- 1 Tous les sigles utilisés dans l’article sont définis à leur première occurrence, mais on pourra aus (...)
1Au mois de juin 2018, lors d’une journée d’étude consacrée au « refus de soin » et à « l’oubli de soi » des personnes sans domicile, un psychiatre intervient en tant que référent d’une équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP1) — dispositif qui assure une liaison entre la rue, les structures d’accueil et d’hébergement pour personnes sans domicile et le champ de la santé mentale (Marques, 2013). Sa présentation est consacrée à l’abord « bio-psycho-social » des situations de « sans-abrisme ». Il commence par exposer les limites d’une conception biomédicale des troubles psychiques puis précise : « moi, je suis du côté médical » mais « il ne faut jamais séparer le social, le psychologique et le médical ». Il valorise la « complexité » de cette approche et enjoint aux personnes présentes de « sortir de la vision : “moi j’ai fait jusqu’ici, après c’est l’autre” », en soulignant que « la superposition des approches est absolument indispensable ».
2Très applaudis par une assistance composée de professionnel·les de santé et du travail social, ces propos illustrent certains des enjeux qui structurent le quotidien du travail de prise en charge des personnes sans domicile. Ils mettent en lumière l’existence de territoires professionnels et de champs de compétences bien identifiés — le social, le psychologique, le médical — mais aussi leur « superposition » ici présentée comme « indispensable ». Ces propos doivent pourtant être rapportés à ceux de cette travailleuse sociale en poste dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) :
- 2 L’ancienneté désigne ici le temps passé au sein des dispositifs de prise en charge des personnes sa (...)
« On a un public qui est très difficile par rapport soit à une addiction, soit à de multiples addictions… et puis, il ne faut pas se leurrer, il y a un gros problème patho[logique] derrière, qu’il soit d’ordre psy ou d’ordre physique, et des fois c’est les deux mélangés. On n’arrête pas de dire qu’il faudrait un psy à temps plein, un médecin à temps plein, et une infirmière à temps plein ici ! Parfois on nous demande d’avoir différents rôles… Non, moi je suis CESF [Conseillère en économie sociale et familiale] : même si j’ai fait trois ans d’études infirmières, je ne suis pas médecin, je ne suis pas psy, je ne suis pas infirmière » (entretien avec une conseillère en économie sociale et familiale en CHRS, 35 ans, 10 ans d’ancienneté2).
- 3 La dénomination « SDF », très relayée au cours des années 1990 et 2000, est désormais peu utilisée (...)
3Les territoires identifiés par le psychiatre s’incarnent cette fois dans des problèmes et des figures professionnelles spécifiques dont cette enquêtée réaffirme la légitimité. Selon elle, c’est l’organisation du travail de prise en charge qu’il faut modifier, en recrutant les personnes compétentes pour résoudre les différents problèmes des personnes hébergées plutôt qu’en demandant aux professionnel·les en présence d’endosser « différents rôles ». Ces deux conceptions, qui peuvent être rapportées à des positions différentes dans la division du travail de prise en charge, témoignent des intrications et des articulations des dimensions sociales et sanitaires dans le traitement de la « question SDF », celle-ci renvoyant au problème posé par la présence durable et visible de personnes sans domicile fixe (SDF) dans l’espace public à partir du début des années 1990 (Damon, 2002)3. Ce traitement se caractérise par sa pluridisciplinarité : plusieurs groupes professionnels y participent, mobilisant des schèmes d’appréhension, d’explication et de résolution qui relèvent de registres de connaissances différents et potentiellement concurrents se rapportant aux sciences de la vie, de la psyché et de la société. On s’intéresse dans cet article aux modalités de mise en œuvre empirique de cette pluridisciplinarité et à ses effets sur les territoires, les groupes et les professionnel·les qui l’incarnent (Morel, 2014).
4L’approche écologique des professions et plus spécifiquement la théorie des juridictions partagées fournissent dans cette optique un cadre d’analyse heuristique. Dans l’approche développée par Andrew Abbott (1988), les juridictions partagées désignent des configurations où plusieurs groupes et segments professionnels sont reconnus légitimes à intervenir dans la résolution d’un problème donné, produisant des partages plus ou moins stables entre eux (settlements). Engagés dans des stratégies de légitimation déployées auprès d’auditoires différents, ils luttent pour l’appropriation d’espaces, de tâches, de problèmes et de publics auprès desquels leur expertise est susceptible d’être reconnue, luttes qui se trouvent au cœur de la plupart des travaux s’inspirant de cette approche (Demazière et Jouvenet, 2016). Prolongeant ces analyses, cet article se focalise sur d’autres logiques du partage juridictionnel en montrant qu’il peut reposer sur la coopération tacite ou explicite de différents groupes et segments professionnels en vue de la résolution d’un problème qui, tout en étant envisagé selon des grilles d’analyses différentes, leur est commun.
5Différents travaux se sont intéressés à cette question. Susan L. Star et James R. Griesemer (1989) ont montré que dans les situations où plusieurs mondes sociaux se superposent, la coopération repose sur des objets-frontières et des méthodes de travail standardisées susceptibles d’assurer la production, l’échange, la traduction et l’appropriation d’informations communes. Dans une optique différente, Henri Bergeron, Patrick Castel et Audrey Vézian (2021) invitent à dépasser la perspective des monopoles juridictionnels en montrant que même dans des univers très compétitifs tels que la médecine de précision, les professionnel·les ne cherchent pas toujours à étendre leurs territoires et sont amenés à mettre en œuvre des logiques d’appariements et de coordination de leurs pratiques afin d’intégrer de nouvelles méthodes de soin à la chaîne thérapeutique, sans remettre en cause la stabilité des réseaux dans lesquels ils et elles s’inscrivent. Henri Bergeron et Patrick Castel (2010) distinguent ainsi les « professionnels captants », qui interviennent tout au long du travail de prise en charge, et les « professionnels non-captants », sollicités de manière ponctuelle. Ces analyses s’inscrivent dans la continuité de celles qu’Anselm Strauss consacre à la division du travail (Strauss, 1985), en étudiant celle-ci depuis l’ensemble des tâches mises en œuvre dans le cadre d’un procès de travail — qu’il s’agisse d’une chaîne thérapeutique, de la réalisation d’un film, de la construction d’une maison — plutôt que du point de vue d’une organisation unique — une entreprise, une administration, une usine. Dans cette optique, les tâches peuvent être réalisées de façon séquentielle ou simultanée, continue ou ponctuelle ; différentes entités (des personnes, des groupes professionnels, des institutions) sont susceptibles de les mettre en œuvre, et leur articulation mérite être étudiée comme une tâche à part entière (Corbin et Strauss, 1993).
