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Crédits : Havard University Press

1L’ouvrage analyse la façon dont les valeurs du monde des affaires et du capitalisme, l’impératif de rentabilité et le calcul, se sont imposés dans la société nord-américaine en adoptant comme angle central le processus d’affirmation des indicateurs économiques servant à rationaliser l’organisation sociale et à évaluer la prospérité. Eli Cook présente les étapes de la diffusion de ces indicateurs en huit chapitres suivant pour l’essentiel un ordre chronologique. Il mobilise un volume impressionnant de références et sources (articles, correspondances, discours, ouvrages, etc.) consultées aux États-Unis et minutieusement répertoriées en notes et en bibliographie.

2La plupart des acteurs de cette histoire sont connus, qu’il s’agisse de William Petty, d’Alexander Hamilton ou d’Irving Fisher, mais leur rôle dans la diffusion des valeurs du capitalisme et des instruments de mesure économique l’est beaucoup moins. L’ouvrage d’Eli Cook comble un vide en présentant ces acteurs, les modalités et les lieux de la conversion de la société nord-américaine au capitalisme.

3L’histoire commence au milieu du XVI^e siècle, lorsque des fermiers anglais utilisent des indicateurs économiques comme le niveau de vie pour comparer leurs activités. La transformation s’accélère au siècle suivant. William Petty, né en Angleterre en 1623, introduit l’arithmétique politique et utilise les prix comme équivalent général pour mesurer le revenu national. L’approche quantitative n’est pas nouvelle mais William Petty la rend systématique, faisant de l’accumulation des biens matériels et de l’enrichissement monétaire les vecteurs du progrès. Cependant, cette conception ne correspond pas au système de valeurs britanniques qui repose alors sur des critères moraux. Le premier chapitre de l’ouvrage (« The Political Arithmetic of Price ») analyse ainsi l’échec de l’arithmétique politique en Angleterre. Le suivant explique par contre son succès auprès des planteurs des colonies des Caraïbes qui utilisent le calcul capitaliste dans leur gestion quotidienne (chapitre 2, « Seeing like a Capitalist »). L’acteur principal de la banalisation des indicateurs économiques et de la conversion au capitalisme au tournant du XVIII^e siècle est Alexander Hamilton. Né dans une Île britannique caribéenne secondaire (Nevis), Alexander Hamilton réside à Sainte-Croix, une île à sucre danoise qui attire d’importants capitaux britanniques. Il se fait recruter par une compagnie commerciale puis s’installe en Caroline du sud où il diffuse le mode de pensée capitaliste, habituant à mettre des prix sur les gens, les lieux et les choses. Les conditions des esclaves des grandes plantations le poussent pourtant dans le camp anti-esclavagiste. Devenu secrétaire du Trésor, il cherche à évaluer le revenu national et à développer les indicateurs économiques pour faciliter la politique fiscale et démontrer que l’industrie est plus rentable que l’agriculture. Son rapport sur les manufactures de 1791 présente des résultats homogènes sous formes de tableaux, mais l’enquête qui l’a précédé déçoit. Les réponses obtenues des industriels et des fermiers ont été le plus souvent qualitatives, ce qui limite les possibilités de totalisation. Selon Eli Cook, Alexander Hamilton ne parvient pas à importer l’arithmétique politique aux États-Unis parce que les Nord-Américains n’ont ni l’idée, ni la capacité d’agréger leur production et de calculer leur richesse. Beaucoup prennent conscience de l’intérêt des indicateurs macro-économiques pour orienter les capitalistes et persuader les législateurs de la supériorité de l’industrie, mais ils ne parviennent pas à s’imposer. Les petites exploitations patriarcales, peu tournées vers le marché, restent majoritaires et n’ont pas besoin de ces indicateurs. Ces résistances sont analysées dans le troisième chapitre (« The spirit of Non-Capitalism »). Le chapitre suivant (« The Age of Moral Statistics ») analyse le rôle ambigu des statistiques morales dans ces résistances. Ces statistiques (les statistiques criminelles de 1810 ou la première enquête sur l’éducation de 1818 en Angleterre, par exemple) sont introduites en Europe au XVIII^e et au début du XIX^e siècle, puis elles font des émules en Amérique du nord. Bien qu’elles ouvrent la voie à la totalisation et à l’utilisation des données pour surveiller et gouverner les masses, les statistiques morales sont centrées sur l’individu et véhiculent des normes et des valeurs bourgeoises incompatibles avec la neutralité revendiquée par les indicateurs économiques. L’individu et sa singularité restent au cœur de la société, l’argent n’est pas encore son pivot. La greffe des indicateurs économiques ne prend donc pas avant les années 1820-1830 en Europe, avec la création de la première société de statistique à Manchester (1833), la publication de l’Almanach Statistic of Pauperism (1836) et la formation du General Register Office (1837). Le virage est pris en 1837 outre-Atlantique avec la création de l’American Statistical Association. En 1862, les travaux de la commission d’évaluation du prix des esclaves pour la compensation des anciens planteurs enterrent définitivement les statistiques morales.

