- 1 En 2018, le modèle hauturier (de haute mer, par opposition au domaine côtier) représente 80 % des a (...)
1S’intéresser à la question du genre au travail dans le milieu de la pêche, c’est d’abord constater la césure générationnelle qui s’opère à bord et à l’école de pêche dans l’appréhension des attributs de masculinités, malgré une féminisation quasi-inexistante des équipages. La crise de transmission, le turnover des matelots et l’ouverture des viviers de recrutement à une jeunesse plus mobile font venir des jeunes qui acceptent de moins en moins les conditions difficiles du travail à bord (Daubas-Letourneux, 2012), tandis que l’enlisement, depuis les années 1980, dans une crise économique à répétition provoque pour les générations plus âgées de ce secteur industriel un isolement géographique et identitaire, au même titre que celui repéré chez les agriculteurs (Ramirez-Ferrero, 2005). Les flottilles sont de moins en moins fournies, particulièrement celles de petits navires artisanaux. Le modèle hauturier ne séduit plus, notamment à cause de l’isolement social qu’il produit1. Dans ce contexte, il apparaît fondamental de questionner les mutations qui s’opèrent dans l’appropriation des attributs d’une masculinité rurale — et ouvrière — romanticisée dans la culture populaire (Hiebert et al., 2006). Dans les pays occidentaux, les marins-pêcheurs incarnent toujours une masculinité bourrue voire hostile. Cette dernière est à l’image de la « frontière » sociale et territoriale qu’est le milieu dans lequel ils travaillent. Cette image codifiée s’intègre pleinement dans le récit de l’industrie touristique, qui remplace par ailleurs aujourd’hui l’industrie halieutique dans le développement du littoral breton. Or, au large, le contexte dans lequel s’exprime la masculinité des marins est celui d’une vie entre hommes, loin de la terre et de toutes interactions avec les femmes (Charvet et al., 2016). Le culte de la résistance qui caractérise cette masculinité contribue à l’usure des corps, fragilisés par des conditions de travail particulièrement difficiles et dangereuses. Cette masculinité, qui subit des mutations avec la nouvelle génération embarquée, n’a jamais été étudiée, à l’image du monde de la pêche, qui a très peu fait l’objet d’enquêtes, a fortiori ethnographiques. Il s’agit donc ici d’éclairer la question des masculinités marines, dans la performance des gestes quotidiens du travail mais aussi dans l’organisation de la vie domestique à bord, c’est-à-dire dans l’organisation des tâches ménagères habituellement représentées, selon les critères de la masculinité hégémonique, comme féminines. Il s’agit de montrer la cohérence de pratiques et représentations maritimes avec les caractéristiques traditionnelles d’une masculinité populaire et rurale déjà bien étudiée sur différents terrains analogues (Campbell et al., 2006 ; Jamoulle, 2008 ; Rivoal, 2018). Mais il s’agit surtout, à partir de l’ethnographie, de déplier les incarnations de ces attributs pour en analyser le sens et la complexité une fois en mer. Notre proposition est de montrer la rupture générationnelle qui s’opère à bord et affecte le modèle masculin du travail à la pêche.
- 2 La figure du marin viril transcende les catégories politiques et n’est pas seulement l’apanage de l (...)
- 3 Plus de 70 entretiens ont été effectués pendant la thèse.
2L’article repose sur une ethnographie embarquée de plus de quatre ans et demi, réalisée entre 2014 et 2019 dans le cadre de ma thèse. Les observations participantes ont été effectuées à bord de navires de pêche bretons de tous types et toutes tailles, du côtier en polyactivité de quelques mètres de long au chalutier hauturier de 24 mètres qui part quinze jours au large. Ce sont surtout des exemples tirés « du large » qui sont convoqués dans le texte. C’est à leur bord que s’expriment le plus les enjeux qui nous intéressent, mettant en valeur un lien entre masculinité et productivisme. Ces navires partent en mer jusqu’à deux semaines, ce qui rend plus difficile pour les marins de fonder un foyer et de maintenir une vie sociale en dehors des équipages. Les matelots y font davantage un travail d’usine, et l’isolement qu’ils subissent contribue à l’expression d’une virilité autrement extravertie2. Les exemples sont directement ethnographiques ou proviennent d’entretiens enregistrés avec de jeunes matelots3. L’enquête prend aussi appui sur l’analyse des échanges entre marins dans des groupes privés Facebook rassemblant des marins au-delà des frontières régionales et nationales. Cet espace virtuel est considéré, dans la continuité du terrain en mer, comme un élément fondamental de partage d’expériences, de représentations et de revendications. La raison de cette ouverture de l’enquête au périmètre international tient à la nature du terrain lui-même, et à l’absence de frontières qui caractérise les partages et les expériences du large. Le terrain des marins-pêcheurs est international, et les matelots du large constituent une certaine forme de classe de travailleurs de la mer trans-nationale, particulièrement à l’heure d’un capitalisme industriel mondialisé (Breen et Rottman, 1994 ; Falk, 1995). Il y a là une des singularités pointées par l’ethnographie : cette classe que nous qualifions de « no lands men », travailleurs du secteur primaire en première ligne d’une industrie halieutique occidentale, est à la fois éclatée aux quatre coins de l’océan et isolée dans des « boîtes » déconnectées du monde social.
3Nous analyserons l’hétéronormativité des masculinités du travail halieutique en trois temps. Tout d’abord, la revendication d’un « savoir-faire », qui est « savoir-tout-faire », intègre par là-même des savoir-faire traditionnellement associés à la féminité. Il ne s’agit pas ici de l’émergence de nouveaux caractères, plus féminins, dans les définitions des masculinités à bord. Il n’y a pas, à bord, d’accompagnement d’une transformation croissante des masculinités contemporaines soucieuses, par l’hybridation et l’appropriation de sensibilités ou la mise en valeur de vulnérabilités, de reproduire l’affirmation patriarcale face aux luttes politiques subalternes et féministes (Savran, 1998). À travers ce « savoir-tout-faire », on observe plutôt en mer l’affirmation d’un modèle perçu comme ancestral ou constitutif de l’activité professionnelle elle-même. Nous verrons dans un premier temps que cette articulation, appropriation ou négociation (Demetriou, 2001), loin de féminiser l’identité du marin, produit les arguments ultimes d’un idéal d’indépendance masculine (Fuller, 2015). C’est ce que nous continuerons d’analyser dans un second temps : une certaine forme de virilité défensive s’incarne à travers la performance et la maîtrise de gestes professionnels dans le contexte dangereux du large, et de la crise — entre autres identitaire — du secteur. La robustesse virile, la force physique intrépide et l’humour sexualisé participent d’une quête classique de prestige au sein de la communauté, mais permettent aussi l’expression d’arts de résistance (Scott, 1990) à des conditions de travail et d’emploi difficiles. En troisième partie d’article, nous verrons que le travail du marin-pêcheur, souvent présenté comme un « mode de vie », intègre avec violence l’isolement des corps masculins au large, dans un monde sans femmes. Nous nous intéresserons aux manières qu’ont les travailleurs d’intérioriser ou de rejeter cet aspect unique dans le paysage de l’emploi contemporain. Ce cheminement en trois parties à bord des navires de pêche nous permettra de montrer comment la jeune génération, plus réticente vis-à-vis des représentations sexistes, est aussi celle qui refuse le plus fréquemment la difficulté des conditions de travail. La culture professionnelle est bousculée, et avec elle la définition masculine du métier de marin-pêcheur.
- 4 La Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) indique 48 femmes « navigantes » en (...)
4La féminisation de la profession reste très limitée4. Dans ce contexte maritime, les marins s’approprient des domaines réservés aux femmes d’une manière singulière par rapport aux autres mondes professionnels peu féminisés. Les marins justifient leur intervention dans ces domaines en invoquant l’indépendance comme une nécessité, légitimation qui définit plus radicalement qu’ailleurs la performance comme critère hétéronormatif.
- 5 Navires de petite taille privilégiant la traque du poisson à la ligne.
- 6 « Fabienne sur le pont depuis douze ans », Le Télégramme, 29 juin 2015, https://www.letelegramme.fr (...)
