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Crédits : Presses de Sciences Po

1Depuis une vingtaine d’années, les sciences sociales ont fait de la financiarisation contemporaine un nouvel objet d’étude. Elles ont participé à en éclairer les dynamiques en réinscrivant celles-ci dans la profondeur du social. Le droit était resté un peu à l’écart de ce mouvement, malgré les travaux précurseurs d’Yves Dezalay (1993). Pourtant, les produits financiers (titres, créances, dettes) sont essentiellement des constructions juridiques. La valeur des actifs financiers dépend des actes juridiques, des règles juridiques et de leur interprétation. Reprenant à la juriste Katharina Pistor (2013) le constat que le droit est constitutif de la finance, Pascale Cornut St-Pierre propose d’analyser la financiarisation apparue dans les années 1970, à l’aune des pratiques juridiques qui l’accompagnent. Cet ouvrage vient, avec brio, montrer que la financiarisation n’est pas un phénomène purement économique. Il renouvelle de façon très originale et bienvenue les résultats des études en sciences sociales de la finance.

2L’autrice souligne que la financiarisation est le résultat d’une profonde transformation de la culture juridique du monde des affaires, rendue possible par la participation, active, de juristes à la construction d’un modèle financier de pensée et de pratique du droit. Pour cela, elle s’intéresse aux produits dérivés, qui ont la particularité d’être des contrats. Parmi eux, les swaps, apparus vers la fin des années 1970, sont des contrats dans lesquels deux parties s’engagent à s’échanger (swap) une série de paiements selon un échéancier déterminé et des calculs dérivés d’autres valeurs (taux d’intérêts, prix des matières premières, etc.). Pascale Cornut St-Pierre a analysé les documents juridiques privés produits par l’industrie financière des produits dérivés, ainsi que la jurisprudence les concernant et les interventions doctrinales publiées dans des revues ou ouvrages de droit.

3Le premier chapitre montre que le développement de ces instruments financiers est concomitant de l’émergence d’une nouvelle culture du risque financier. Assise sur l’économie financière mathématisée, elle fait de la couverture des risques et de l’arbitrage entre plusieurs risques, le principe des investissements. Dans le chapitre 2, il s’agit de montrer comment cette nouvelle culture du risque financier s’est muée en nouvelle culture juridique, au sein des milieux financiers. La culture juridique est définie comme « l’ensemble des techniques, des savoirs et des valeurs qui permettent aux juristes de renouveler les catégories juridiques et de restructurer notre expérience du droit » (p. 55). Pascale Cornut St-Pierre identifie deux moments correspondant à deux cultures juridiques distinctes. Le moment 1930 donne lieu à ce qu’elle appelle le modèle industriel : il s’agit d’un mouvement de socialisation du droit, observé dans les réglementations financières en réponse à la crise financière des années 1930. Le droit se pose en arbitre des intérêts variés qui gravitent autour de la société — industrielle — par action, et pose la propriété comme un « faisceau de droits » (non un droit absolu mais un ensemble variable de prérogatives à l’égard d’autrui). Le droit du moment 1930 cherche à mettre la finance au service de l’ensemble de la société. À partir des années 1980, praticiens et théoriciens du droit rompent avec cette culture juridique. C’est le moment du développement d’un modèle juridique financier marqué par une recrudescence des productions normatives, mais qui ne portent plus sur les mêmes objets ni n’utilisent les mêmes techniques. De nouvelles normes sont promues qui visent à calculer les risques. Le faisceau de droits est réinventé : les différentes prérogatives sont considérées comme des biens à part entière pouvant être cédés sur le marché. Cette reformulation juridique permet l’émergence d’objets financiers inédits, définis par la formule mathématique de calcul des risques.