4L’affirmation des indicateurs est l’objet du cinquième chapitre (« The Hunt for Growth »). L’un de ses meilleurs propagandistes est Freeman Hunt, directeur du premier mensuel consacré à la science des affaires, le Hunt’s Merchants Magazine publié à partir de 1839. Ce périodique diffuse des statistiques pour rassurer les milieux d’affaires échaudés par la chute des actions du canal Érié de 1837. Les reportages de Freeman Hunt y décrivent l’expansion économique du canal. La revue accorde une place centrale aux statistiques démographiques des villes qui deviennent des arguments décisifs de la décision d’investir. Elle inspire The Economist britannique, publié à partir de 1843, et participe à la définition d’un marché national et international des capitaux. Pour Eli Cook, Freeman Hunt est à l’origine de l’obsession contemporaine pour les indicateurs économiques. Le chapitre six (« The Coronation of King Capital ») décrit l’affirmation de l’argent roi soutenue par la très forte croissance des besoins de capitaux pour financer la construction ferroviaire et par la victoire du capitalisme du Nord, porté par la propriété, le rail et l’acier, sur le capitalisme du Sud, fondé sur le coton et l’esclavage. Les indicateurs économiques sont mobilisés pour la première campagne organisée en faveur de la couverture santé et des assurances sociales après la guerre civile. Ils le sont aussi pour attirer les capitaux européens.

5À la fin du XIX^e siècle, les statistiques constituent les arguments privilégiés des débats politiques (« State of Statistical War »). Les statistiques de salaires, des prix et du coût de la vie se développent, un bureau des statistiques du travail est créé et fournit les éléments essentiels aux négociations entre patrons et ouvriers. En 1893, le sénateur de Rhodes Island, le millionnaire Nelson Aldrich, chef de la commission des finances du Sénat et futur architecte du Federal Reserve System, présente au congrès un rapport de 658 pages intitulé « Wholesale, Price, Wages and Transportation ». On y trouve toutes sortes de séries de prix aux États-Unis entre 1840 et 1891. On y trouve aussi de nouveaux indicateurs comme le coût de la vie ou le niveau de vie. Ce rapport est le premier qui tarifie à ce point la vie quotidienne des Nord-Américains. Il décrit une économie sans conflit, l’appropriation du capital et le partage entre salaire et profit ne provoquant aucune tension puisque chacun reçoit selon sa contribution. Son auteur recommande de mettre les données statistiques qui objectivent les faits au cœur des pratiques de l’État et de gouvernement. Le dernier chapitre (« The Pricing of Progressivism ») est presque entièrement dédié à Irving Fisher, qui popularise le concept de capital humain, explique l’inégalité de revenus par la différence de contribution des individus à la richesse globale et conduit à l’omnipotence de l’indicateur du GDP (Gross Domestic Product ; Produit intérieur brut ou PIB en français). Il construit l’économie mathématique pour servir les experts du gouvernement qui encadrent la société conçue comme une machine à faire de l’argent. Irving Fisher rêve d’une société comprise comme un système, dont la maintenance relève de la classe d’experts professionnels, de fondations privées, de comptables et autres consultants dédiés à la bureaucratie statistique. Le calcul et l’argent sont au cœur de son approche. Nommé à la tête du Comité de soutien à la prohibition en 1917, il calcule les frais induits par la consommation d’alcool et s’en sert comme un argument de propagande. Ces calculs sont désormais banalisés aux États-Unis. En 2011 par exemple, l’impact de la consommation d’alcool sur les gains potentiels de la collectivité est évalué au centime près par le Center for Disease Control and Prevention. Irving Fisher fait partie des premiers économètres qui étudient les enchaînements entre variables, prolongeant les travaux du National Bureau of Economic Research (NBER) des années 1920, puis ceux de Colin Clark ou de Simon Kuznets qui mettent les agrégats économiques au service de la lutte contre la crise des années 1930. Le succès de ces indicateurs se confirme ensuite dans le contexte de la guerre froide, et ils deviennent tout-puissants.