6Ces perspectives justifient plusieurs remarques. En premier lieu, une focale sur les formes de coopération à l’œuvre dans les partages juridictionnels n’efface pas les hiérarchies statutaires, disciplinaires, institutionnelles qui structurent les rapports entre groupes et segments professionnels. Au contraire, elle amène à étudier comment ces hiérarchies s’articulent, se reconfigurent, déterminent et sont déterminées par le travail pluridisciplinaire. De ce point de vue, l’analyse se démarque de celle de Susan L. Star et James R. Griesemer qui postulent l’égalité des points de vue des agents qui coopèrent, et de celle de Henri Bergeron et Patrick Castel pour qui les spécialités médicales, leur hiérarchisation et les rapports de domination qui les structurent ne déterminent pas les modalités de la coopération. En étudiant comment des groupes professionnels qui existent indépendamment de leur participation à la prise en charge des personnes sans domicile font valoir leur interprétation des problèmes qu’ils ont à résoudre conjointement dans ce cadre, on interroge ce qu’Eliott Freidson nomme la « hiérarchie des expertises instituées » (Freidson, 1970, p. 137, je traduis) et son éventuelle reconfiguration dans des contextes de travail caractérisés par leur hétéronomie. Cette hétéronomie est l’une des principales caractéristiques de la pluridisciplinarité et suscite une deuxième remarque : elle confronte les professionnel·les à la mobilisation de pratiques et de connaissances évaluées selon des critères différents de ceux qui dominent pour leur groupe de référence. On rejoint sur ce point les analyses de Stanislas Morel (2014, 2016), pour qui les situations d’hétéronomie gagnent à être rapportées à des logiques de champ et d’autonomie professionnelle. Dans le cas étudié, les professionnel·les du travail social et de la santé somatique et psychique doivent répondre aux normes en vigueur dans les dispositifs de prise en charge des personnes sans domicile, mais aussi à celles qui s’appliquent aux groupes auxquels ils et elles s’identifient. Finalement, ces différentes normes soulignent un troisième point essentiel : l’étude du travail pluridisciplinaire conduit à analyser les processus de socialisation qui le façonnent. En particulier, elle amène à observer l’articulation entre des logiques socialisatrices se rattachant à des groupes professionnels spécifiques tels que la médecine, le travail infirmier ou le travail social, et les processus de socialisation qui s’opèrent « dans le travail, à travers le travail, dans le cours du travail » (Demazière et al., 2019, p. 9).
7Considérées ensemble, ces lignes d’analyse amènent à étudier les relations qui structurent l’espace de la prise en charge des personnes sans domicile, traversé par différents types de frontières — institutionnelles, professionnelles, disciplinaires. Les territoires s’excluent-ils ou se superposent-ils ? L’extension de l’un implique-t-elle la réduction de l’autre ? Autrement dit, le partage juridictionnel s’opère-t-il selon un jeu à somme nulle et si non, selon quelles logiques ? À partir de matériaux recueillis dans plusieurs dispositifs spécialisés (voir l’encadré 1), cet article analyse les ressorts et les effets du travail pluridisciplinaire parmi les professionnel·les qui le mettent en œuvre.
8Dans la première partie, ce sont les modalités de mise à l’agenda et de développement du travail pluridisciplinaire dans le traitement de la question SDF qui sont étudiées. L’une de ses formes privilégiées est le travail partenarial entre des professionnel·les et des institutions spécialisées sur différentes facettes de l’accompagnement et du soin. La deuxième partie porte sur la pluridisciplinarité à l’œuvre. Celle-ci repose sur la mise en commun de ressources professionnelles de différents types et reconfigure la division du travail de prise en charge. La mutualisation des ressources s’accompagne d’un processus de socialisation qui témoigne autant qu’il contribue au brouillement des frontières professionnelles. Finalement, la troisième partie de l’analyse met en lumière les dynamiques professionnelles à l’œuvre dans la prise en charge. Si le partage juridictionnel est fondé sur la coopération, les professionnel·les de santé, et en premier lieu les médecins, y exercent une influence diffuse.
Encadré 1. Méthodologie
L’analyse s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée entre 2014 et 2017, complétée par des observations ponctuelles de 2017 à 2019. Elle a visé à « déplier » le système de prise en charge des personnes sans domicile en multipliant les points de vue et les matériaux pour restituer l’articulation des dispositifs, associations et institutions qui le composent et les logiques professionnelles qui s’y déploient (Juston, 2017). Ont ainsi été investigués un accueil de jour et le centre de santé qui lui est accolé, deux centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) accueillant des permanences médicales pour l’un, des lits halte soin santé (LHSS) pour l’autre, et des dispositifs de veille sociale et sanitaire (maraudes sociales, infirmières et psychiatriques ; postes d’appel du 115). Sur ces terrains, de nombreux temps de réunions et de formation ont été observés. 77 entretiens semi-directifs ont été réalisés : 40 avec des professionnel·les du travail social, 15 avec des médecins et des psychiatres et 12 avec des professionnel·les du travail paramédical (infirmières, infirmiers psychiatriques ou en addictologie, psychologues) ; 10 entretiens ont été menés avec des acteurs plus périphériques en amont et en aval de l’enquête ethnographique. L’étude s’appuie enfin sur l’exploitation de différents documents — rapports d’activités, archives associatives, documents professionnels — et sur l’analyse de rapports publiés entre le milieu des années 1980 et la fin des années 2000.
9Si les vagabonds font officiellement l’objet d’une répression jusqu’en 1994 en France, leur admission dans les centres d’hébergement à partir de 1959, conditionnée à des mesures de reclassement et de « réadaptation », témoigne du lent déplacement de la frontière entre action pénale et action sociale en matière de traitement des situations de pauvreté (Aranda, 2019). Ce déplacement se poursuit et se reconfigure à partir des années 1980, sous l’effet d’un processus de médicalisation par lequel les professionnel·les de santé somatique et mentale investissent le secteur de l’exclusion. Une prise en charge pluridisciplinaire se dessine à l’échelle nationale, qui prend localement la forme de partenariats professionnels et institutionnels.
- 4 Loi 75-535 relative aux institutions sociales et médico-sociales, consolidée par la loi 2002-2 réno (...)
- 5 Parmi les plus importants, on peut notamment citer les rapports Revol et Strohl (1987), Patris et R (...)
- 6 Créée en 1873, la Maison de Nanterre a successivement été un dépôt de mendicité, une prison et un h (...)
10Contrairement au handicap et à la dépendance qui relèvent du secteur médico-social, la prise en charge des personnes sans domicile s’inscrit dans le secteur social : malgré leur création conjointe en 19754, ces deux secteurs n’ont pas les mêmes tutelles ni les mêmes financements et n’induisent pas les mêmes configurations professionnelles. Depuis les années 1970, les solutions apportées à la question SDF ont principalement visé l’accueil, l’hébergement et la réinsertion par l’emploi ou le logement, et ont été mises en œuvre par des professionnel·les du travail social. Pourtant, à partir des années 1980, plusieurs rapports sont consacrés aux liens entre santé et précarité en général et à la santé des personnes sans domicile en particulier. Leurs approches et leurs recommandations sont similaires en plusieurs points5. Tous sont (co-)rédigés par des médecins — généralistes, psychiatres ou de santé publique — et par des membres de la haute administration sociale et sanitaire, le plus souvent issus de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Les médecins sont des pionniers de l’accès aux soins des personnes sans domicile, bien que leur degré d’investissement effectif dans le secteur varie. Parmi les plus actifs on retrouve Patrick Henry, Jacques Hassin et Xavier Emmanuelli, créateur et directeurs successifs de la consultation médicale de l’emblématique Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA) de Nanterre6 ; on trouve également Alain Mercuel et Jean-Luc Roelandt, promoteurs d’une psychiatrie « citoyenne » et attentive aux liens entre question sociale et troubles psychiques. Tous se connaissent et travaillent parfois ensemble, mais entretiennent des relations de concurrence liées à la volonté d’incarner l’avant-garde dans leur domaine (Rambaud, 2015).