4C’est dans le chapitre 3 que Pascale Cornut St Pierre entre dans le détail de cette nouvelle culture juridique, à partir du cas des swaps. Elle montre comment les juristes de la principale association professionnelle pour l’industrie des dérivés de gré à gré (l’International Swaps and Derivatives Association, ISDA) ont élaboré un contrat standard (le Master Agreement) permettant de donner la même forme à des produits dérivés variés et d’agréger une grande variété d’opérations au sein d’un même contrat, les swaps. Cette caractéristique permet, entre autres, de déroger au droit de la faillite. Elle a aussi pour effet de protéger plus certainement la position juridique et financière de ceux qui commercialisent les swaps que celle de ceux qui les utilisent. Le chapitre 4 retrace la controverse doctrinale relative à la qualification juridique des swaps. Il met en évidence la façon dont les juristes de l’ISDA s’y sont pris pour présenter les swaps comme une innovation financière qu’ils ont traduite en droit après coup, alors même que le mouvement est inverse. Cette construction passe par une neutralisation de la qualification juridique à laquelle ces contrats auraient pu prétendre : contrats à terme, paris, assurances, usure, spéculation. Ce chapitre montre brillamment que c’est le droit qui construit un cadre cognitif permettant d’extraire ces contrats de tous les autres cas possibles.

5L’analyse se poursuit dans le chapitre 5 par l’étude du contentieux relatif aux contrats de swaps. On y comprend tout l’effet de la construction doctrinale précédente. Le contentieux est plutôt favorable aux négociants de swaps : les swaps s’inscrivent dans une politique contemporaine de la dette où l’avantage est donné plutôt au créancier qu’au débiteur, la volonté des parties est minimisée, les cadres juridiques nationaux ne pèsent plus. La régulation des swaps, notamment après la crise de 2008, est explorée dans le chapitre 6. On y découvre que cette dernière poursuit les mêmes objectifs que la régulation précédente, la protection du système financier, en se centrant sur le calcul des risques. Il n’y a pas de volonté de rééquilibrer les positions des différents acteurs sur le marché ni de protéger les parties les plus vulnérables. Le chapitre 7 constitue une synthèse théorique qui reprend et approfondit les différences juridiques (valeurs, formes, sources et échelles du droit) entre le modèle industriel et le modèle financier. La conclusion souligne que la déréglementation financière est un mythe tant l’industrie financière s’appuie sur une série d’innovations juridiques, même si celles-ci sont d’ordre privé.

6L’ouvrage est particulièrement stimulant, même s’il est dense, supposant d’accéder à deux technicités différentes, celle de la finance et celle du droit. C’est au cours de la lecture que l’on comprend ce que sont exactement les swaps et quels usages ils recouvrent. Même si elles arrivent tardivement (chapitre 4), les différentes qualifications juridiques possibles des swaps soulignent avec une grande finesse le travail juridique préalable à l’existence de ces instruments financiers. L’analyse juridique du Master Agreement, comme un acte abstrait, valant par la seule volonté de celui qui s’oblige, indépendamment des justifications initiales, montre de façon implacable comment le droit fait l’instrument financier : ici, un mécanisme de paiement et de garantie, à l’usage des banques qui les commercialisent. C’est également un instrument qui permet un détachement du droit local et rend possible la globalisation, à travers la construction d’un cadre juridique transnational (dominé par les juridictions britanniques et new-yorkaises, choisies comme les deux seuls cadres juridiques possibles dans les contrats). Cette approche du droit, inspirée par l’économie des conventions autour de la notion d’investissement de forme, renoue finalement avec l’hypothèse, centrale en sociologie économique, selon laquelle le marché repose sur des institutions. L’institution analysée ici est celle du droit qui rend possible un marché financier. Si ce résultat n’est pas original en soi, c’est l’approche par le droit des contrats, des documents juridiques privés qui ne sont pas une source conventionnellement admise dans l’étude du droit (p. 18), qui en fait toute la force. En déplaçant le regard sur un petit objet juridique, l’ouvrage arrive à proposer une montée en généralité pour répondre à une grande question, celle de la financiarisation. En suivant un dispositif (les contrats) au cœur d’une construction institutionnelle (le droit), cet ouvrage cherche également à en analyser les acteurs. Pascale Cornut St-Pierre donne quelques éléments biographiques sur les juristes de l’ISDA et leur position, plutôt dominante, dans l’espace professionnel du droit financier. Cet aspect mériterait à l’avenir d’être exploré de façon plus systématique, pour mieux saisir les segmentations internes à l’espace professionnel juridique et leurs liens avec un autre espace, celui des financiers. Cela permettrait de renouer, de façon plus serrée, avec les travaux portant sur la recomposition et la globalisation des professions juridiques.