5L’histoire des travailleurs de la mer a exclu depuis longtemps les femmes de ses pages, car les navires leur étaient tout simplement interdits. Le combat de Sonia de Borodesky pour supprimer la clause de l’ordonnance de 1668 instituée par Colbert, excluant les femmes à bord du fait de leur absence des listes d’inscription militaire, ne fait jurisprudence qu’en 1963. L’application de cette jurisprudence, dans les pratiques comme dans les mentalités, reste problématique pour les professionnels jusqu’à aujourd’hui. Dans les lycées maritimes, les élèves restent quasiment exclusivement des garçons. La médiatisation de quelques figures de pêcheuses, embarquées sur des ligneurs5 notamment, permet de transformer lentement les mentalités sur les « principes de séparation et de hiérarchie » qui régissent la division sexuelle du travail (Kergoat, 2000). On trouve ainsi régulièrement des portraits de travailleuses dans la presse, à la télévision ou dans des campagnes de communication régionale. Mais les stéréotypes restent solides : Fabienne Postic, qui embarque avec son mari depuis le port de Saint Guénolé, répond ainsi à une journaliste du Télégramme en 20156 :
« Il y a certains jours où, il faut l’avouer, ce n’est pas facile. Serge, lui, ça ne lui fait rien. Moi, parfois, ça me remue un peu. Je reste une femme ! Mais je prends sur moi. Et Serge reste toujours très attentif ».
- 7 « “Vous attendez votre mari ?” Je suis une femme marin pêcheur, une bête curieuse », L’Obs, 31 octo (...)
6La virilité, le courage et la force physique restent considérés comme des attributs masculins, par opposition à une fragilité féminine. Scarlette Le Corre, marin-pêcheuse du pays bigouden, répond de son côté à un journaliste de l’Obs7 :
« La force physique est notre seule limite. Les femmes veulent l’égalité, et c’est tant mieux, mais il y a des domaines dans lesquels nous ne pourrons jamais être au même niveau. J’ai toujours su que je n’aurais jamais leur force physique alors je me suis spécialisée en mécanique. Ainsi, je n’ai pas de souci pour remonter mes filets de pêche car j’ai tout motorisé. Il y a peu, une jeune fille est venue me voir pour me dire qu’elle voulait elle aussi être marin. Elle est partie sur un chalutier pendant quelques temps mais n’a pas pu suivre la cadence. Il faut savoir accepter ses différences ».
7Ce type de discours essentialiste et fortement intériorisé des différences physiques par ces pêcheuses médiatisées est un point de vue largement partagé, qui revient régulièrement sur le terrain ethnographique, dans les commentaires sur la pénurie de main-d’œuvre notamment.
8Dans les faits, si la petite pêche est plus féminisée que le large, les femmes y sont souvent présentées comme des aides de leur mari patron, à la suite d’une tradition qui réservait aux femmes à terre le travail de ramendage des filets, de vente et de tenue des comptes (Geistdoerfer, 1996). On retrouve ainsi à bord des profils de professionnelles qualifiées de « femme de » pêcheur, avec un rôle plus important lors de la vente que lors de la pêche. Il n’y a rien de spécifique au domaine maritime dans cette naturalisation des différences de genre : Stéphanie Gallioz (2006) a montré à quel point le travail des femmes est invisibilisé et minoré quand il est naturalisé et associé à un « coup de main ». Cette catégorisation trouve une source officielle dans le cadre des entreprises familiales sous le statut « d’aides familiaux » (Giraud et Renard, 2020), où les tâches jugées « improductives » des femmes sont définies comme des compléments des gestes plus directement « productifs » de leurs maris. À l’argument traditionnel du différentiel de force physique, s’ajoute également le stéréotype de la femme qui provoquerait la discorde au sein de l’équipage, forme de malchance superstitieuse, car elle se placerait entre le travailleur homme et l’objectif de rendement d’un travail qui ne s’arrête jamais une fois en mer. Un patron du large me confie n’avoir jamais considéré sérieusement les quelques candidatures de femmes qu’il a reçues durant ses vingt ans de carrière. Pour lui, « les gars ne pourraient plus travailler, ils ne penseraient qu’à ça ».
9De même, tous les signes associés à la féminité doivent être gommés :
« Ah, c’est sûr, il ne faut pas être une princesse pour aller là-dessus. Le gel sur les cheveux et tout, tu oublies » (Maxime, matelot de 23 ans, chalut hauturier, équipage de cinq marins).
10Il est impossible d’« être une princesse », non seulement parce que le soin de soi est impossible — pourquoi s’obstiner à mettre du gel quand le crâne est en permanence mouillé et sali ? —, mais aussi parce que l’équipage perçoit toute forme de soin donnée à l’apparence comme un luxe féminin. L’uniforme fonctionnel du bas de ciré, des bottes et de la veste cirée renforce le caractère identifié du marin comme classe professionnelle et comme identité sexuée (Barbier et al., 2015), sans « prétention féminine ou bourgeoise » (Bourdieu, 1979). Derrière le paravent de nécessité faisant loi, on assisterait moins à une féminisation des pratiques qu’à une remasculinisation des tâches « ménagères ».
- 8 C’est-à-dire les couchettes.
11Madeleine Guilbert (1966) a montré comment la division des tâches du travail industriel reprenait les représentations à l’origine du partage des tâches domestiques. En mer, l’espace du travail et l’espace de la vie se recoupent. L’espace domestique, quand il existe à terre pour les marins en couple et avec des enfants, reste en mer une abstraction. Leur espace domestique concret se réduit aux banettes8, à la cuisine et aux espaces de toilette du navire. Du fait de l’absence des femmes à bord, non seulement le marin doit s’occuper des besognes relevant plus du soin que de la force physique, mais le lien entre sa vie professionnelle et sa vie privée est totalement poreux. Ces décalages ou écarts par rapport à l’étalonnage des « comportements, attitudes et conduite par rapport à une grille virilité/féminité » (Dejours, 1996) ne mettent cependant pas la masculinité maritime classique totalement à part des attributs de la masculinité hégémonique. Il ne s’agit pas seulement de performer une masculinité laborieuse reposant sur des notions de force physique — « plus attentifs à la force qu’à la forme du corps » (Bourdieu, 1979 ; voir aussi Mauger et Fossé-Poliak, 1983) — et de courage face au danger, voire de témérité. Le métier multi-tâches du marin s’inscrit dans une masculinité qui met au centre le contrôle de soi et une position de maîtrise totale. C’est la polyvalence mimétique qui est valorisée par les marins en dépit de toute convention, comme elle l’était déjà du temps de la Grèce antique :
« “Confronté avec la mer avec un espace où un seul instant voit souffler des brises contraires des points opposés du ciel”, le pilote ne peut le dominer qu’en faisant preuve lui-même d’une semblable polymorphie et d’une polyvalence égale » (Detienne et Vernant, 1974).
12Les mots de ce patron-pêcheur prononcés à bord d’un chalutier hauturier impliquent une réévaluation d’un certain nombre de savoir-faire qui se rapportent aux tâches et activités féminines, une appropriation de domaines réservés des femmes pour « survivre » :
« La liberté, c’est de savoir tout faire aussi. Quand tu es marin, de toute façon, il faut savoir tout faire. Tu ne dépends de personne. Tu ne dépends pas de ta femme ou autre ».
- 9 Les expressions « c’est la guerre » ou « il faut être un guerrier pour naviguer là-dessus » sont ré (...)
13La force reste valorisée, comme à l’armée, un autre monde professionnel où la féminisation est problématique (Prévot, 2010). Cependant, la virilité guerrière qui peut s’exprimer par la force à bord des navires9 est celle d’un combat contre les éléments, qui n’entre pas dans la définition de la force admise par l’armée en tant qu’« école de la masculinité » (Frevert, 2000), une force mise au service d’une cause qui dépasserait le « but personnel » pour une cause nationale. En mer, l’expérience virile recoupe, dans les paroles recueillies sur le terrain, un besoin marqué d’« aventure » associé à celui de « liberté ». Tout comme chez les dockers, chez qui la virilité s’incarne par une manifestation, dans l’excès, d’un corps répondant aux attributs que le sens commun lui confère, la virilité ouvrière dépend d’une culture virile, mais déborde parfois pour devenir nature virile, liée aux hiérarchies de classe, jusqu’à devenir outil de domination du « regard de l’autre » (Pigenet, 2002). Valeurs de corps et valeurs d’esprit s’associent dans les manifestations d’indépendance ou de liberté chez les marins-pêcheurs, notamment vis-à-vis des incarnations du pouvoir. En pêche, il n’y a pas de parcours vers un « devenir adulte qui est un devenir homme » (Prévot, 2010 ; Sohn, 2009) comme il peut y en avoir dans le cadre du service ou de la formation militaire. À l’opposé, les marins revendiquent un décalage de leur destin avec celui de ceux qui entrent dans un moule — l’école, les formations qui ne sont pas « sur le tas » — ou qui incarnent l’autorité. En témoignent de multiples réflexions sur le pont au passage des patrouilles de frégates, et les symboles arborés en décoration ou tatouages, les drapeaux pirates en étant l’élément le plus évident.
