers sur lesquels ces femmes se sont appuyées que sur les obstacles qu’elles rencontrent tout au long de leur parcours. Ainsi, ces dirigeantes ont le plus souvent bénéficié d’un emploi stable, et même d’un emploi du secteur public, et ont ensuite exercé de nombreux mandats pour devenir permanentes, élues ou nommées, avec une ancienneté élevée. Au Royaume-Uni, ces postes de permanent·es sont souvent des postes d’expertise, sans offrir une véritable reconnaissance politique pour les femmes qui y entrent, d’autant que les droits syndicaux sont peu élevés. En France, même si certains syndicats font appel à des permanent·es salarié·es, la règle dominante est plutôt le cumul de mandats d’élu·e à différents niveaux (souvent au niveau de l’entreprise, du syndicat, puis du territoire ou de la fédération, ou dans des instances paritaires). Mais dans les deux pays, on fait appel à des « compétences genrées » qui cantonnent bien souvent les femmes dans des filières techniques (trésorerie, formation) ou spécialisées (égalité femmes-hommes notamment), situées en bas de l’échelle de valeur syndicale, loin d’une visibilité organisationnelle pourtant incontournable. Cette spécialisation dans ces fonctions « annexes » n’empêche pas totalement ces femmes de mener une carrière syndicale, mais requiert une plus forte ancienneté et de plus nombreuses étapes que pour les hommes. Un autre obstacle important relevé dans l’enquête de Cécile Guillaume concerne le poids de processus informels dans les recrutements, avec une faible information sur les postes ou mandats vacants et une cooptation entre hommes, voire une « oligarchie masculine » (p. 141) dans certains bastions syndicaux. Finalement, et c’est à mon sens l’intérêt principal de cet ouvrage, ce chapitre souligne la difficulté des syndicats, notamment au Royaume-Uni, à croiser les questions de genre et de classe : difficultés à syndiquer et représenter les femmes les moins qualifiées et les plus précarisées et à leur permettre d’accéder à une « carrière syndicale », mais également difficulté à affirmer une vision féministe du syndicat, de peur de délaisser des enjeux de classe.
4Enfin, le troisième chapitre illustre le lien « entre processus de représentation descriptive et substantive » des femmes (p. 179), à partir des mobilisations syndicales juridiques en faveur de l’égalité salariale au Royaume-Uni. En retraçant toutes les étapes de cette mobilisation exemplaire pour l’égalité salariale, Cécile Guillaume nous permet de percevoir comment les syndicats britanniques se sont emparés du recours judiciaire pour affirmer l’égalité salariale, en application du principe juridique européen d’un salaire égal pour un travail de valeur égale. Cette histoire fait place à quantité d’acteurs et d’actrices divers·es : des femmes salariées, peu qualifiées souvent dans des emplois du secteur public, comme des cantinières ou des aides à domicile ; des syndicalistes, hommes et femmes, parfois sur des positions différentes pour ne pas dire conflictuelles ; des avocat·es, et des institutions, singulièrement l’Equal opportunity Commission. Cette mobilisation, qui a généré jusqu’à plusieurs milliers de plaintes et des sommes importantes de réparation pour ces salariées, met en scène des logiques d’action différentes, entre négociations, luttes collectives et actions judiciaires. Si au total, la cause de l’égalité salariale a été portée par ces syndicats, la possibilité pour certains groupes de femmes de s’affirmer en tant que telles s’est avérée payante, d’autant que des tensions sont dévoilées dans l’ouvrage, entre ces femmes et des syndicalistes. En effet, ces derniers n’envisageaient pas toujours de s’opposer à la sous-évaluation structurelle des emplois féminisés lorsqu’il s’agissait de remettre en cause certaines primes attribuées exclusivement aux emplois à prédominance masculine.
5S’il semble évident que l’ouvrage de Cécile Guillaume fera date sur tous les points présentés ici succinctement, certaines interrogations et critiques demeurent. Tout d’abord sur la forme, beaucoup de détails liés à la diversité des matériaux et des contextes nationaux et infranationaux (entre les divers syndicats) rendent la lecture de l’ouvrage quelque peu chaotique, renvoyant davantage à une compilation de travaux de recherche qu’à un ouvrage en tant que tel. Une synthèse des résultats obtenus aurait peut-être facilité cette lecture. De même, les choix méthodologiques interrogent : pourquoi avoir retenu ces organisations syndicales ? Qu’en est-il des autres organisations dans chaque pays, qui ont contribué à l’émergence des questions d’égalité au travail, et singulièrement de la CGT ? Au-delà des parcours individuels de syndicalistes, les pratiques et les décisions syndicales en matière d’égalité ne sont pas toujours analysées. Concrètement, quels sont les enjeux en matière d’égalité au travail portés désormais par les confédérations syndicales, et singulièrement par la CFDT qui a fait l’objet d’une observation participante. Ce syndicat a été au cœur de certains combats féministes des années 1970, mais semble désormais en retrait sur ces questions, ce qui aurait mérité une analyse. De même, l’évolution récente du droit du travail français est peu évoquée : certes, ces droits syndicaux sont relativement plus conséquents qu’au Royaume-Uni, mais les réformes successives des dernières années les ont largement entamés (notamment la loi Travail du 8 août 2016 et les ordonnances du 23 septembre 2017). Enfin, pourquoi n’avoir centré le dernier chapitre que sur le cas britannique et ne pas avoir à tout le moins discuté de la difficulté à mettre en œuvre une telle démarche en France ? Cette thématique de la revalorisation des emplois féminisés et d’une évaluation non discriminante des emplois a été portée d’un point de vue institutionnel (notamment par le Défenseur des droits et le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle), sans réelles mobilisations sociales ou syndicales, jusqu’alors en France.
6Tous ces points permettraient de prolonger l’analyse convaincante de Cécile Guillaume qui démontre comment l’articulation entre négociation collective et contentieux doit être repensée pour être efficace, surtout en matière d’égalité entre les femmes et les hommes.