11Si les questions de santé bénéficient de l’expertise de ces médecins, l’expertise en matière sociale est apportée par les membres de l’IGAS. Cette relative homogénéité socioprofessionnelle participe de ce qu’Emmanuel Soutrenon (2005) a identifié comme une « communauté de vues », dont témoigne la stabilité des recommandations des rapports. Leurs thèmes et leurs auteurs sont les indices d’un processus de médicalisation diffus par lequel les situations des personnes sans domicile, leurs causes et les solutions à y apporter sont définies comme pathologiques (Conrad et Schneider, 1980). Ce cadrage de la question SDF influence la mise en œuvre de politiques d’urgence sociale calquées sur le modèle de l’urgence médicale (Gardella, 2014), mais il ne se traduit pas pour autant par une monopolisation de la prise en charge par les médecins. Cette visée est presque inexistante parmi les pionniers de l’accès aux soins, conscients qu’ils ne peuvent ni ne souhaitent résoudre seuls ce problème. Le seul à s’en approcher n’est pas médecin lui-même et ne participe pas à la rédaction des rapports : il s’agit du psychanalyste Patrick Declerck, auteur de l’ouvrage à succès Les Naufragés (2001). Très critiqué dans le champ sociologique (Pichon, 2005 ; Gardella, 2014), il envisage les situations de sans-abrisme comme le résultat d’un processus de désocialisation pathologique et irrémédiable justifiant l’enfermement asilaire (Soutrenon, 2005). À l’inverse, Jacques Hassin, ancien directeur du pôle d’accueil et d’orientation sociale et médicale de l’hôpital de Nanterre et ancien conseiller de Dominique Versini lorsque celle-ci est secrétaire d’État chargée de la Lutte contre la précarité et l’exclusion, soutient une thèse intitulée « L’émergence de l’abord médico-social des populations sans-toit stable » (Hassin, 1996), dans laquelle il étudie autant qu’il promeut une liaison renforcée entre travail social et travail de soin. Cette visée se retrouve dans les recommandations des rapports, qui connaissent des variations importantes quant à leur nombre et leur niveau de détails ou du point de vue des acteurs et des échelles de leur mise en œuvre. Néanmoins, trois recommandations reviennent systématiquement. Étroitement liées, elles visent à produire, transmettre et diffuser des connaissances et des pratiques relatives à la prise en charge médico-psycho-sociale des personnes sans domicile.
12Produire des connaissances, d’abord. Dans les rapports, la nécessité de développer des recherches cliniques et épidémiologiques renvoie aux débats sur l’état de santé, notamment psychique, des personnes sans domicile. Les études menées en Amérique du Nord dans les années 1980 et en France à partir des années 1990 ont nourri des controverses relatives à la prévalence et aux types de troubles rencontrés, aux moyens de les diagnostiquer, ou encore aux liens de causalité entre les situations de rue et les troubles psychiques (Bresson, 2003 ; Laporte et Chauvin, 2010). L’encouragement à mener de nouvelles recherches souligne la centralité de ces débats dans la structuration du système de prise en charge et contribue à légitimer l’intervention des professionnel·les de santé, médecins généralistes et psychiatres en premier lieu, mais aussi infirmières, addictologues, psychologues, etc.
13Transmettre ces connaissances, ensuite. Les rapports incitent à la création de temps de formation afin de donner aux professionnel·les les moyens de distinguer entre les dimensions sociales, psychologiques, psychiatriques et somatiques des situations auxquelles ils et elles sont confrontées. Cet enjeu n’est d’ailleurs pas propre à la question SDF mais touche d’autres problèmes sociaux se rapportant aux situations de précarité (Lazarus et Strohl, 1995). En outre, certains rapports recommandent que ces formations aient aussi lieu en amont de la prise en charge, dans les cursus d’études de médecine et du travail social (Girard et al., 2010).
14Les diffuser et les appliquer, enfin. À cet effet, les rapports recommandent de développer le travail en réseau. Celui-ci s’inscrit dans une dynamique de recomposition de l’action publique, notamment dans des domaines où elle est largement déléguée au secteur associatif (Damon, 2002 ; Morel, 2018). Dans le cas étudié, le travail en réseau vise à développer les échanges entre des acteurs spécialisés dans le traitement de différentes facettes du problème, d’ordre social et sanitaire (l’accès aux droits sociaux, l’insertion socio-économique, le soin, la prise en charge des addictions, etc.). Tandis que ces facettes se superposent au quotidien, elles sont traitées par des structures relevant de logiques sectorielles et institutionnelles qui, malgré des liens étroits, demeurent fortement segmentées et sont engagées dans des enjeux plus larges et parfois conflictuels : ainsi de l’hébergement et du logement (Lanzaro, 2013), de l’insertion et des administrations sociales (Dubois, 1999), de l’hôpital et de la médecine de ville (Vezinat, 2019), de la psychiatrie, de la psychologie et de l’addictologie (Bergeron, 1999). La promotion du travail en réseau a vocation à dépasser les logiques propres à chacun de ces secteurs pour mettre en œuvre une prise en charge globale, c’est-à-dire pluridisciplinaire, de la question SDF.
15Si la promotion de la pluridisciplinarité contribue à légitimer l’intervention des professionnel·les de santé dans un secteur jusqu’alors occupé par le travail social, elle implique la création de cadres de travail et d’échanges communs. Plusieurs dispositifs médicalisés sont créés dans cette optique : le rapport de Joseph Revol et Hélène Strohl (1987) encourage la création de lieux de soins dédiés aux populations démunies et amorce une réflexion sur leur accès à la couverture maladie ; le rapport de Philippe Jean Parquet (2003) mène à la création des équipes mobiles psychiatrie-précarité (EMPP) et à l’institutionnalisation des lits halte soin santé (LHSS) — forme d’hébergement médicalisé limité dans le temps — ; plus récent, le rapport de Vincent Girard, Pascale Estecahandy et Pierre Chauvin (2010) promeut le développement des Appartements de coordination thérapeutique (ACT) et est à l’origine de l’expérimentation du programme « Un chez-soi d’abord », qui fait du logement individuel le principal support de soin de patients sans domicile atteints de troubles psychiques. Tous ces dispositifs se caractérisent par une articulation renforcée du travail social et du travail de soin. Ils représentent néanmoins une part périphérique des solutions de prise en charge : significativement, l’enquête quadriennale « Établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale » (ES-DS), initiée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) en 1982, n’inclut pas encore dans son champ d’étude les LHSS, les lits d’accueil médicalisés (LAM) ni les ACT.
16Au-delà du seul secteur de l’exclusion, la visée de pluridisciplinarité trouve un écho favorable dans le mot d’ordre de décloisonnement des secteurs social, médico-social et sanitaire et dans la promotion du travail partenarial (Morel, 2018). Ce dernier s’impose au tournant des années 2000 comme un leitmotiv des politiques sociales et sanitaires visant à pallier le sous-financement chronique des institutions et associations spécialisées. Pourtant, avant de devenir une injonction des pouvoirs publics, des échanges se nouent au cours des années 1990 entre des associations porteuses de dispositifs d’accueil, les secteurs de santé mentale et des acteurs du soin somatique :
« On a été parmi les premiers en France à créer des lits infirmiers. Puis des équipes de liaison : liaison avec la psychiatrie, avec les EMPP ; les équipes de liaison en addictologie, avec l’ANPAA [Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie]. […] Il y a eu l’arrivée de la CMU [Couverture maladie universelle], ça a aidé beaucoup, ça a facilité beaucoup de choses, et c’est tout ce travail de réseau, avec l’hôpital, avec le soin de ville, avec les partenariats… On a aussi créé des partenariats avec des libéraux qui acceptaient de recevoir notre population » (entretien avec un médecin généraliste, coordinateur du réseau, 66 ans, 35 ans d’ancienneté).