- 10 Maître d’équipage traditionnel de la navigation à la voile, intermédiaire entre les officiers et l’ (...)
- 11 Clifton Evers a quant à lui repéré les valeurs infusant la masculinité des surfeurs de classe popul (...)
- 12 Huit mètres, pêcheur habituellement seul à bord.
14À bord, l’esthétisme des objets est refusé au profit d’un fonctionnalisme — un « usage réaliste ou fonctionnaliste » (Bourdieu, 1979). Michel Pigenet a rappelé l’inscription dans la société des qualités de « virilité, robustesse et simplicité [...] », c’est-à-dire d’un certain « imaginaire associé aux travailleurs des ports », à travers l’exemple d’une campagne de publicité pour des jeans reprenant le mot « dockers ». Pour les travailleurs de la mer, dockers et marins, la robustesse du matériel, particulièrement des appareils technologiques, censés résister aux éléments tout comme eux, est ainsi mise en avant comme une qualité primordiale, de même que l’indépendance, à travers l’agacement exprimé au sujet des téléphones portables qui obligent à être en permanence joignable quand l’expérience individuelle et aventureuse de la mer se construit sur le principe de la découverte de territoires secrets, reculés, et dans un refus de la connexion au monde, et donc par l’auto-suffisance. Le fait de « contrôler » plus que « d’être contrôlé » est une caractéristique mise en avant par Glen Fuller (2015) sur le terrain des garages personnels, à travers le « know how », c’est-à-dire l’identification débrouillarde des problèmes à régler sur la machine et d’expérimentation de solutions, mains dans le cambouis. Sur les bateaux de pêche, c’est le bosco10 qui incarne ce contrôle et détient le rôle connoté le plus positivement car « il doit savoir tout faire », à l’opposé du stéréotype du jeune matelot ou patron sortant d’école et « qui ne sait rien faire »11. Alors que nous préparons la boëte à bord d’un caseyeur du sud du Finistère en route-pêche12, Jean-Paul, petit pêcheur de 50 ans, raconte qu’il a accueilli plusieurs stagiaires qui ne veulent pas manipuler le poisson, rebutés notamment par les odeurs. Il me fait également part de sa frustration devant ceux qui lui semblent trop sensibles à la fatigue ou aux blessures ou, pire, qui délibérément ne veulent pas apprendre à « tout faire » :
- 13 Dans le cadre du système de salaire à la part, le patron reçoit généralement deux parts quand le ma (...)
« J’en ai eu un en stage, il ne voulait pas toucher le poisson. Et un autre qui s’est foutu une arête dans la main, il est parti en arrêt au bout de deux jours de mer. “Non mais moi je veux être patron”, qu’il m’avait dit… Il ne voulait pas être marin. Il voulait foutre son cul sur le fauteuil et gagner deux parts13. C’est pas comme ça que ça se passe. En mer tu dois pouvoir tout faire ».
15Ce « savoir-tout-faire » de marin inclut des tâches qui peuvent être inscrites à terre dans l’espace domestique, considéré comme l’espace des femmes. C’est là une des clés de la masculinité maritime, qui certes valorise les démonstrations de force comme n’importe quelle culture professionnelle ouvrière masculine, ce qui en fait un « métier masculin » participant d’ailleurs à la création d’un « allant de soi de l’hégémonie masculine » (Le Feuvre et Guillaume, 2007), mais implique aussi de savoir coudre, soigner, laver son linge et son espace de vie, cuisiner, et ainsi ressembler aux « athlètes du quotidien » (Pezé, 2003) que représentent les femmes dans la société.
16La masculinisation de ces savoir-faire ne veut pas dire que les frontières de genre sont troublées ou que la domination masculine se recompose, bien au contraire (Le Feuvre, 2001). En nourrissant l’idéal du « savoir-tout-faire », la masculinité marine fournit un modèle de virilité singulier : on observe alors dans certains discours de marins l’expression d’une forme de « domination » masculine débarrassée d’une relation de partage de tâches, et donc d’interdépendance. « On n’a pas besoin des femmes », répètent certains marins, a fortiori ceux que l’activité de pêche a empêché de rencontrer une compagne et de fonder une famille. Mais même chez ceux qui ont fondé un foyer, on dénote cette intention de « tout contrôler » qui s’exprime par la revendication de certaines tâches ménagères précises à terre.
« Moi j’aime bien cuisiner ; même à terre c’est moi qui cuisine, pas ma femme ! C’est bizarre hein ? », me dit Patrick, 41 ans, patron d’un hauturier. « Beaucoup, chez eux, c’est comme ça ! Sauf ceux qui vivent chez leur mère ! [Rires] ».
- 14 Environ vingt mètres, quatre matelots et un patron-pêcheur.
17Le fait de savoir cuisiner est particulièrement valorisé, car le repas est l’un des moments privilégiés des journées entièrement dévolues au travail en mer. Il représente un rare instant de relâchement et de plaisir. Un bon cuisinier est un élément fondamental dans l’équipage et son tour de cuistot est attendu avec impatience par le reste du groupe. C’est aussi un caractère de singularité. Certains matelots mettent en avant leur « spécialité » ou celle des autres. De navire en navire, la réputation circule et le recrutement d’un matelot cordon bleu est synonyme d’enthousiasme, ou de concurrence. À bord d’un des navires de l’enquête, on rivalise ainsi de virtuosité dans la constitution des menus : un marin propose de se lancer dans un bourguignon de lotte, un autre propose des langoustines au Ricard. Finalement, le patron tempère la compétition en réclamant « de la bidoche » et la discussion retombe, chacun se léchant les doigts couverts d’osso buco. Ces savoir-faire traditionnellement réservés aux femmes dans l’espace domestique terrien restent colorés par des valeurs viriles populaires, privilégiant le gras et la quantité (Bourdieu, 1979). Les plats doivent sembler riches en apports nutritionnels et sont toujours servis dans de larges assiettes remplies à ras-bord. Dans les recettes, la viande l’emporte de loin sur tous les autres aliments, à force de rappels : « il faut pas nous en promettre ». « On mange bien » est une assertion concernant la qualité et la quantité. On mange des plats « pour homme », qui sont un plaisir, mais avant tout une nécessité. Sur plusieurs navires, les marins mangent d’ailleurs une entrée et un plat bien garnis, mais ne mangent pas de dessert, lui préférant l’énergisant café, bu tout au long de la journée et de la nuit. À bord d’un chalutier du large14, un marin s’amuse de me voir grignoter des biscuits dans ma banette entre les traits. Il imite alors un accent enfantin pour me surnommer « petit lichou ». Sur le même bateau, un matelot insiste toute la deuxième semaine de la marée, dans de multiples effets d’annonce, pour avoir le dernier tour de cuistot. Il souhaite faire profiter ses camarades de ses dons de pâtissier et confectionne un cake aux pommes rudimentaire. C’est alors le seul moment durant lequel les marins assumeront ensemble un palais sucré. Sans avoir pris le temps de s’asseoir en cuisine, ils avalent sur le pont et d’une seule bouchée leur part de gâteau, profitant avec retenue d’un peu de sucres rapides, historiquement associés au goût irraisonné et enfantin qu’auraient les femmes en alimentation (Quellier, 2010). Le rôle du cuistot est fondamental dans un équipage, et le savoir-faire cuisinier en sort valorisé, alors qu’il est, à terre et dans les mains des femmes, beaucoup plus invisible.
18Ces activités a priori féminines constitutives de ce « savoir-tout-faire » peuvent par ailleurs être virilisées dans les discours. Il en est ainsi de la couture, compétence nécessaire en mer : il faut parfois raccommoder un bas de ciré, un vêtement, un tissu. À bord d’un chalutier, un matelot passait le temps en reprisant ses chaussettes dans une banette. Conscient de la menace pour sa virilité que pouvait constituer le fait d’être ainsi surpris par mon regard extérieur au monde maritime, le marin avait eu recours à un exemple extrême de robustesse virile : il faut savoir coudre, m’expliquait-il, car il faut pouvoir se recoudre en l’absence de médecin au large. Le geste féminin de la couture devenait alors un entraînement à l’acte toujours latent de l’héroïsme viril jouant sa survie. Enfin, d’autres fois à bord, les marins nuanceront la connotation féminine de cette activité en l’associant à la noblesse du ramendage, l’art du raccommodage de filet, technique très valorisée dans les recrutements du monde de la pêche.
