Afficher l’image
Crédits : Presses universitaires du Septentrion

1Guillaume Gourgues et Alice Mazeaud, qui dirigent l’ouvrage présenté, relèvent que la notion de « public » est banale sans jamais être pourtant centrale dans l’analyse de la fabrique de l’action publique. Partant de ce constat, ils réunissent différents travaux empiriques qui démontrent la valeur heuristique d’une entrée par les publics en sociologie de l’action publique. Dans une introduction fluide et solidement problématisée, les deux auteurs avancent que la notion de public n’est pas strictement synonyme de « ressortissants » au sens où elle ne se limite pas à l’étude de la mise en secteur des politiques publiques. Trois grands questionnements sont dégagés, qui constituent le fil directeur de la publication. La première interrogation, influencée par les travaux de John Dewey, vise à cerner la constitution des publics par les gouvernants et les gouvernés pour comprendre la capacité du public à négocier et à faire évoluer sa propre catégorisation. La seconde, d’inspiration foucaldienne, s’intéresse au gouvernement des conduites induit par le travail de ciblage, de découpage et de catégorisation des publics par les gouvernants. Le troisième questionnement, moins présent dans les études de cas (tous français à l’exception des premier et dernier chapitres), interroge les conséquences de la construction des publics sur les représentations que ceux-ci se font d’eux-mêmes et sur leur rapport ordinaire à la politique.

2Si ces trois questionnements forment chacun une partie indépendante de l’ouvrage, force est de constater que la plupart des contributions les traitent conjointement. Cependant, la première partie est davantage focalisée sur la construction politique des minorités par les gouvernants. Dans un premier chapitre, Raphaëlle Parizet met en exergue les effets produits par la mise en place des indicateurs de développement du programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sur la construction du public autochtone au Mexique (c’est-à-dire des minorités indigènes). Les institutions internationales tendent à restreindre les difficultés des populations indiennes à la question de leur pauvreté en raison d’une conception ethnocentrée du développement. Or, d’une part, cette représentation institutionnelle du développement tend à stigmatiser ce public. D’autre part, les revendications identitaires portées par des collectifs autochtones, tels les zapatistes, ne sont pas prises en considération par les autorités internationales car elles sont déconnectées du problème de la pauvreté. Ce chapitre met ainsi en lumière les conséquences politiques d’un travail de construction d’un public mené par des experts internationaux. Dans un second chapitre, Ouassim Hamzaoui analyse le processus de construction statistique et politique de l’immigration comme flux dans les années 1990. Il démontre la manière avec laquelle le « groupe statistiques » du Haut conseil à l’intégration (HCI) a changé ses méthodes de calcul afin de ne plus dépendre des données administratives qui parvenaient de façon irrégulière. Un premier pas vers une nouvelle construction politique de la question migratoire est alors franchi car le HCI décide de mesurer le nombre d’immigrés ayant obtenu un premier titre de séjour en lieu et place du nombre d’étrangers. Cette nouvelle catégorisation statistique a été reprise par les pouvoirs publics afin d’évaluer la performance de l’action publique en matière de gestion des flux d’immigrés. Ce chapitre permet de comprendre la façon dont une catégorie statistique, de par sa circulation dans les arènes politiques, contribue à construire un public et le cadrage du problème public associé. Ensuite, Anouk Flamant analyse le travail de construction du public « étranger » dans les municipalités, au travers du cas des conseils de résidents étrangers à Nantes et Strasbourg. Elle observe l’évolution de la catégorie « étranger », imputable autant aux pouvoirs publics qu’aux membres de ces conseils. Destinés à l’origine aux étrangers extracommunautaires, ces conseils sont, in fine, ouverts à des personnes françaises ou communautaires en lien avec le secteur associatif et à des enfants d’étrangers dans l’objectif d’en faire des dispositifs au service des politiques municipales d’intégration. Par une analyse empirique détaillée de la construction des publics par les gouvernants et les gouvernés, Anouk Flamant montre en quoi le public étranger représente une « catégorie sociale “molle” » (p. 93).