17Ces premiers partenariats trouvent rapidement un cadre de développement avec la dynamique des réseaux de santé qui deviennent dès leur création officielle en 2002 des outils de coordination et de coopération intersectorielles (Bergeron et Castel, 2010). Sur le territoire étudié comme ailleurs, la création formelle du Réseau santé-précarité (RSP) s’apparente à un effet d’aubaine (Schweyer, 2005), puisqu’alors que des liens professionnels existent déjà, les frontières sectorielles et institutionnelles restent peu perméables :
« Donc le médical, c’était financé par l’hôpital. Mais on n’était pas hôpital, on n’était pas un centre de soins agréé, donc ce n’était pas reconnu : c’était du social. Donc le médical ne finance pas du social : ah, problème ! Comment on fait ? Le médical ne finance pas du social, et le social ne finance pas du médical. Donc c’est… Voilà, ça a mené à la création d’un réseau. On était un réseau de fait, qui existait déjà depuis au moins une dizaine d’années, sans aucune mention légale, mais parce qu’on avait choisi et décidé de travailler ensemble comme ça » (entretien avec un médecin généraliste, coordinateur du réseau, 66 ans, 35 ans d’ancienneté).
- 7 Selon les rapports du Fonds d’intervention régional (FIR), leur nombre est passé de 716 en 2011 à 4 (...)
18En 2005, l’institutionnalisation d’un réseau de santé correspond à la montée en charge d’initiatives préalables et à l’opportunité de dégager des financements liés à son fonctionnement. La reconduction des subventions qui lui sont attribuées depuis le milieu des années 2000 témoigne du travail accompli dans un contexte où le nombre de réseaux de santé ne cesse de diminuer7, d’autres structures de soins primaires s’y étant substituées (Vezinat, 2019). Dans le cas du RSP, coordination administrative et coordination médicale sont divisées en deux mandats complémentaires. Ce partage, ainsi que l’absence de spécialité médicale instituée liée au soin des personnes sans domicile, sont des conditions propices à sa pérennité (Robelet et al., 2005). Une autre explication de sa réussite tient aux relations et aux contacts que le réseau a créés : on trouve parmi ses membres fondateurs plusieurs hôpitaux, deux centres de soins, deux associations spécialisées dans la prise en charge des personnes sans domicile, et près de trente acteurs des secteurs social, médico-social et sanitaire en sont actuellement membres.
19L’omniprésence de l’enjeu de pluridisciplinarité dans le secteur doit être rattachée aux modalités de sa structuration depuis la fin des années 1980, marquée par une préoccupation croissante relative à l’état de santé des personnes sans domicile et à la nécessité d’articuler dimensions sociales et sanitaires de l’accompagnement. Cet enjeu se traduit par le déploiement de partenariats entre associations spécialisées sur différentes facettes de la prise en charge, qui contribuent au partage de ressources diverses, propices à la mise en œuvre du travail pluridisciplinaire.
20La pluridisciplinarité de la prise en charge repose sur la mutualisation des ressources professionnelles de deux types : les relations et les savoirs. Directement liées au niveau de diplôme, au statut professionnel et à la position dans la division du travail, mais aussi à l’ancienneté dans le secteur médico-social et au degré d’investissement dans celui-ci, ces ressources sont inégalement distribuées. Leur mise en commun conditionne la socialisation en poste des professionnel·les, notamment en ce qui se rapporte aux usages légitimes qui peuvent en être faits.
21Le travail pluridisciplinaire s’appuie sur des partenariats entre des associations, des dispositifs ou des institutions spécialisées sur différentes thématiques de l’accompagnement et du soin. Afin de pallier les fréquentes situations de non-recours, infirmières, psychologues, psychiatres et médecins interviennent directement sur les lieux d’accueil et d’hébergement, à la demande des travailleurs et travailleuses sociales :
« C’est pas forcément évident pour nous d’aborder les questions d’addictologie, de psychiatrie […]. Heureusement qu’on a des partenaires, qui viennent, qui se tiennent à disposition pour des entretiens une fois par semaine, ça c’est bien. C’est bien de pouvoir les orienter vers des professionnel·les qui sont vraiment compétents parce que nous, du coup, on est là pour d’autres choses » (entretien avec une monitrice-éducatrice en CHRS, 26 ans, 3 ans d’ancienneté).
« Toi, tu es en relation avec la psychiatrie ?
— Non. Je l’ai beaucoup été d’abord mais j’ai été très frustré, et je me suis rendu compte que passer par les intervenants, comme les infirmières psychiatriques de l’EMPP, c’était beaucoup plus serein et parfois beaucoup plus efficace que d’aller solliciter un psy[chiatre]. […] En termes d’affinités c’est clairement autre chose qu’avec le docteur X ou le docteur Y, et puis une accessibilité beaucoup plus grande. Pour avoir le docteur X au téléphone, on va passer dix coups de téléphone. Si on en parle avec l’infirmière psy, elle va passer un coup de fil, au pire laisser un message, et dans l’heure qui suit elle est rappelée. C’est aussi une façon, pas de court-circuiter, mais de s’aménager des circuits de communication qui sont… pas plus courts, mais plus rapides » (entretien avec un moniteur-éducateur en CHRS, 34 ans, 10 ans d’ancienneté).
22Au-delà de l’expertise qu’assurent les relations partenariales, le deuxième extrait souligne le rôle d’intermédiation de certaines structures spécialisées. Dans le cas évoqué, ce rôle est facilité par une proximité professionnelle (« l’accessibilité »), mais aussi sociale (« les affinités »). L’intermédiation est synonyme de raccourci dans la chaîne de prise en charge médico-sociale et fait l’objet d’usages stratégiques. Le cas de l’EMPP est emblématique, puisque bien que composée de professionnel·les de la santé mentale (psychiatres, infirmiers psychiatriques, psychologues), elle est distinguée du champ de la psychiatrie. Assurant des relais entre plusieurs espaces professionnels et institutionnels (Marques, 2013 ; Petiau, 2019) et faisant l’objet d’usages et d’investissements variés — et parfois détournés — par les professionnel·les du travail social et de la santé mentale, l’EMPP joue un rôle de « dispositif-frontière » (Star et Griesemer, 1989). Le travail partenarial produit ainsi ce que les enquêté·es nomment un « étayage médico-psycho-social », qui renvoie à la pluralité des ressources professionnelles mobilisées autour de situations individuelles.
23Cet étayage est d’autant plus visible avec le RSP. En son sein, les « intervisions » sont des réunions mensuelles qui visent à résoudre des situations dites « problématiques » parce qu’elles ne peuvent être résolues par des procédures routinisées. Entre vingt et quarante professionnel·les de statuts, de métiers et d’affiliations institutionnelles différentes y participent chaque mois, et leurs échanges sont l’occasion d’établir ou de préciser un diagnostic, ou encore de proposer un traitement jusqu’alors non envisagé :
- 8 Le nombre de places d’hébergement étant structurellement insuffisant, des listes d’attente sont cré (...)
Situation de Monsieur G., 62 ans, évoquée par une assistante sociale (AS) hospitalière.
L’homme, déjà connu de plusieurs membres du réseau, a récemment été hospitalisé suite à une crise compulsive avec perte de connaissance. Il a un « gros problème d’alcool, ancien » dit l’AS qui ajoute : « il a un MMS à 12/30 ». Un murmure commence. Le médecin coordinateur intervient pour expliquer : « ça veut dire mini-mental state, ou test de Folstein, pour l’évaluation des fonctions cognitives et de l’amnésie ». Ce résultat « n’est pas bon », c’est-à-dire que « monsieur a des troubles cognitifs sévères ». Des demandes ont été faites pour un lit halte soins-santé (LHSS) et un lit d’accueil médicalisé (LAM), mais refusées car il ne s’agit pas du « bon profil ». Une demande en maison de retraite a été acceptée mais ses enfants refusent de payer.