19La hiérarchie qui s’exprime à bord, que ce soit par une « gueulante » du patron sur le pont ou par la dynamique même du « branle-bas », dont la sonnerie stridente retentit dès qu’il faut se remettre au travail, inscrit dans le rythme du corps la rencontre de l’individu et du groupe (Guillerm, 2001). L’obéissance ritualisée, la hiérarchie dans les attitudes, apparaissent aux marins eux-mêmes comme des manières de dépasser le stress chronique, la souffrance liée à l’éloignement et à la séparation, et le « syndrome de l’attente de l’alarme » (Jegaden, 2010), une attention constante aux risques. Se rassurer en se sachant capable de se recoudre, c’est se convaincre que l’on est maître de soi et que notre « savoir-tout-faire » est une garantie pour l’équipage, qu’une poussière dans la mécanique peut mener au drame.
20Les marins associent virilité et indépendance vis-à-vis des dispositifs d’aide sociale, de la solidarité familiale et de l’aide d’une conjointe. Loin, seul, le marin embarque sur un navire qui dépendrait de son « savoir-tout-faire ». Chercher de l’aide n’est pas simplement considéré comme une caractéristique féminine (Courtenay, 2006 ; Evans et al., 2011), mais comme une impossibilité venant du milieu lui-même. Si cette caractéristique est présente sur les navires hauturiers comme sur les navires de pêche côtière, elle a tendance à être moins radicale sur ces derniers. En rentrant chez lui tous les jours, le pêcheur côtier n’est pas soumis de la même manière à l’isolement, ni au besoin de prendre en charge l’ensemble des tâches du quotidien, qui ont alors tendance à être réparties selon une division sexualisée quand le marin dispose d’une vie de famille. Cependant, l’alternance de l’expérience du pont et de la vie à terre n’abolit pas le stress lié au « risque de ne pas rentrer », réaffirmé régulièrement par des événements tragiques. Dès lors, le marin doit pouvoir réparer et se réparer pour être capable de survivre à l’environnement hostile qu’il arpente chaque jour. Enfin, à bord d’un navire de pêche côtier comme hauturier, le respect des hiérarchies et des rituels fait partie d’une construction défensive de la virilité, mais l’importance des petites résistances incarnées sur le pont, et un certain goût du risque ou de l’aventure, peut aussi perturber cet ordre.
21La force physique du marin est également manifeste dans ses paroles ou ses prises de positions publiques, avec le stéréotype d’un certain tempérament bagarreur. Il suffit de se reporter aux apparitions médiatiques des pêcheurs bretons, depuis la destruction du pavillon à marée de Rungis en 199415 jusqu’à la « guerre de la coquille » de 201816, pour se rendre compte de l’image sociale qui leur est associée.
22Dans la promiscuité et l’intimité que provoque le fait de vivre entre hommes, s’imposent certaines performativités pour garder la face d’une identité hétérosexuelle, qui a tout à voir avec l’« aptitude au combat et à l’exercice de la violence » que recoupe la virilité (Bourdieu, 1998). Plus encore qu’une « virilité » ressource qui comblerait un déficit de capital culturel, social ou économique, il faudrait sans doute considérer aussi ces performances comme les expressions d’une « masculinité de protestation » (Connell, 1995), au-delà de la simple expression de valeurs qui participent par ailleurs à leur stigmatisation en tant que classe populaire, traduite par une « dévaluation » dont le sexisme de « gros bras » serait l’apanage (Pigenet, 2002).
23Dans cette section, nous allons interroger la performance technique et mesurer la culture du risque, en tant qu’expression de masculinité. D’abord, la résistance à l’usure est valorisée à bord, avec des contre-modèles féminins classiques. Ensuite, cette valorisation s’affirme dans le cadre du partage de prouesses techniques, et de concours entre marins, laissant apparaître en filigrane une réflexion sur les conditions de travail.
24« Comment se fait-il que la communauté la plus durement touchée par les accidents du travail s’oppose à des mesures destinées précisément à la protéger ? », demande Christophe Dejours (2010, p. 17), en faisant référence à la réticence des ouvriers vis-à-vis des mesures de prévention, malgré un danger omniprésent. Plusieurs travaux de recherche ont déconstruit la dénégation du risque en contexte ouvrier, depuis le constat du paradoxe entre grande connaissance et infirmation du danger chez les ouvriers de la chimie (Duclos, 1987), ou les stratégies de rationalisation « professionnelles » des bûcherons (Schepens, 2007), jusqu’à l’analyse du « confort moral » des ouvriers du nucléaire (Zonabend, 1989 ; Fournier, 2001).
- 17 Gísli Pálsson et Paul Durrenberger (1990) notent que les ethnographes ont tendance à être impressio (...)
25La vie à bord implique un rapport singulier non seulement au monde mais à soi et aux autres, de par l’intimité impliquée par le travail en mer, toujours dans de petits espaces de travail et de vie au milieu d’une immensité. On désamorce le risque de perdre la face en affirmant l’hostilité du milieu. On affirme aussi les contre-modèles de la femme, de l’homosexuel, de l’enfant, de l’intellectuel. Le caractère ethnographique de l’enquête facilite d’ailleurs l’entrée sur le terrain, synonyme d’une « street credibility » valorisée à bord17. À l’instar de Jennifer Hunt (1984) qui, afin d’ethnographier la police new yorkaise, décida de viriliser son apparence pour correspondre au « vrai flic », j’ai dû me constituer une masculinité de terrain le plus possible en accord avec l’ethos d’un « vrai marin ». Cela passe par la mise en scène d’une résistance à l’hostilité du milieu, voire d’un attrait pour le risque, d’une indifférence vis-à-vis des odeurs, des rythmes et du travail physique, de l’humidité. Parfois, certains attributs impliquent la physiologie autant que la sociologie : la chance de ne pas être sensible au mal de mer est justifiée dans des discussions informelles par l’habitude de la navigation. Le récit de blessures ou la présentation des cicatrices provoque à bord ou en ligne des réactions enthousiastes, qui valorisent l’activité de terrain, en opposition au lieu commun des corps engourdis de l’employé de bureau. « Sexy ! », s’exclame un marin devant un collègue dont les ongles ont été arrachés. Ailleurs, un marin partage sur un groupe Facebook une image de sa main blessée, assortie d’un commentaire destiné au terrien de bureau :
« Oh tu restes assis toute la journée devant un ordinateur et ça te fait mal aux mains. Je suis désolé. Viens dehors décoquiller quelques jours et je suis sûr que tu auras moins mal ».
26L’invitation à « monter à bord » pour observer une certaine forme de réalité virile — brutale, dangereuse, blessante — est une formule générique régulièrement répétée.
27Ce lieu commun apparaît sur les groupes privés Facebook de marins-pêcheurs, où sont partagées des images associant une méconnaissance du « terrain » à des figures féminines, comme ici dans deux groupes privés différents, l’un américain, l’autre français (figures 1 et 2).
Figure 1. Virilité virale : un mème sur l’écart entre le travail de terrain et celui de bureau
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
Figure 2. Virilité virale : un mème sur l’écart salarial entre hommes et femmes
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
28Dans la première image, le modèle de l’expert déconnecté du terrain est incarné par une femme. La vision de décideurs bureaucrates s’oppose à celle d’un « travail physique masculin » caractéristique du « vrai travail » (Hunt, 1984). Dans le deuxième exemple, l’image impressionnante d’un homme en train de marcher sur des casiers à bord d’un navire de pêche qui tangue est associée à une légende sexiste naturalisant une différence dans l’endurance des éléments.
29Les échanges valorisent le courage et présentent le confort comme un artifice. Michel Pigenet (2002) a ainsi noté de nombreux témoignages associant l’idée d’une déchéance à celle de la protection, qui gênerait plus qu’autre chose le travailleur des quais dans son activité. Le monde des dockers étudié par l’historien est par ailleurs fortement syndiqué. Cette résistance virile apparaît comme contradictoire avec la lutte contre des rendements qui cassent les corps. Dans la pêche, le lien syndical est en revanche très peu organisé, et la défense des intérêts « du métier » est souvent celle des intérêts des patrons et des armements. À bord des chalutiers, les anciens n’utilisent presque jamais le système de poulie et de cordes pour répartir le poids des caisses de cinquante kilos de poissons qui sont envoyées du pont vers la chambre froide après chaque tri : « ça va plus vite, on n’est pas des chochottes ».
