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Crédits : PUF

1L’ouvrage de Lise Bernard offre une étude très complète d’un groupe socioprofessionnel en forte croissance depuis une trentaine d’années, les agents immobiliers. Issu d’une thèse de doctorat, préfacé par l’un des directeurs de thèse de l’autrice — Olivier Schwartz —, l’ouvrage relève d’une sociologie de la stratification sociale, attentive aux origines sociales et aux dispositions, qui vise à documenter les pratiques, les styles de vie et les représentations typiques d’un milieu socioprofessionnel. Cette plongée passionnante dans le monde social des agents immobiliers repose sur une enquête ethnographique menée en France entre 2005 et 2016, au travers d’une observation participante de quinze mois au sein d’une agence immobilière et d’une cinquantaine d’entretiens avec des agents travaillant dans des quartiers divers, ainsi que de l’exploitation de données statistiques publiques qui ont permis de situer le groupe au sein de l’espace social. En neuf chapitres, l’ambition de l’ouvrage est double : analyser la condition, qualifiée de « précarité en col blanc », de travailleurs indépendants des services en plein essor ; explorer un nouveau segment des classes moyennes, les « cols blancs du commerce ».

3Les quatre chapitres suivants, le cœur de l’ouvrage, sont consacrés aux pratiques professionnelles, où les relations avec les clients mais aussi avec différents intermédiaires et avec les autres agents immobiliers apparaissent centrales. Le chapitre 3 montre qu’à chaque étape du métier — la « course aux mandats », la sélection des acquéreurs et la négociation devant aboutir à la vente, seule réelle source de revenu —, les agents doivent se comporter en « professionnels du marché ». Cela suppose notamment d’étendre son capital social et de le cultiver, tant auprès de classes aisées potentiellement clientes que de métiers modestes comme les gardiens d’immeubles transformés en « indics », et donc de faire preuve d’une grande plasticité dans les interactions. Ce travail du réseau n’exclut pas des aspects cognitifs (estimer un bien, connaître le quartier, etc.) et comporte un « sale boulot » lié au démarchage commercial ou aux ruses pour « serrer » le client. Les relations de travail au sein des agences, dévoilées au chapitre 4, sont marquées par l’ambivalence entre la compétition interne — jusqu’à l’affrontement pour s’arroger un client — et le relâchement, voire la complicité, au sein de cet univers sous pression aux horaires extensifs. Le chapitre 5 poursuit l’étude des ressources interactionnelles dans la relation commerciale, ici la nécessité de faire preuve d’« aplomb » face aux clients, et met en évidence l’importance des dispositions dans la détention de ces compétences que favorise la familiarité avec le monde du commerce. Le chapitre 6 revient sur la dernière étape de ce qu’on pourrait appeler la relation commerciale de service, où il s’agit pour les agents de « gagner la confiance » de clients qu’il faut à tout prix amener à acheter, sans avoir l’air de les contraindre. C’est là que les ressources culturelles comme l’aisance dans le maniement du langage et la familiarité avec les milieux intermédiaires et favorisés, qui constituent ce qui est appelé un « capital culturel non certifié », jouent un rôle déterminant. Or, ces ressources sont souvent héritées d’un fonds culturel familial, par l’appartenance à un milieu aisé. Elles peuvent aussi provenir d’une fréquentation prolongée du système scolaire et — résultat particulièrement stimulant — d’expériences de socialisation hétérogènes, par un milieu familial socialement différencié ou une trajectoire heurtée. Les trois derniers chapitres prolongent l’exploration des coulisses du monde social des agents immobiliers par leurs valeurs et leurs pratiques de consommation. La valorisation de l’« indépendance » s’accompagne de représentations, notamment politiques, qui découlent de leur position sociale et des incertitudes de leur condition professionnelle. Les agents valorisent un rapport « concret » au monde qui explique leur distance aux systèmes politique et scolaire — aux formes reconnues d’expertise, pourrait-on dire. Cependant, les représentations de ces professionnels, en particulier la quête d’estime sociale qui leur est prêtée à travers leur consommation ostentatoire ou leur attachement à la qualité du service, semblent davantage liées à leurs trajectoires sociales qu’à leur position professionnelle, en dépit de l’affirmation de l’autrice qui ne paraît pas complètement démontrée ici.