Des questions sont posées sur la famille : l’AS décrit une famille recomposée, l’homme n’a élevé que deux de ses cinq enfants. Les trois autres refusent de payer l’obligation alimentaire, refus qui s’étend à l’ensemble de la fratrie par solidarité. L’AS d’un centre communal d’action sociale dit que dans ce cas, l’aide sociale à l’hébergement ne peut pas marcher. L’AS hospitalière précise que « monsieur n’est pas capable [de s’en sortir seul]. Il dit “merci” à toutes les questions » (rires dans la salle). Le médecin coordinateur sourit : « c’est bien, ça ». Puis : « plus sérieusement, il faut privilégier une situation d’hébergement plutôt, sur une solution médicale ». Un éducateur du Samu social dit tout de suite que « s’il n’a pas l’ancienneté, ça prendra des années8 » : la solution est rejetée.
Il faut donc passer par les hébergements médicalisés. Les participant·es se mettent d’accord pour relancer les solutions déjà tentées : le coordinateur dit qu’il « fera un mail » pour les LHSS. La situation semble alors résolue, sans que je comprenne immédiatement pourquoi (notes de terrain, intervision du RSP, septembre 2014).
24Comme dans d’autres secteurs, les dimensions sociales et sanitaires sont ici inextricables et les membres du réseau peinent à qualifier le problème à résoudre (Borelle, 2017a). La situation discutée est successivement démédicalisée puis remédicalisée, moins par l’identification de l’état pathologique que par les traitements envisagés. Le diagnostic pluridisciplinaire est ainsi le résultat d’un travail d’inférence collectif au cours duquel s’observent des interprétations différentes des problèmes à résoudre et des solutions à y apporter (Borelle, 2017b). En annonçant qu’il « fera un mail » pour appuyer la solution privilégiée, le coordinateur médical suggère sa capacité à infléchir l’ordre institué et à contourner les obstacles que rencontrent isolément les membres du réseau. Cette capacité est attachée à son statut, à sa position — de médecin, de coordinateur du réseau, d’acteur investi de longue date — et les nombreuses louanges entendues à son égard suggèrent qu’il tire des rétributions symboliques de ces interventions. Les relations dans lesquelles s’inscrivent les membres du réseau sont donc des ressources qui, mises en commun, font système : les règles qui s’imposent individuellement aux professionnel·les diffèrent de celles auxquelles le réseau est lui-même contraint en tant qu’acteur collectif (Reynaud, 1989). Il ne faut pas pour autant surestimer sa capacité à résoudre les obstacles de la prise en charge des situations évoquées. Quelques mois après l’intervision, ce médecin et la coordinatrice expliqueront s’être fait « taper sur les doigts » par l’Agence régionale de santé pour avoir abusé de ce type de « petits écarts sur les critères d’intervention » (entretien avec la coordinatrice du réseau, 37 ans, 4 ans d’ancienneté).
25Le partage de ressources professionnelles liées aux positions occupées dans la division du travail reconfigure cette dernière. Elle ne se réfléchit plus seulement dans le cadre de dispositifs spécifiques, mais à l’échelle d’un système de prise en charge dont les agents entretiennent des liens de différents types — personnels, professionnels, institutionnels — avec ceux d’autres secteurs — social, médico-social et sanitaire (Strauss, 1985). Dans ce système, des tâches pour lesquelles des professionnel·les se trouvent incompétents (la gestion des troubles psychiques et des usages de psychotropes, l’hygiène corporelle, ou à l’inverse l’ouverture des droits sociaux, la relation socio-éducative, etc.) peuvent correspondre au cœur de métier d’autres professionnel·les, mais aussi à des tâches périphériques ou dévalorisées au sein même de la profession considérée (Hughes, 1962 ; Morel, 2016). Ces tâches peuvent ainsi être dépréciées, déléguées, mais aussi revendiquées et appropriées selon les contextes professionnels, institutionnels, sectoriels dans lesquelles elles s’inscrivent.
26En reconfigurant la division du travail, le travail pluridisciplinaire contribue à la circulation de pratiques, de représentations et de connaissances relatives à la prise en charge. Cette circulation ne s’opère pas sans heurts et divers efforts d’explication et de traduction s’observent au cours des échanges. Dans l’intervision restituée précédemment, l’évocation du test de Folstein rappelle l’inégalité des membres du réseau face aux savoirs d’ordre clinique (Freidson, 1984). Significativement, c’est l’assistante sociale hospitalière qui est la première à évoquer ce test (« il a un MMS à 12/30 »). Si son cadre de travail l’a socialisée au langage médical, la plupart des travailleurs et travailleuses sociales ne comprennent ce diagnostic que lorsque le médecin l’a explicité et en a évoqué les enjeux en termes d’accompagnement. En dehors des savoirs experts, des connaissances relatives aux règles, formelles ou non, d’institutions sociales ou médico-sociales et acquises au cours de la socialisation professionnelle des enquêté·es sont couramment échangées — dans le cas précédent par exemple, ce sont les critères d’éligibilité aux solutions d’hébergement.
27Au cours des intervisions, participants et participantes sont assises autour d’une grande table. Les échanges partent d’un cas isolé pour tenter d’y faire correspondre des modalités d’accompagnement ou de soins parmi un ensemble de solutions envisageables. La personne qui présente la situation est souvent interrompue par des questions, bien qu’elle parle rarement plus de 10 ou 15 minutes. Ces échanges nourris, de même que les nombreuses plaisanteries sur les personnes dont les situations sont évoquées, témoignent d’un sentiment de légitimité diffus. Au-delà du rire, les intervisions contribuent au partage d’émotions liées au travail de prise en charge :
« On se prend des gens qui ont eu des vies, c’est du Zola à forte dose quoi. […] Donc il ne faut pas se blinder, pas s’effondrer, il y a un entre-deux, et le bon moyen c’est de le faire ensemble. Pour rester professionnel, compétent » (entretien avec un médecin généraliste, coordinateur du réseau, 66 ans, 35 ans d’ancienneté).
28Le réseau permet l’expression de sentiments d’épuisement et d’impuissance liés à la complexité des situations à résoudre, renforcés par les contraintes structurelles qui pèsent sur le secteur (pénurie des ressources, mise en concurrence des associations, quantophrénie). Les échecs sont aussi mis en commun et ne sont pas imputables à des pratiques professionnelles isolées dès lors que celles-ci sont collectivement discutées au cours des intervisions, témoignant de la fonction cohésive et intégratrice du travail partenarial. Celui-ci dessine les cadres d’une « conversation » (Berger et Luckmann, 1966) qui produit un discours cohérent relatif à la coopération pluridisciplinaire. Il opère ainsi une socialisation latente en diffusant des référentiels communs aux professionnel·les du secteur.
29Cette socialisation s’opère aussi, de façon explicite cette fois, lors de réunions dédiées à la transmission de connaissances et de pratiques d’accompagnement et de soin. Deux types de formation existent sur le terrain étudié : les « formations éclairs » et les « réunions thématiques ». Les premières sont portées par le réseau santé-précarité tandis que les secondes le sont par le service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO). Créé au début des années 2010, ce dispositif a visé à centraliser l’offre et la demande de places à l’échelle d’un territoire donné et à homogénéiser les modalités d’accès au système d’hébergement. À travers son mandat de régulation (Hughes, 1971), le SIAO met en lumière les difficultés que rencontrent les professionnel·les des centres d’hébergement :
« Au niveau de l’accompagnement, on leur demande d’être… [longue pause]. D’être un peu pluridisciplinaires, quoi. Quand on voit les formations d’éducs ou d’animatrices, on n’entre pas dans le détail quoi, sur comment on prend en charge un toxicomane, comment on prend en charge une personne qui a des troubles psy… C’est très généraliste, les formations ! » (entretien avec la coordinatrice du SIAO, 33 ans, 9 ans d’ancienneté).