3La seconde partie de l’ouvrage est centrée sur les représentations du public par les gouvernants. Arnaud Lacheret étudie les usages d’un instrument, le chèque (dit voucher), afin de mettre au jour les différentes conceptions du public qui s’en dégagent. Ces chèques permettent à leurs bénéficiaires d’assister à des événements culturels ou d’acquérir des dispositifs d’économie d’énergie. Bien qu’ils ne soient pas forcément liés à une adhésion du personnel politique à la pensée néolibérale, ils ont pour conséquence d’individualiser les aides sociales et de responsabiliser les bénéficiaires dans leurs démarches. Cela répond à une stratégie politique qui vise à faciliter l’acceptation par les contributeurs des aides sociales proposées. L’auteur démontre l’enrôlement d’un public, rendu possible par la mise en œuvre de cet instrument. À partir du cas de la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1), Jérémy K. Ward étudie dans le chapitre 5 la façon dont les représentations concernant le public façonnent le cadrage des politiques de santé. Il se centre essentiellement sur la construction des publics par le haut, en mettant en avant l’hétérogénéité des représentations du public et les rapports de force qui lui donnent forme. L’influence des experts en communication a pour effet de construire l’image d’un public irrationnel et émotif car celle-ci correspond à leurs propres représentations. Cette construction s’oppose à la vision d’un public en capacité de mesurer les risques telle qu’elle est portée par le personnel politique. Dans le chapitre 6, Samuel Goëta analyse différents dispositifs destinés à faire émerger un public absent des politiques d’open data, qui visent à rendre accessibles les données numériques de l’État. La plus-value de ces politiques numériques repose sur la ré-exploitation de ces données par des usagers du numérique. Samuel Goëta détaille le travail effectué par le personnel de la mission étatique Étalab, chargé de mettre en œuvre l’ouverture des données de l’État. Malgré les efforts de ce personnel, le public se montre peu intéressé par la ré-exploitation des données et le public recherché reste aux abonnés absents. Au chapitre 7, Guillaume Gourgues et Alice Mazeaud analysent la mise en chiffres des politiques de démocratie participative et révèlent que celle-ci devient un enjeu structurant, voire un objectif en soi de ces mêmes politiques, en permettant de démontrer le succès et la légitimité des dispositifs participatifs. Dans le dernier chapitre, Frédéric Lebaron analyse l’adaptation de la stratégie politique et communicationnelle de la Banque centrale européenne (BCE) aux réactions de ceux qui la suivent, afin de s’assurer du succès de ses décisions. À travers la reconstitution de ces trois cercles d’observateurs — à savoir les économistes, les financiers et les champs politiques nationaux —, l’auteur analyse les processus par lesquels la BCE contribue autant à construire son public qu’elle n’agit par rapport à lui et sur lui. Le choix méthodologique de reconstituer ces trois cercles est convaincant, surtout au regard de l’hétérogénéité des discours et de leur portée différenciée car il permet de mettre en lumière les enjeux politiques inhérents au travail de catégorisation politique des publics.

4La conclusion générale revient sur l’intérêt d’étudier le public comme un acteur de l’action publique, en tant que celui-ci entretient des rapports au politique et reste capable de se mobiliser et de résister. Nous rejoignons Guillaume Gourgues et Alice Mazeaud qui pointent l’absence de cas d’études ou de réflexions structurantes sur la mobilisation des publics et leur propre rôle dans le travail de catégorisation. L’ouvrage aurait pu davantage mobiliser la sociologie de la réception de l’action publique et se défaire définitivement d’une dissociation trop systématique dans l’étude des politiques publiques entre les cibles des politiques publiques, notamment étudiées à travers les policy feedback et les acteurs « du haut » (administrations, élus, groupes d’intérêt, etc.). Cela dit, la conclusion générale pose les jalons d’une réflexion sur le rôle actif des publics qui, on l’espère, donnera lieu à de prochains travaux.

5Bien que certains chapitres abordent parfois de loin la notion de public, l’ouvrage ouvre un champ de recherches stimulant. Le travail de théorisation de l’introduction et de la conclusion apparaît complémentaire des différentes études de cas. On ressort convaincu que le concept de « public » offre la possibilité de (ré)encastrer la sociologie de l’action publique dans l’analyse plus générale du pouvoir et de l’ordre politique. En effet, il permet d’analyser plus finement les effets politiques et sociaux engendrés par les politiques publiques. La mise en relation de la construction politique des publics et du gouvernement des conduites nous paraît également représenter un apport majeur susceptible de nourrir des travaux sur le nouveau management public : il s’agit de comprendre les conséquences induites par le pilotage par la performance sur les conduites individuelles et collectives. L’ouvrage propose ainsi des perspectives enthousiasmantes pour dépasser la tendance actuelle à la « nucléarisation » de la sociologie politique en micro-champs de recherche centrés sur les mobilisations, les politiques publiques, les organisations politiques, les administrations, etc. Il s’agit ici de prendre du recul pour saisir en quoi toutes ces dynamiques politiques — par le haut et par le bas — produisent des catégories et un ordre politique à déconstruire.