30La nouvelle génération développe un nouvel ethos plus soucieux de la sécurité : port du casque et du vêtement à flottabilité intégrée (VFI), utilisation de poulies pour répartir le poids. Les jeunes matelots prennent le temps de faire les bons gestes. La composante du genre reste fondamentale dans l’appréciation des capacités professionnelles, mais la masculinité viriliste du marin-pêcheur est sujette à une modification de codes de représentation, entraînant des moments de rupture entre les hommes de la nouvelle génération et les marins plus âgés. Il y a chez les jeunes une autre mise en scène de la masculinité, un souci de soi différent. Martin, jeune homme en formation CIP (certificat d’initiation à la pêche) au lycée du Guilvinec, explique bien cette tension entre permanence et changement :
« Un peu… rustre, tu vois ? Il y en a toujours qui ont envie de se donner cet état d’esprit, “ouais on est des gros durs”, machin, je trouve pas ça intéressant. Mais il y en a de moins en moins dans la nouvelle génération. Les gars ne sont pas encore marins, parfois, qu’ils veulent se donner un genre “gros dur”. C’est à cause des gars comme ça que le métier a une image de merde. Tu es marin, tu n’es pas obligé d’avoir des gros doigts, de parler comme ça, de fumer, et [on rit tous les deux] tu vois, d’être un gros loubard. [...] Dans l’ensemble ça change, quand même ».
31D’autre part, si le danger est partout et constamment à l’esprit des marins sur les ponts des bateaux, il incarne également l’esprit d’aventure au cœur de la vocation maritime. « Les marins-pêcheurs sont des chercheurs de risque », résume en entretien une médecin addictologue. La prévention du danger est compliquée à bord, parce que le danger incarne une routine à laquelle non seulement on s’habitue mais pour laquelle on développe aussi une certaine addiction.
- 18 Jointure par tressage ou entrelacement de câbles.
32Pour perturber la cadence fatigante et bien huilée des traits de pêche, des tris et des étripages, la performance, la vitesse d’exécution, le record sont autant de spéculations sur le risque omniprésent. Ainsi, des concours d’efficacité sont performés à bord de tous les bateaux. Parfois il s’agit de faire la course avec soi-même, à l’image de quelques marins rencontrés qui m’expliquaient compter dans leur tête le nombre de poissons étripés, le nombre de casiers déplacés durant le shift, sur un mode sportif. Parfois il s’agissait de compétitions plus sociales, à l’image des partages sur Facebook de vidéos dans lesquelles sont mises en scène des performances techniques diverses. Anthony, matelot de 21 ans, se plaint de ne pas pouvoir faire une épissure18 à bord des navires sur lesquels il a embarqué, parce que les marins se précipitent dessus dès que se présente l’occasion de pratiquer une technique — et de « montrer qui c’est le bonhomme » :
« Faire des épissures, depuis la formation je n’en ai pas refait. Direct, dès qu’il y en a une à faire, c’est “ah non, je vais faire”, et puis... pour montrer qui c’est le bonhomme ! Alors ça, ça me fait marrer. Qu’est-ce qu’on s’en fout de savoir si t’es costaud ou pas ? Moi je dis pas, entre eux ils s’amusent à essayer de faire le concours de vitesse, mais moi derrière je suis là : “est-ce que je peux en faire une au moins ?” ».
33Le jeune homme m’explique que les matelots peuvent passer leur temps à se plaindre « de leur dos, de leurs genoux, etc. », mais que « tous leurs problèmes de santé s’effacent quand ils voient une épissure », comme si la performance permettait de racheter la « livre de chair » payée au travail (Castel, 2001), sous d’autres formes que celle du soin. Ainsi, les concours d’efficacité permettent de contourner la souffrance en la mettant au service d’une quête de prestige.
34Être considéré comme « un bon », inspirer le respect de sa communauté par le dépassement de soi est gratifiant. De là s’ouvrent des débats entre ceux qui félicitent le marin (voir la figure 3), qui voient certains gestes comme « un art » (« a fine art », voir la figure 4), et ceux qui perçoivent la qualité du geste au regard de son efficacité (« Ce gars était rapide dans ses actions, mais c’est une manière incroyablement lente de le faire. Tu serais niqué après avoir coupé quelques tonnes de cette manière » ; voir la figure 4).
Figure 3. Reconnaissance des pairs sur les réseaux sociaux
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
Figure 4. Partage international de prouesses
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
35Dans les images suivantes, certains marins louent la rapidité et la technique du jeune matelot qui partage sa performance dans le cadre du « shark challenge » (figure 5), un échange de vidéos de découpe rapide de requins sur les groupes privés de Facebook. « Tu laisses au moins un kilo de viande sur la tête », s’indigne un matelot en commentaire, quand un autre exprime cette différence sur le plan générationnel : « que les temps changent ; quand je pêchais le requin on était payé au kilo, pas en fonction de la rapidité avec laquelle on les étripait ». D’autres défendent le jeune matelot en lui adressant des messages impressionnés, ou en expliquant que « quand on a un pont rempli de requins, quelle perte de temps de devoir tous les faire, et tout ce que tu y perds c’est un peu de ventre abdominal ». Un autre encore se retrouve dans la technique du jeune homme, qui correspond à la manière dont lui-même a appris le métier. L’intéressé répond ensuite « exactement, camarade » (« mate ») et signale à ceux qui le critiquent qu’il étripe « comme nous le demande le patron depuis là-haut » (« we just do as we were told by the boss from upstairs »). Partage d’une camaraderie d’équipage, à la fois dans les manières de faire, les gestes et les rapports de domination, ces échanges sont formateurs d’une identité singulière qui dépasse les frontières, puisqu’ici s’expriment dans le même fil des matelots de plusieurs pays.
Figure 5. Un « shark challenge » ouvre le débat
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
36Une autre publication sur ce groupe montre une vidéo d’étripage de lieus noirs dont l’auteur commente : « J’adore travailler sur l’océan ! Et bosser dur ! Étriper 40 kilos de lieus en 2 minutes, il m’a dit, et ma moyenne était de 10 secondes par poisson ! » (figure 6). Dans les commentaires, ses collègues saluent son travail, donnent des conseils, ou se vantent de pouvoir faire mieux que lui. Mais surtout ils insistent sur l’inconscience du patron, qui n’a pas fourni de table de travail à ce « bon marin ». La vidéo montre en effet le matelot de profil, constamment obligé de se pencher vers la caisse pour attraper le poisson, puis de se redresser pour effectuer le geste. Des dizaines de commentaires pointent alors du doigt l’absence de matériel adéquat, rendue évidente par la répétition filmée. « Donnez à cet homme une table », lance un membre du groupe. « J’ai mal au dos rien qu’à regarder la vidéo ! », plaisante un autre. Observés depuis la terre, les dysfonctionnements apparaissent plus clairement au collectif des matelots qui les vit pourtant au quotidien. Une vidéo exprimant le goût de « bosser dur » devient alors un support de revendication concernant les conditions de travail. La revendication ne quitte toutefois pas le pont ou le groupe privé Facebook.
Figure 6. Du partage de la prouesse à l’évidence de l’usure
Source : groupe privé Facebook, anonymisé.
37Lors d’un embarquement sur un chalutier hauturier, Loïc, la quarantaine et matelot hauturier depuis l’âge de quinze ans, tire de sa fatigue une plainte permanente, qui s’exprime surtout pendant les traits, par des insultes au patron, au matériel, aux éléments naturels. Mais Loïc est aussi le premier à se précipiter pour réparer une épissure, en pleine nuit de tempête. Se précipiter sur l’épissure n’est pas seulement le moyen de prouver une rapidité et des compétences hors normes, qui sont des caractères attendus de l’hexis corporelle du marin-pêcheur, allant de pair avec l’étalage de cicatrices. C’est aussi le moyen de se divertir en trompant l’épuisement, et de relever des défis qui construisent la cohésion du groupe (Desmond, 2007) et qui infusent également dans l’esprit du marin une satisfaction de l’effort accompli. C’est une manière d’oublier les blessures et les parties du corps meurtries par le travail et par les hiérarchies, en se concentrant sur un exploit individuel, un combat intime, un « quant à soi » (Lüdke, 1984) à la recherche de « la griserie que peut procurer le travail ouvrier lorsque le corps “domine” la machine » (Renahy, 2015).
- 19 Câbles reliant le chalut au navire.
38Après une journée de casse de matériel, qui nous a fait sauter un repas et a empêché le repos pendant presque vingt-quatre heures, les matelots ne cessent d’insulter le patron, dans un vacarme ironiquement protecteur qui couvre leur voix et devient exutoire. Le chalut est remonté sur le pont, déchiré pour la énième fois de la marée. Les marins remarquent tout de suite qu’il y a des épissures d’acier à refaire sur les funes19, et c’est l’occasion de mettre en pratique ce savoir-faire impressionnant. Pour réparer le tressage de câble, il faut introduire dans la tresse un épissoir, une énorme aiguille, pour faire apparaître une ouverture dans laquelle glisser le câble d’acier, avant de donner un coup dans l’aiguille pour donner le mouvement au câble (voir la figure 7).