30Le constat de cette enquêtée fait écho à la distinction entre « savoirs théoriques » et « savoirs de terrain » et à l’inégale valorisation dont ils font l’objet parmi les professionnel·les du travail social (Gaspar, 2008). Les exemples mobilisés illustrent les enjeux posés par le travail pluridisciplinaire :
- 9 Le syndrome de Korsakoff est un trouble neurologique qui se manifeste par une perte de mémoire et u (...)
« Quand il y a au-delà de 80, 100 personnes [à une formation], c’est que ce sont des sujets extrêmement compliqués. […] Korsakoff9, la psy[chiatrie], ah là on a 80, 100 personnes [sourire]. Tu veux remplir une salle, tu dis : “Je veux vous parler de Korsakoff” ! [rires] » (entretien avec la coordinatrice administrative du réseau, 37 ans, 4 ans d’ancienneté).
31Contrairement au déroulé des intervisions, les rôles sont ici nettement distingués. L’inégale répartition des ressources entre professionnel·les est mise en scène selon des modalités qui s’approchent de la forme scolaire (Vincent, 1994) : un ou une professionnelle, parfois deux, interviennent durant 30 à 60 minutes face à une assemblée silencieuse et dont la plupart des membres prennent des notes, les questions étant le plus souvent réservées pour la discussion finale. La réflexion s’opère de façon déductive, à partir d’un concept abstrait qui peut renvoyer à une pathologie, une réforme juridique en cours, un type de dispositifs. Malgré cette abstraction, les présentations ont vocation à s’appliquer à des situations susceptibles d’être rencontrées ultérieurement. La formation dédiée au syndrome de Korsakoff illustre bien ces éléments : ce sont une psychologue clinicienne et une neuropsychologue qui l’assurent, à partir d’une recherche qu’elles mènent alors sur la question. À l’aide d’un vidéoprojecteur, elles s’appuient sur des schémas représentant molécules d’alcool et synapses, sur un état de l’art international et sur un référencement typique de la littérature scientifique. Les intervenantes sont très conscientes qu’elles ne s’adressent pas à des spécialistes et elles opèrent plusieurs efforts d’explication, soucieuses de se faire comprendre sans dénaturer leur travail. Le médecin coordinateur complète ces efforts en restituant les enjeux posés en termes d’accompagnement et de soin par le syndrome de Korsakoff, notamment en évoquant les dispositifs les plus adéquats pour sa prise en charge.
32Le rôle de transmission et de médiation des professionnel·les de santé entre les secteurs social et sanitaire a été fréquemment observé au cours de l’enquête. Il témoigne de la possession de ressources valorisées dans le travail de prise en charge et se trouve au cœur de la formation d’une culture professionnelle commune. Ce constat amène à interroger les implicites des logiques socialisatrices mises en lumière ainsi que leurs effets sur les groupes professionnels investis.
33Au-delà de leur seul cadre de déroulement, les échanges de ressources, pratiques et connaissances professionnelles produisent des effets concrets sur le travail de prise en charge et sur celles et ceux qui le mettent en œuvre. Leur analyse dévoile les structures du travail pluridisciplinaire et plus spécifiquement l’influence des professionnel·les et savoirs relatifs à la santé sur le travail social. Elle amène aussi à distinguer les ressorts de l’adhésion à la pluridisciplinarité selon les groupes professionnels qui l’incarnent.
34Que ce soit dans la manière dont elle a été envisagée au fil des rapports qui ont assuré sa promotion ou dans sa mise en œuvre au quotidien, la pluridisciplinarité se traduit par une attention accrue à la santé des personnes sans domicile et à la manière dont le travail de soin peut s’articuler au travail social. Les rapports d’activité du RSP permettent de préciser ce constat et éclairent la structure des relations professionnelles qui sous-tendent le travail pluridisciplinaire. Au cours des sept formations éclair de l’année 2019, 59 % des 421 personnes présentes étaient des travailleurs et travailleuses sociales, 23 % étaient des professionnel·les de santé — dont 12 % d’infirmières, 6 % de médecins, 3 % de psychologues, 2 % de médiateurs et médiatrices de santé — et 18 % avaient un autre statut. Cette surreprésentation du travail social dans l’assistance tranche avec le profil des intervenant·es : entre janvier 2015 et décembre 2019, 29 formations ont été assurées, par 36 personnes différentes. Parmi elles, près des deux tiers étaient des professionnel·les de santé (21, dont 14 médecins), 11 étaient des agents administratifs et 4 seulement se rattachaient au travail social. Un constat similaire s’observe dans la participation et le recours aux intervisions : de 2017 à 2019, entre 40 et 49 % des personnes qui y ont participé étaient des travailleurs et travailleuses sociales, tandis que soignants et soignantes étaient entre 30 et 34 %. Par ailleurs, entre 71 et 80 % des situations présentées l’ont été à la demande de professionnel·les du travail social, alors que 57 % des cas présentaient un problème d’ordre psychique ou psychiatrique, 38 % une ou plusieurs addictions et 47 % des troubles neurocognitifs. Alors que les motifs de sollicitation du réseau sont essentiellement d’ordre sanitaire, ce sont majoritairement des travailleuses et travailleurs sociaux qui y ont recours, y participent et s’y forment. Elles et ils sont les professionnels captants du travail de coopération (Bergeron et Castel, 2010), intervenant tout au long de la chaîne de prise en charge, tandis que les professionnel·les de santé y interviennent de manière ponctuelle — mais souvent décisive. S’il arrive que la relation s’inverse, c’est souvent dans une logique de délégation des tâches :
« Il nous faut un travailleur social, qui puisse venir, qui puisse être là pour le médecin, et déjà cerner un peu les problèmes. Et voir tout ce qui au niveau social peut être réglé par d’autres, pour nous laisser, nous, vraiment le travail médical, pour nous permettre de gagner du temps. Pour que le médecin puisse vraiment faire son travail » (entretien avec un médecin généraliste, coordinateur du réseau, 66 ans, 35 ans d’ancienneté).
35Dans la perspective de ce médecin, le travail social doit être au service du travail médical. Cette visée se repère également dans des sentences telles que « nous sommes tous ici des acteurs de santé » (médecin, journée des 10 ans du RSP, juin 2015) ou « le social est thérapeutique » (psychiatre, journée consacrée au refus de soin, juin 2018) prononcées par des médecins face à des assemblées majoritairement composées de travailleurs et travailleuses sociales. La prééminence symbolique du sanitaire sur le social est ainsi diffuse et n’est pas remise en question.
- 10 Principalement utilisé par les fonctionnalistes, le terme induit une dévalorisation symbolique nett (...)
36Cette situation est d’autant plus remarquable que les professionnel·les de santé sont très minoritaires dans les dispositifs de prise en charge, comptant pour 3,6 % — dont moins de 0,1 % de médecins — des personnels en équivalent temps-plein (Cabannes et Sigal, 2019), rareté qui induit une très forte concentration des compétences thérapeutiques. L’expertise médicale cristallise ainsi une panoplie de ressources rares, composée de connaissances savantes et de diagnostics cliniques, mais aussi de ressources pratiques et de traitements de différentes natures (médicamenteux, organisationnels, institutionnels). Si elle a vocation à s’appliquer aux situations individuelles, le déroulement des temps de formation et l’influence diffuse qu’exerce cette expertise brouillent le statut de profession consultante de la médecine, ses rapports avec le travail social la rapprochant ici d’une profession de savoir (Freidson, 1984). Cette influence traduit bien l’existence d’une « hiérarchie des expertises instituées » (Freidson, 1970, p. 137, je traduis) au sommet de laquelle se situent les savoirs cliniques, qui contribuent à asseoir la dominance des professionnel·les de santé sur les travailleurs et travailleuses sociales. La prise en charge fait l’objet d’un contrôle intellectuel par les médecins, contrôle qui s’exerce d’autant plus aisément que le travail social est présenté de longue date comme l’archétype d’une « semi-profession »10 — caractérisée par une forte féminisation, un déficit de savoirs théoriques autonomes et une régulation essentiellement exogène (Flexner, 1915 ; Etzioni, 1969).