6L’épilogue de l’ouvrage (« Towards the GDP ») est consacré à « l’invention » du GDP par Simon Kuznets au NBER en 1954. Eli Cook souligne le poids des institutions privées, comme la fondation Rockefeller, dans son développement. Il pointe les limites du système dont il vient de retracer la généalogie et invite à remettre l’individu au centre de la démarche statistique.

7On l’a compris, ce livre est stimulant et il bouscule un certain nombre de poncifs en invitant à réfléchir aux origines et aux modalités de la généralisation de l’impératif de rentabilité et du calcul dans la société nord-américaine. L’un de ses principaux apports est de montrer que cette généralisation résulte d’un long processus, passant par la banalisation des indicateurs et des catégories statistiques et par celle de la quête du profit individuel. Commencé au XVII^e siècle en Europe, importé et adapté au contexte de l’esclavage et des plantations dans les Caraïbes et en Amérique du nord, ce processus profite de l’intensification des échanges intercontinentaux autant qu’il y contribue. Il se nourrit de l’hybridation des pratiques et des usages, du jeu des influences réciproques entre des précurseurs partis d’Europe, qui trouvent en Amérique du nord et aux Caraïbes un terrain propice à la fabrication du profit. Eli Cook montre que, contrairement à ce que l’on croit souvent, l’origine de la diffusion des indicateurs économiques comme le GDP précède l’affirmation de l’expertise macro-économique du milieu du XX^e siècle. Ce faisant, il minimise le rôle des événements majeurs du XX^e siècle (crises économiques, guerres mondiales et reconstructions, décolonisation…) et celui des premiers travaux économétriques des laboratoires de recherches économiques ou des cabinets conseils qui font florès entre les deux guerres mondiales. Il minimise aussi le rôle de la modélisation et de la planification de la Reconstruction dans la banalisation de ces indicateurs et du profit.

8Le livre d’Eli Cook invite à changer le monde, le profit ayant montré ses limites, en précisant qu’il ne suffit pas de changer la mesure pour y parvenir mais qu’il convient de revisiter en profondeur l’histoire du capitalisme (p. 266) et de ses promoteurs.

9Chaque étape de cette histoire, chaque chapitre de cet ouvrage a ses héros. Si Alexander Hamilton, à la fois secrétaire du Trésor américain, industriel et banquier de la fin du XVIII^e siècle, occupe une place de choix dans la banalisation du calcul, Eli Cook évoque aussi ses inspirateurs. Au bout du compte, l’histoire qu’il nous présente est celle des réseaux et des hommes qui les animent et qui ont laissé des traces écrites. On croise beaucoup de monde dans cet ouvrage, que l’index de fin de volume permet de retrouver. Le lecteur est parfois un peu perdu. L’index mêle les personnalités, les lieux et les institutions, ce qui pouvait être séparé pour faciliter la lecture. On aurait aussi aimé pouvoir disposer de brèves biographies des personnalités les plus marquantes. Les mêmes repères auraient été utiles pour mieux cerner le rôle des institutions majeures. Le livre n’aurait pas été gâché non plus par quelques illustrations, par des cartes précisant le sens et l’intensité des circulations de marchandises et d’idées, par des organigrammes afin de reconstituer les filiations et de pointer les ruptures. Enfin, on ne peut que regretter l’absence de rubriques dédiées à la bibliographie générale et aux archives mobilisées, ces références figurant seulement dans les notes de fin d’ouvrage.

10Ces remarques ne remettent pas en question l’intérêt et la richesse de cet ouvrage.