Figure 7. Une épissure
Auteur de l’image : Stockage et Distribution de Matériels Industriels, SDMI 29, https://www.sdmi-online.com/, que nous remercions pour son autorisation de publication.
39L’exercice, déjà difficile dans le cadre d’une salle de classe du lycée maritime, peut relever de l’exploit quand le matelot associe rapidité d’exécution et négociation avec la houle de plusieurs mètres qui soulève le navire dans tous les sens, la pluie qui fait glisser les bottes sur le pont et les mains sur l’aiguille, le vent qui frappe les visages mouillés, la fatigue. C’est dans ce cadre de lutte contre les éléments que s’exprime le plaisir de la prouesse technique, de la vitesse associée à la précision. Un regard extérieur y voit un mouvement d’usine ou de machine, quand dans l’esprit du travailleur c’est autre chose qui se joue : « ça me vide la tête comme de la méditation », me dit un jeune pêcheur en réaction à une vidéo qu’un ami a prise de lui extrayant en une minute une quantité impressionnante de Saint-Jacques de leur coquille. Les gestes précis du crochet qui tape dans le coffre de poisson, de la pelle qui brise la glace, du couteau qui tranche et de l’épissoir qui contraint le câble puissant sont des démonstrations de force nécessaires, et le plaisir de leur maîtrise, plaisir social ou intime, encourage parfois à frôler la blessure, à enjoliver le risque pour modifier l’expérience qui devrait naturellement découler des rencontres répétées avec le danger (Molinier, 2008).
40Marin est un métier à haut risque dont le ressort professionnel s’affirme dans les capacités à se dépasser plutôt que de repenser l’organisation du travail. Particulièrement au large, l’affirmation de cette organisation par les modèles masculins valorisés permet aux armements de justifier des conditions de travail aussi hostiles que l’environnement, et de faire des économies en évitant les investissements dans du matériel ou dans des effectifs supplémentaires. Ce sont les armements qui bénéficient des prouesses des marins. Les marins en sont conscients, comme le montrent les paroles qui se libèrent en commentaires des concours techniques partagés en ligne. L’idéal du marin d’avoir « son propre canot », qui revient souvent sur le terrain chez les jeunes, témoigne d’un refus de cette exploitation. Prendre des risques n’a alors plus le même sens.
- 20 Brian Luke écrit que le sexisme et la brutalité à l’égard des animaux alimentent « une masculinité (...)
41Contrairement au quotidien du pêcheur côtier, les embarquements au large séparent durablement les travailleurs de toute interaction qui dépasse l’équipage. Pas d’interactions possibles, donc, avec des femmes. Sur le pont hauturier, la virilité au cœur de la construction de la communauté professionnelle prend comme contre-modèle la féminité, et affirme un modèle hétérosexuel « exprimé si ce n’est affiché » (Prévot, 2010), sans passage à l’acte, non pas parce qu’il est « proscrit » (Prévot, 2010) mais parce qu’il est physiquement impossible. Dès lors, l’unique passage à l’acte est celui qui infuse le « texte caché » (hidden transcript ; Scott, 1990) : tantôt des plaisanteries salaces entre hommes, des mimes incluant les animaux du pont20, ou encore des violences verbales à l’égard des femmes qui apparaissent sur l’écran de télévision. Ces supports imaginaires servent alors autant la réaffirmation communautaire et hétérosexuelle dans un contexte ne permettant pas de rencontrer des femmes que l’expression d’une fatigue des esprits et des corps. Après avoir décrit l’enjeu que constitue l’affirmation hétérosexuelle dans un monde de surcharge de travail exclusivement masculin, nous montrerons comment s’exprime la césure générationnelle vis-à-vis des rituels et des repères censés faire communauté.
- 21 Environ vingt mètres, quatre matelots et un patron-pêcheur.
42À bord d’un chalutier du large21, c’est la tempête. Il est quatre heures du matin et nous sommes tous sur le pont pour ramender. C’est la troisième fois que l’on croche en vingt-quatre heures. Comme le disait en entretien Morgan, un matelot de 23 ans : « des fois, tu fais à manger le jeudi midi mais tu ne manges que le vendredi midi ». Malhabile, je fais le travail du mousse et remplis les aiguilles de fil pour Loïc, matelot d’une quarantaine d’années blessé au dos, aux dents, aux doigts. Les autres matelots à bord le surnomment « le vieux », car il a commencé très jeune. Pourtant il n’a que cinq ans de plus qu’eux, et il est même plus jeune que le patron. Loïc lui-même constate la vieillesse prématurée de son corps : « à ce stade c’est plus des problèmes, il faut tout changer » ; ou, en parlant des hernies qui accablent son dos, « il n’y a plus de disques, il n’y a plus rien ». Il m’indique que pendant la semaine à terre précédant l’embarquement il est tombé plusieurs fois, ne tenant plus très bien sur ses genoux bloqués. Il répète aussi que c’est sans doute sa dernière marée, mais le patron me dit que cela fait des mois qu’il fait cette annonce. Sur ce type de navire, m’explique ce dernier, « tous les hommes qui continuent à être matelots passé 35 ans se plaignent de douleurs ». De fait, « métier de merde » est la phrase que j’ai le plus entendue sur le pont, la seconde étant sans doute « bateau de merde ». Loïc travaille sur ce bateau depuis dix ans. Il est marin depuis ses quatorze ans, sans compter les quelques années qu’il a passées en prison. Loïc se plaint de son corps, mais il se plaint très souvent aussi du patron, le « singe », malgré la relation qu’il entretient avec lui depuis toutes ces années, et le soutien de ce dernier à sa sortie de prison. Le patron chausse rarement les bottes. Il vit en tongs, à l’étage. Quadragénaire lui aussi, il est marié, contrairement aux trois matelots de son âge, tous divorcés. Certains fréquentent des escorts rencontrées sur le site Vivastreet. Le seul jeune à bord, âgé de dix-neuf ans, m’explique lors des moments de pause sa frustration de ne pas pouvoir continuer des flirts amorcés sur les réseaux sociaux lorsqu’il est en mer. Il a l’impression d’être exclu du marché matrimonial, notamment quand il se rend compte que les célibataires avec qui il avait commencé à nouer une discussion à terre sont en couple lorsqu’il revient du large. Une parole d’un membre de comité des pêches, non-naviguant, au début de mon enquête, naturalise le stigmate du matelot exclu des relations amoureuses : « Avec le temps que tu as à terre, autant aller aux putes une fois par mois ».
43Après le ramendage, vient le temps du tri. Dans les bacs à l’arrière du bateau, certains matelots imitent des actes sexuels pour plaisanter, notamment avec les morues les plus imposantes. Notre terrain et celui de l’armée constituent deux mondes où les masculinités reposent sur la force et sur la valorisation de la sexualité hétérosexuelle. Mais l’armée n’est pas tout à fait un monde sans femme, contrairement au pont des navires. Aucune sexualité ne peut être organisée au large comme elle peut l’être sur le front (Prévot, 2010). La frustration sexuelle des matelots se cristallise alors autour du seul lien véritable avec le monde à bord : la télévision et les femmes à l’écran, qu’on commente largement et à longueur de temps sur certains navires, de façon misogyne et sexualisée. Cette insulte sexiste est une insulte généralisée aux choses qui apparaissent à l’écran, et qui symbolisent la terre dont ils sont absents au large.
- 22 Les institutionnels à terre vantent les « hauts salaires » de la pêche. Ces chiffres sont contestés (...)
- 23 Environ vingt mètres, quatre matelots et un patron.