4L’un des apports majeurs de l’ouvrage est l’identification de ce pan des classes moyennes en plein essor, caractérisé par des statuts relevant de l’indépendance au sens large et donc éloigné du salariat stable, sans patrimoine professionnel, doté d’une autonomie dans le travail, exposé à la forte incertitude d’un marché concurrentiel et orienté par une logique lucrative. L’ouvrage contribue ainsi à dégager les spécificités de ces nouvelles figures d’emploi : la nécessité de la représentation sociale et du travail du réseau, la centralité et la diversité des ressources interactionnelles, jusqu’à l’importance des reconversions et des expériences socialisatrices hétérogènes. La notion de capital culturel non certifié est précieuse pour identifier les dispositions qui favorisent, avec les ressources économiques, ce type de parcours et la place qu’y occupent les qualités relationnelles. Cet éclairage est d’importance pour saisir les transformations de la société française et la progression des valeurs lucratives en son sein. Je plaide d’ailleurs pour un rapprochement du « continent des cols blancs du commerce » d’autres professionnels indépendants des services, notamment du monde managérial (consultants, formateurs, coachs, relations publiques, etc.), qui partagent les caractéristiques énoncées plus haut et participent aussi à la recomposition des catégories du secteur privé. Cela permettrait de relier cette étude aux analyses identifiant un « nouvel esprit du capitalisme » qui valorise l’indépendance et le connexionnisme. Les « compétences » interactionnelles sont en effet devenues centrales dans les modes de conduite des autres au sein des sociétés libérales. On se demande si une perspective de genre aurait pu confirmer ce qui semble ressortir de l’enquête : la moindre réussite des femmes, en raison de leur moindre expérience, toutes choses égales par ailleurs.

5Un autre apport est de montrer l’envers de ces figures d’emploi : la très forte incertitude des revenus et de la position professionnelle, qui s’accompagne d’un turn-over important. Parler de précarité en col blanc a le mérite de souligner que la précarité n’est pas l’apanage des métiers ou des classes populaires. Toutefois, la notion de précarité, qui a une connotation morale, pourrait être davantage définie, au-delà de l’indétermination des revenus et de l’avenir. Ne fait-elle pas écran, rabattant l’ensemble du groupe des agents immobiliers, en particulier de ceux qui s’y maintiennent, sur ce qui semble être un état-limite, ajusté à ceux qui ne font que passer dans l’activité (dont beaucoup semblent issus des classes populaires), même si cet état-limite est menaçant pour tous ? L’incertitude économique, qui inclut l’indétermination de l’avenir, semble davantage caractériser la condition des agents dans leur ensemble. Enfin, les dimensions proprement professionnelles pourraient être davantage explorées. Leur moindre place dans l’ouvrage est-elle liée à la primauté accordée, dans l’analyse, aux dispositions héritées des trajectoires sociales, ou bien est-elle un effet de la concurrence et du turn-over sur la professionnalisation, ce que semble suggérer l’enquête ? Ces caractéristiques nous semblent en effet freiner la socialisation professionnelle des agents immobiliers et la constitution d’une identité professionnelle, ce qui reste toutefois à vérifier. Le caractère déterminant des dispositions interroge de surcroît la possibilité même d’un apprentissage des compétences relationnelles. Les réflexions sur la centralité de la relation avec le client pourraient également approcher les nouvelles conceptions du professionnalisme qui l’accompagnent, en lien avec la « professionnalisation tournée vers le client » qui caractérise la dynamique du groupe des coachs, par exemple. On aimerait aussi pousser le registre de la sociologie économique pour interroger les formes de sécurisation face au risque économique mises en place par les agents : en particulier, la pluriactivité se développe-t-elle comme chez les autres indépendants des services ? Ces remarques n’enlèvent en rien la grande richesse de l’ouvrage et l’invitent à dialoguer encore davantage avec ces différentes dimensions de la sociologie du travail.