37Si la détention de savoirs cliniques permet d’occuper une position valorisée dans la division du travail, on peut s’interroger sur les motifs et les effets de leur diffusion. Les logiques socialisatrices étudiées influencent la manière dont les travailleurs et travailleuses sociales perçoivent les personnes sans domicile et conçoivent leurs interventions. Les formations dispensées ne sont pas sans lien avec leurs études, caractérisées par leur hétérogénéité épistémique. Ces professionnel·les sont ainsi disposé·es à mobiliser des schèmes de lecture pluriels ou hybrides, parmi lesquels la psychologie ou la physiologie se démarquent en raison de leur précision (Serre, 2009). La réalisation de stages obligatoires dans des secteurs qui ont connu des processus de médicalisation tels que le handicap ou différentes facettes des problèmes de l’enfance (Morel, 2014 ; Bodin, 2018) renforce l’assimilation et l’adhésion à ces schèmes de lecture. Les contextes de prise en charge de la question SDF sont également propices à leur mobilisation, comme en témoigne la fréquence des usages de catégories médico-psychologiques :
« Je dirais que notre équipe a attrapé l’œil médical, et donc des fois, il n’y a pas besoin… On ne dévoile rien, ils ont déjà… Parfois, c’est eux-mêmes qui disent : “J’ai l’impression qu’il y a un petit souci, tu pourrais voir ?” [rires]. Enfin voilà : je n’ai le temps de rien dire, le diagnostic est déjà fait ! Et puis on est d’accord ! » (entretien avec une infirmière d’un centre de santé associatif, 43 ans, 9 ans d’ancienneté).
« Ça m’a d’ailleurs surprise, quand je suis arrivée, de voir à quel point ils [les travailleurs sociaux] étaient à l’aise avec la maladie mentale. […]. Je trouve qu’ils ont effectivement développé une certaine expertise » (entretien avec une psychologue d’une EMPP, 43 ans, 12 ans d’ancienneté).
38Si ces professionnelles valident les usages des nomenclatures médico-psychologiques de leurs collègues, d’autres situations ont donné à voir des réfutations, des contradictions ou des usages imprécis : ainsi lorsqu’un infirmier incite un éducateur spécialisé à « être prudent » avec sa suspicion de « voyage pathologique » au motif que l’expression renvoie à « quelque chose de précis » (réunion des maraudes, 2 mai 2016), ou lorsqu’une éducatrice s’inquiète du risque de contagion pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob et qu’une assistante sociale hospitalière lui répond par la négative, sauf à « manger le cerveau » du malade (intervision du RSP, 31 janvier 2019). Par ailleurs, ces catégories sont souvent mobilisées en l’absence de professionnel·les de santé, rendant caduque leur validation ou leur réfutation. Ce constat peut être précisé en distinguant les contenus, les contextes d’énonciation et les visées des catégories médico-psychologiques employées. Un premier type d’usages se traduit par l’évocation d’auteurs et d’autrices ou de concepts qui ne font pas nécessairement l’objet d’une explicitation, l’effet rhétorique prenant le pas sur l’enjeu d’analyse. Bien que remarquables, ces usages sont assez rares et n’ont été observés qu’en petit comité ou en situation d’entretien, toujours en s’adressant à moi et parfois en m’invitant à me positionner. Ils sont davantage le fait d’hommes, plus diplômés que leurs collègues ou en voie d’acquisition de diplômes donnant accès à une position d’encadrement.
39Le second type de recours aux catégories médico-psychologiques est nettement plus répandu et s’observe dans le quotidien de la prise en charge. Dans son étude sur le signalement des enfants en danger, Delphine Serre (2009) remarque que les nombreux usages des catégories « psy » par les assistantes sociales diffèrent souvent et s’opposent parfois à ceux des professionnel·les de la santé mentale. Il est alors tentant de qualifier ces usages de profanes, la pensée médicale constituant le savoir expert par excellence et ces deux termes existant dans un rapport d’opposition. Pourtant, dans la continuité de travaux portant sur les rapports au corps, à la maladie et aux soins (Boltanski, 1971), sur les mobilisations de malades ou sur l’influence des réseaux familiaux dans la prise en charge de la maladie (Cresson, 1995), on peut avancer que les professionel·les du travail social ne sont pas à strictement parler des profanes de l’expertise clinique. S’ils et elles restent incapables de soigner, leurs compétences thérapeutiques se situant en deçà du regard clinique, ils et elles sont amenées à faire soigner en suspectant, à tort ou à raison, des affections de différentes natures. Ainsi, « le contenu des normes importe moins que la position de celui qui les énonce » (Serre, 2009, p. 66) : placé·es en première ligne de l’accompagnement, les professionnel·les du travail social côtoient quotidiennement les personnes sans domicile et peuvent les amener à intégrer des filières de prise en charge sanitaire. Sans déplacer les frontières qui distinguent le travail social du travail médical, la socialisation en poste contribue à leur brouillage, facilitant les passages de relais d’un territoire professionnel à un autre (Abbott, 1995a, 1995b).
40Finalement, les usages des catégories médico-psychologiques peuvent être envisagés comme des indices de ce que Jean-François Gaspar (2012) envisage comme des formes de domination « euphémisée » d’une part, ou « assumée » d’autre part, vécues comme secondaires par rapport aux bénéfices que peuvent en tirer travailleurs et travailleuses sociales dans la division du travail. Dans le premier cas, on retrouve des professionnel·les qui considèrent que les différences entre la pratique du travail social et du travail de soin, notamment psychologique, sont limitées, indépendamment des écarts qui existent en termes de recrutement de ces professions, de niveau de diplôme, de salaire, etc. Ce rapprochement valorise leur travail, et ils et elles adhèrent au travail collectif et à l’émulation qu’il est supposé permettre. Le second cas correspond davantage à des professionnel·les qui revendiquent les spécificités du travail social comme celles des différents groupes en présence. S’ils et elles usent des catégories médico-psychologiques, c’est principalement pour signifier la nécessité d’un passage de relais ainsi que leur incapacité, aussi bien que leur refus, de réaliser des tâches qui incombent à d’autres. À l’instar de la travailleuse sociale citée dans l’introduction de cet article, ils et elles valorisent ainsi la complémentarité des différentes approches plutôt que leur superposition.
41Titulaires légitimes des savoirs et compétences cliniques, les professionnel·les de santé sont les principaux agents socialisateurs du secteur. Ce constat mérite toutefois d’être précisé. Marquée par une attention renforcée aux dimensions sanitaires de la question SDF, la pluridisciplinarité n’en repose pas moins sur leur articulation étroite à des mesures administratives et éducatives. La dominance du médical sur le social n’est pas totale et les interactions entre ces deux facettes induisent des échanges réciproques, et non unilatéraux. Le travail pluridisciplinaire, les contextes d’exercice du soin et les rapports aux corps des populations sans domicile sont autant d’éléments qui contribuent à la socialisation en poste des professionnel·les de santé, observable dans l’ajustement de leurs discours, de leurs représentations et de leurs pratiques du soin (Coulomb, 2018). Parmi les enquêté·es, plusieurs médecins et infirmières se sont spécialisées en addictologie ou en psychiatrie après avoir commencé à travailler dans le domaine de l’exclusion. L’ajustement se traduit aussi par un important travail relationnel, d’écoute et d’empathie, emblématique d’une approche « humaniste » du travail du soin, qui prend en considération les spécificités de la personne soignée et de son parcours (Parizot, 2003). Une telle approche s’appuie sur un processus de psychologisation du travail des infirmières et des médecins généralistes, deux groupes professionnels dont la pratique est déjà marquée par une nette inclination relationnelle. Ces ajustements sont emblématiques de la formation d’espaces hybrides, à l’intersection de territoires professionnels dont les frontières se brouillent et au sein desquels des pratiques alternatives au modèle dominant sont susceptibles d’émerger (Abbott, 1995a).