44La misère n’est jamais réductible au seul champ économique. Un salaire de marin-pêcheur est censé être plutôt élevé22, mais certaines études, notamment auprès des marins dépendants aux opiacés, ont montré une profonde misère sociale, amicale et sexuelle, du fait des rythmes inconciliables avec des relations naissantes ou la formation d’une vie de famille (Le Floch et al., 2012). Dépression et consommation à risque chez les marins représentent une part non négligeable des traumatismes liés aux relations de couple (Le Floch et al., 2012). Ainsi, à bord d’un navire23, je rencontre Dimitri, avec qui je bois mon café dès que nous sommes en pause. Les autres matelots se moquent dans un esprit potache du territoire enclavé d’où il vient. Cela énerve Dimitri, mais il se prête tout de même au jeu, caricaturant des attitudes balourdes et brutales. Dès qu’un tourteau sort du chalut, il l’empoigne sans se soucier du risque de se faire pincer, et le cogne contre son crâne pour briser son corps en deux parties symétriques, avant de le jeter à l’eau en imitant des grognements qui amusent les collègues. Une fois le numéro fini, il confie : « Je fais ça aux touristes de la pointe du Raz, il me regardent avec des yeux, tu verrais… ». Imiter un acte sexuel avec une morue, casser un crabe avec son crâne sont autant d’incarnations d’une virilité brute « naturelle » du marin, celle analysée par Michel Pigenet (2002) sur le terrain portuaire, et qui alimente la stigmatisation du docker/marin depuis le « regard de l’autre » des classes supérieures et urbaines ; une virilité violente associée à celle d’un retard du rural, « cire molle » traversée de soubresauts de sauvagerie en attendant d’être éduquée, modernisée, réformée (Corbin, 1991). Chez Dimitri, ce rôle a pour motif de conjurer le traumatisme du divorce avec son épouse, conséquence de l’éloignement qu’installe le métier, et de la distance avec ses enfants, dont il regarde tous les jours les visages sur son téléphone, à l’abri du rideau de sa banette. Entre le milieu des bacs et l’intimité des couchettes, deux manières d’être antagonistes prennent corps.
- 24 L’expression désigne la crise de transmission du métier, incarnée par des profils de marins alterna (...)
45L’arrivée d’une nouvelle génération, de nouvelles manières d’envisager le métier ou plus globalement d’envisager le travail bouscule la culture professionnelle, qui doit déjà s’adapter à la normalisation de l’activité. Ces mutations impliquent nécessairement une recomposition des identités à bord des navires. Que reste-t-il des processus qui transforment le « métier » en « art » professionnel via les rituels internes, et des critères qui font communauté quand ces rituels internes ont tendance à s’effacer au profit de liens de plus en plus forts avec la société ? Qu’est ce qu’un « saisonnier du turnover »24 apporte de nouveau au groupe professionnel ?
- 25 Nettoyage du navire pendant la route-terre.
46Un moment de notre enquête ethnographique illustre bien l’aspect générationnel de ces enjeux communautaires. Route-terre, le patron est parti se doucher. Trois matelots et moi montons en passerelle pour passer le temps en compagnie de celui qui est de quart. On voit enfin la côte, absente du champ de vision depuis deux semaines. Il fait beau, la potasse est terminée25 et les matelots investissent quasiment pour la première fois l’étage supérieur. Les téléphones portables recommencent à capter du réseau, ce qui nous permet de joindre des proches. Tout le temps de la marée, la passerelle n’était l’endroit que d’un seul homme, le patron, ne cédant son fauteuil ergonomique à l’homme de quart que pendant son repos. À la solitude du capitaine, concentré sur la route, l’écran de télévision et l’écran de contrôle, répond un espace désormais populeux, plein d’écrans mobiles, de musique et de conversations. Un des matelots profite du retour de la connexion internet pour lancer un clip sur Youtube. Le plus jeune s’est installé à la table à cartes et envoie des selfies par Messenger. Le troisième, François, en charge du cap, se moque affectueusement de lui. Puis il sort son téléphone lui aussi, le place au dessus de la barre, lance un site pornographique et fait jouer une vidéo au hasard de l’écran d’accueil. La présence de cet écran pornographique installé sur le tableau de bord du patron constitue une provocation ultime, un renversement de l’ordre. François installe ensuite l’écran devant le jeune homme, l’imposant directement à son regard. Dans les faits, personne ne s’intéresse à la vidéo que le matelot de quart a lancée, et surtout pas le jeune homme, qui continue d’envoyer ses selfies. François arrête sa vidéo au bout d’une trentaine de secondes, durant lesquelles il n’a même pas regardé le contenu pornographique sur lequel il avait cliqué. François a essayé de capter l’attention du jeune homme, comme pour faire valoir le décalage qu’il ressent entre eux. Il soupçonne une inexpérience doublée de sentimentalité dans les relations amoureuses du jeune homme : « regarde, n’hésite pas à regarder, c’est la nature, c’est comme ça, faut pas avoir honte ». Il s’agit là de réaffirmer par l’humour des valeurs masculines matérialistes — « l’être contre le paraître » du selfie — nécessitant de « conjurer l’émotion par des violences ou des grossièretés » (Bourdieu, 1979), auxquelles répond dans cette passerelle l’indifférence du jeune homme. Deux générations d’ouvriers se côtoient, deux virilités idéelles (Rasera et Renahy, 2013) dont l’expression de noblesse (Guillet, 2012) n’est pas envisagée pareillement du fait d’un accès inégal aux sociabilités de séduction et de sexualité. Cet échange figure aussi l’écart de désaffiliation entre les deux hommes, le plus jeune profitant du réseau pour utiliser des applications de messagerie instantanée et de rencontre, le visionnage de pornographie restant dans la sphère de l’intime, tandis que le second essaye de « faire communauté » en faisant rire l’équipage grâce à la première vidéo qui se présente sur un portail pornographique.
47Un autre matelot a fait une plaisanterie similaire au milieu d’une marée au large, en bloquant en pleine nuit, et alors que tout le monde s’affairait sur le pont, le petit poste de télévision des communs sur un film érotique. Celui qui quittait son poste pour boire avait alors la surprise d’être confronté au programme, puis, sur le pont, aux railleries du collègue farceur, à demi sérieux quand il déclarait, comme François l’avait fait à propos de la vidéo pornographique, que « c’est la nature ! ». Lorsque c’était au tour du plus jeune d’y être confronté, un lycéen en alternance, l’auteur de la plaisanterie avait arrêté d’étriper le poisson pour profiter du moment — « on va voir sa tronche ! » — puis, dans un éclat de rire, avait lancé plusieurs insultes homophobes au jeune surpris par l’écran : « t’es pas pédé quand même ! ». Le jeune homme s’était contenté d’attendre que le moment passe, puis avait haussé les yeux en hochant la tête de gauche à droite quand il passait près de moi, me criant, sourire aux lèvres et sans que les autres puissent l’entendre dans le vacarme ambiant : « Les vieux dégénérés ! Ils arrêtent pas ! ».
48Ces images, stèles « répulsives » pour « regard étranger » au territoire ouvrier et viril (Monjaret, 2004), servent à créer de la cohésion pour la communauté. Ce sont des images « entre la sainte et la putain » (Monjaret, 2004), complètement anonymes et aux fonctions érotiques préétablies. Mais l’homophobie, de même que la violence extrême déployée dans les interactions avec les images des femmes à bord, provoque autre chose, chez le jeune matelot, que le plaisir d’une appartenance à un groupe soudé par la résistance aux convenances. Il est dérangé par la vulgarité non pas du film pornographique en lui-même, mais des réactions qui entourent la blague, c’est-à-dire une certaine brutalité homophobe, sexiste et systématique. Ces stèles deviennent répulsives pour lui aussi. L’expression du ras-le-bol cache une revendication, une aspiration à vivre d’autres vies que celle d’un huis clos privé de l’autre sexe (Duval, 1998).
49L’apparition pornographique devient autre chose qu’un élément rassembleur : elle devient clivante. Elle inscrit la césure entre jeunes et anciens et devient le marqueur d’une certaine misère sexuelle contre laquelle les jeunes hommes souhaitent se construire, un refus du sacrifice de la vie sociale et sexuelle sur l’autel des rythmes industriels. L’humour et le partage d’un « langage » au sein de « frontières imagées » (Duval, 1998) a toujours pour effet une socialisation entre hommes. Mais se noue aussi un rapport complexe à un héritage ouvrier, reflet d’une violence des modes de vie qui passe parfois par une naturalisation de la brutalité et par la violence du manque. Il ne s’agit donc pas de s’adapter aux convenances ou à un quelconque ordre moral supérieur vis-à-vis duquel la nouvelle génération se montrerait plus fréquentable que l’ancienne — vis-à-vis de la société, du patronat, des autres classes —, mais plutôt de l’affirmation d’une différence générationnelle en tant que telle.
50Par ailleurs, l’indifférence du jeune homme dans les deux cas d’exposition à la pornographie vient aussi d’un décalage : l’isolement des corps masculins et féminins est vécu sur le temps long de la carrière pour le matelot plus ancien, quand le plus jeune commence tout juste sa carrière et maîtrise, par les réseaux sociaux, une certaine manière de construire des relations de séduction et de sexualité à distance, prenant le smartphone comme un outil par lequel se tissent des relations, et non simplement comme un outil de consommation solitaire. Il est alors intéressant de noter l’enjeu fondamental pour les armements qu’est l’installation de la connexion wifi dans les banettes individuelles.