42Ces ajustements dépendent toutefois de dynamiques professionnelles qui varient selon les groupes considérés et dont l’évocation éclaire les modalités d’adhésion au travail pluridisciplinaire. Les médecins rencontrés partagent ainsi plusieurs caractéristiques remarquables. Hormis une psychiatre de 49 ans, toutes et tous sont âgé·es de plus de 60 ans. Cette communauté générationnelle se double d’une quasi-simultanéité de leur engagement dans le soin des pauvres qui justifie qu’on les considère comme une génération de pionniers : ils et elles ont œuvré au développement de l’accès aux soins des personnes sans domicile, voire à la structuration du système de prise en charge aux échelles locales ou nationales. Pour les généralistes n’ayant exercé qu’en ville, que ce soit en libéral ou en tant que salariés, l’investissement dans le soin des pauvres se rapporte à la mise en adéquation de leurs valeurs religieuses et de leurs pratiques professionnelles. Les psychiatres et les médecins ayant entamé leur carrière à l’hôpital soulignent davantage leur adhésion aux principes du service public et d’une égalité des soins pour tous et toutes. Enfin, avant même cet engagement, plus de la moitié ont connu une expérience humanitaire d’une durée allant de quelques mois à plusieurs années. La plupart de ces médecins étaient disposés à travailler dans des contextes où, tout en restant dominants, ils et elles se confrontent à des logiques susceptibles d’infléchir leur autonomie professionnelle (Mariette et Pitti, 2016). L’identification à un rôle pionnier et l’occupation d’une position particulièrement valorisée dans le système de prise en charge sont néanmoins des rétributions symboliques précieuses pour des médecins qui, préalablement inscrits dans la médecine sociale ou la médecine générale, occupaient des positions dominées dans le champ médical (Pinell, 2005 ; Morel, 2016).
43Les entretiens réalisés avec les professionnelles paramédicales (infirmières, infirmières en addictologie, psychologues) témoignent de ressorts différents dans leur adhésion au travail pluridisciplinaire. Celle-ci repose sur deux éléments : le rejet des contextes de travail uniquement sanitaires d’une part, et la reconnaissance accrue dont leur travail fait l’objet dans le secteur de l’exclusion d’autre part. De fait, ces deux dimensions sont très complémentaires. Pour beaucoup, l’investissement dans le « social » intervient après une expérience en contexte hospitalier qui suscite un rejet marqué — sauf parmi les plus jeunes, qui aspirent à développer les aspects les plus techniques du soin. Cette bifurcation permet d’échapper aux hiérarchies professionnelles exacerbées de l’hôpital, et en particulier à la subordination aux médecins :
« Je découvrais qu’il y avait des médecins qui pouvaient être bénévoles… Moi j’avais eu droit au chirurgien caractériel et qui a soif d’argent : j’ai dit wooooooooo [rires], ça existe ! Mais qui es-tu ? Donc voilà, c’est comme ça que j’ai appris qu’il avait des consultations. Et j’ai fait une candidature spontanée » (entretien avec une infirmière en centre de santé associatif, 43 ans, 9 ans d’ancienneté).
« Et là du coup tu ne changerais pas ?
— Ah non ! Ah non non non, c’est trop bien là ! Il n’y a plus l’hôpital, et tout ça… Non, non, et puis j’aime vraiment le boulot que je fais. À la fois avec les usagers, et puis les partenaires » (entretien avec un infirmier au Samu social, 51 ans, 10 ans d’ancienneté).
44Le travail relationnel mis en œuvre par ces professionnel·les se déploie non seulement avec les usagers, mais aussi avec les membres des autres groupes professionnels. Elles et ils assurent ainsi un rôle de liaison et d’intermédiation déterminant entre médecins et professionnel·les du travail social, en interprétant et en traduisant des éléments relevant du langage médical ou, à l’inverse, du langage administratif. Leur capacité à mobiliser ces deux langages, l’absence de supervision systématique de la part des médecins mais aussi les liens affinitaires et professionnels qu’elles et ils entretiennent avec leurs collègues du travail social, du secteur hospitalier et des soins de ville sont autant d’éléments qui contribuent à l’occupation d’une position centrale dans la division du travail, ici encore représentative de la formation d’espaces hybrides entre social et sanitaire. Leur capacité à passer les frontières professionnelles, sectorielles ou institutionnelles qui délimitent la juridiction leur confèrent ainsi une forme d’autonomie peu envisageable dans d’autres contextes de travail où la dominance professionnelle des médecins s’exerce de façon plus directe.
45Dans la continuité de travaux qui se sont focalisés sur les dimensions agonistiques des partages juridictionnels, cet article explore un autre versant moins documenté, à savoir les formes de coopération induites par les contextes de travail pluridisciplinaires. Focalisée sur les contextes du travail de prise en charge des personnes sans domicile, l’analyse a mis en lumière la structure des relations entre professionnel·les du travail social et de la santé, la manière dont ils et elles mettent en œuvre et adhèrent à la pluridisciplinarité, et les effets que celle-ci produit en retour sur leurs pratiques. Les frontières professionnelles, disciplinaires, institutionnelles, sectorielles qui traversent et délimitent la juridiction, sans disparaître, sont en partie brouillées par des échanges constants. En conséquence, les territoires professionnels, plutôt que de s’exclure réciproquement selon les logiques d’un jeu à somme nulle, s’entrecroisent et se superposent, formant des espaces hybrides, propices aux passages de relais dans la division du travail et à la formation de pratiques alternatives aux modèles dominants.
46Le refus d’endosser différents rôles, exprimé par une travailleuse sociale et restitué dans l’introduction de cet article, doit ainsi être envisagé comme un enjeu de définition et de stabilisation de son travail résultant de la superposition des territoires professionnels plus que comme un rejet du travail pluridisciplinaire. Comme nombre de ses collègues, elle revendique une plus grande présence des professionnel·les de santé, que l’on peut envisager en lien avec les considérations médico-psychologiques déjà très présentes et l’influence qu’elles exercent sur la manière d’appréhender les situations des personnes sans domicile. Dans cette optique, cet article contribue également à proposer une analyse des processus de médicalisation et de sanitarisation qui sous-tendent le travail pluridisciplinaire.
47Dans le cas considéré, l’engagement précoce de médecins en faveur de l’accès aux soins des personnes sans domicile a contribué à légitimer l’intervention des professionnel·les de santé dans le secteur. Cet engagement initial s’est traduit par l’encouragement au travail pluridisciplinaire et a abouti à la création de dispositifs dédiés à sa mise en œuvre (partenariats, réseaux, dispositifs médicalisés). Ces derniers contribuent activement à la diffusion des schèmes de lecture médico-psychologiques, qui entretiennent le processus de médicalisation à l’échelle des interactions qui se nouent dans le quotidien de la prise en charge. La pluridisciplinarité n’est pas pour autant un simple leurre permettant de justifier la dominance des médecins sur la juridiction : à la médicalisation des répertoires d’analyse du travail social répondent des logiques de socialisation du travail de soin, celui-ci étant amené à s’ajuster à des contextes où son autonomie n’est pas garantie.