51L’humour est un important levier de transmission des « métiers masculins », un outil notamment articulé autour de « tests » sexistes (Zolesio, 2009). C’est ici pour provoquer, tout autant que pour assimiler les jeunes hommes, que les matelots plus anciens les confrontent à la pornographie. De nombreux exemples de bizutage recueillis au cours de l’enquête montrent que l’histoire de telles pratiques, organisées classiquement autour d’enjeux de domination utilisant l’humour comme de rite de passage (Vigna, 2013), restent dans le cadre traditionnel d’une intégration brutale à un collectif hiérarchisé. Mais cette domination générationnelle, et la hiérarchie supposée qui en découle, sont fortement remises en question par l’indifférence des plus jeunes, ou par leur violent refus de se plier à ces bizutages. Les jeunes pêcheurs que j’ai rencontrés jugent inacceptables, révoltantes, et souvent traumatisantes ces pratiques d’une masculinité d’excès, de brutalité hypersexualisée :
« Qu’ils continuent leurs délires mais moi, c’était plié, je prenais mon sac à l’arrivée au port. Et je l’avais dit au patron, mais il était dépassé par le truc, donc “ciao”, hors de question que je remette les pieds là-dessus », explique Thomas, 25 ans, après avoir passé dix jours sur un chalutier « de cauchemar » où des anciens avaient voulu le « baptiser » en lui baissant le pantalon pour mettre des morceaux de poisson en contact avec ses parties intimes.
52« Il ne faut pas avoir peur de dire “non, tu dégages, et si tu me touches, de toute façon tu te feras virer” », affirme Jordan, 24 ans, après m’avoir raconté plusieurs expériences de situations tendues au sein d’équipages de chalutiers. D’une certaine manière, son refus de « se laisser faire » incarne lui aussi la masculinité virile de résistance et de courage, voire un certain dépassement qui n’admet pas la passivité devant une forme de hiérarchie. Le bizutage intègre une « situation d’homosexualité », « ingrédient essentiel » de l’hétérosexualité homosociale masculine (Ward, 2015), et contre laquelle il est ici bienvenu de montrer signe de rébellion. En réagissant, le jeune homme manifeste finalement son hétérosexualité, consolidant ainsi le collectif d’hommes autour de ce caractère, mais aussi autour des valeurs d’indépendance et de liberté. En prouvant qu’il n’a « pas peur », il donne à l’équipage la preuve d’une virilité extravertie qui condamne la passivité et d’un courage qui montre qu’il serait capable de réagir à l’imprévu. Il manifeste d’autre part une certaine forme d’idéal d’égalité au sein de l’équipage : ne pas se soumettre, c’est aussi rappeler qu’il n’y aurait qu’un élément hiérarchique — le mythe, utile aux armateurs pour justifier les conditions de travail, que seule la mer « commande ». Dans l’exemple raconté par Thomas, le patron était « dépassé » par les « délires » de l’équipage, laissant transparaître qu’il n’était pas à la hauteur du milieu, professionnel comme naturel. Dans un autre entretien, Olivier, 26 ans, jeune matelot sur des chalutiers hauturiers, me fait part de son expérience de tension avec un bosco incarnant à la fois l’abus de pouvoir, symbolique d’un modèle de transmission que la jeune génération refuse, et une certaine affectation, un soin de lui-même dont le jeune homme ne manque pas de se moquer :
« Quand on déchirait le chalut, il fallait qu’on le tire jusqu’au fond, parce que Monsieur voulait pas prendre les gouttes de pluie ou le vent. Alors que ça nous faisait encore plus de taf de tout tirer, alors qu’il y avait juste à le descendre et réparer sur place. Non. Monsieur voulait qu’on se décale. Et… Tu te dis “bon, mec, si t’es trempé…”, enfin voilà, ça m’avait fait rire. Il m’avait menacé, ce mec-là, il m’avait chopé par le col. J’étais stagiaire à l’époque, je lui avais dit “tape-moi, et tu dégages de ton bateau”. Il m’avait fait flipper ce con, il faisait quatre fois ma carrure, j’étais “moi, il m’en fout une droite, j’ai la tête qui part et le corps qui reste”, quoi ».
- 26 On pourrait élargir cette analyse à d’autres excès discriminatoires naturalistes qui peuvent être e (...)
53La différence réside dans le refus des rituels ou des traditions de transmission « à la dure », « à coups de tartes dans la gueule », comme me le disait encore Nathan, jeune matelot du large de 26 ans. Ces paroles montrent également que les jeunes matelots réclament davantage de contrôle, par la sanction du rite nécessitant leur passivité et par l’observation de conditions de travail correctes. En somme, il ne s’agit pas de passer l’épreuve en s’y soumettant pour prouver « qu’on en a » (Vigna, 2013), mais au contraire de faire valoir ses droits. Le refus, traumatisé ou simplement dégoûté par ces pratiques, de remonter à bord d’un bateau après un épisode du genre, n’est pas vécu, dans les cas que j’ai rencontrés, comme une faiblesse personnelle marquant un échec à se conformer au modèle idéal du marin, mais plutôt comme une reprise en main, libre, de son propre chemin indépendant. Il s’agit de le débarrasser de toute toxicité (Sohn, 2009), incarnée tantôt par les excès sexistes ou homophobes26, tantôt par les rythmes de travail eux-mêmes, ou par les deux à la fois. Comme une parole de conclusion, Thomas, qui embarque au large mais rêve de petite pêche à la ligne, résume bien, lors d’un entretien à terre en janvier 2016, la tension hétéronormative qui s’opère à bord :
« Parfois tu te dis “une femme, là-dessus ? Euh... j’aimerais pas voir ce que ça donne...”. Et là, quand tu te dis ça, ben... C’est qu’il faut débarquer, quoi ».
54À bord d’un bateau de pêche, les hommes sont isolés, particulièrement au large. La faible féminisation ajoute au sentiment d’isolement, faisant de la pêche un métier masculin. Les hommes doivent donc devenir société et savoir « tout faire ». Cela implique de prendre en charge des tâches socialement construites à terre comme « féminines », tout en les drapant d’une forme de virilité. Cette virilité recoupe un certain nombre de critères, l’indépendance, l’adaptabilité et la performance notamment, qui s’avèrent moins une appropriation des domaines habituellement réservés aux femmes qu’une manifestation de puissance virile. En étant capable de « tout faire », le marin se prouve qu’il est capable de survivre au milieu hostile dans lequel il travaille.
55Si l’association entre productivité et critères de genre (Guilbert, 1966) dépasse le secteur maritime, le fait de vivre entre hommes au large n’implique pas les mêmes enjeux que pour les professions à terre. Le modèle productif s’est arrangé d’un virilisme naturalisant l’exploitation industrielle et la destruction des corps. Car l’hostilité du travail n’est pas uniquement le fait d’un environnement naturel accidentogène — vagues, vent, courants —, elle est aussi le fruit de la pénibilité du travail et des conditions de vie fournies par les armements — aménagements spartiates, bruit des machines, manque d’hygiène ou encore manque d’intimité. Les prouesses techniques des marins et les manifestations de résistance à l’usure naturalisent l’hostilité du travail, en plus de souder une communauté.
56Mais l’usure des esprits et des corps de marins ayant accompagné le développement industriel des flottilles, puis leur faillite progressive, inspire à la nouvelle génération d’autres manières d’envisager l’exercice de ces métiers difficiles et dangereux. La transformation des structures et des institutions du travail, la disparition des corporatismes dans le contexte d’incertitudes généralisées (Monjaret, 2004) et le refus d’un héritage ouvrier de la part de la jeune génération (Beaud et Pialloux, 1999) modifient les manières d’être viril des marins. Les récits de prouesses et d’exploits individuels sont envisagés en regard d’une réflexion sur les conditions de travail et sur la pénibilité. De même, il n’est plus envisageable pour les jeunes que l’engagement dans une profession puisse mener à l’isolement sexuel. Si les images érotiques et les catégorisations sexistes hétérosexuelles continuent à souder une communauté ouvrière, les marqueurs de manque voire de misère sexuelle, l’homophobie et la brutalité sexuelle, apparaissent autrement et sont de moins en moins supportées par les jeunes pêcheurs. La crise de la transmission, l’attrait pour le modèle côtier et le dégoût pour le modèle hauturier à la sortie de l’école, prouvent aussi une envie de ne pas vivre au large dans ces conditions productivistes, perçues comme créatrices d’une vie d’isolement et d’exclusion des relations sociales et amoureuses. La masculinité se transforme à bord, ou au moins sur les quais où ces jeunes « débarquent » faute de se reconnaître dans certaines représentations de la profession.